Interview de M. Michel Deschamps, secrétaire général de la FSU, à France-Inter le 3 février 1998, sur les projets de réforme du ministère de l'éducation nationale, notamment la remise en cause du système de mutation des enseignants, et sur le syndicalisme des enseignants.

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Circonstance : Grève des enseignants des collèges et des lycées le 3 février 1998

Média : France Inter

Texte intégral

France Inter : Est-ce la méthode, est-ce le projet, est-ce l’homme — C. Allègre — que les syndicats d’enseignants du secondaire contestent ? Les professeurs de collèges et lycées sont en grève aujourd’hui contre les projets de réforme du ministre de l’Education, à commencer par la remise en cause du système de mutation des enseignants. C. Allègre veut en décentraliser le fonctionnement à hauteur de chaque académie afin, dit-il de « mettre l’élève au cœur du projet éducatif ». Mais le mammouth n’aime ni être bousculé ni s’entendre taxé d’archaïsme comme ce fut le cas hier encore sur notre antenne. Vous êtes de la FSU qui regroupe 18 syndicats d’enseignants. Etes-vous contre l’homme et sa méthode ? Etes-vous contre le projet ?

Michel Deschamps (Secrétaire général FSU) : « Je pourrais vous répondre : tout à la fois. Mais ce ne serait pas tout à fait juste. C’est vrai qu’actuellement à l’Education nationale, les relations sociales sont profondément dégradées. C’est vrai que la qualité du dialogue avec le ministre n’est pas ce qu’elle devrait être. »

France Inter : A cause de ce qu’il est, de sa façon de faire ?

Michel Deschamps : « Je crois beaucoup à cause de sa façon de faire, à cause de sa difficulté à engager un vrai dialogue avec les personnels dont il a la responsabilité. Mais en même temps je vous mentirais si je vous disais qu’il n’y a que cela : derrière ces problèmes de relations, réels — on y reviendra sans doute —, il y a les problèmes de fond du système éducatif. Et c’est évidemment cela qui pèse actuellement avant les décisions d’action de mes syndicats. »

France Inter : Mais voyons peut-être l’esprit avant de rentrer dans le détail : considérez-vous qu’aujourd’hui il y a nécessité à réformer le monde de l’enseignement en France ? Cette énorme machine qu’est celle de l’éducation nationale ?

Michel Deschamps : « Sans l’ombre d’une hésitation, oui. On a voulu, nous à la FSU, il y a quelques mois, prendre le pouls de l’opinion — parents d’élèves, jeunes. Le message est doux mais sans ambiguïté : plutôt confiance envers l’école et les profs et en même temps une exigence profonde de transformation du système éducatif. »

France Inter : Mais les professeurs eux-mêmes sont-ils prêts à se remettre en cause et à peut-être réfléchir à la façon dont on doit organiser aujourd’hui différemment le principe de l’enseignement dans notre pays ?

Michel Deschamps : « J’en suis convaincu. Non pas parce que les enseignants seraient une profession en avance, progressiste par nature mais parce que le maintien des méthodes anciennes devant les élèves tels qu’ils sont devenus, en tout cas dans toutes une série de zones, de quartiers difficiles, est impossible. Le conservatisme professionnel passe de moins en moins. Et les jeunes, contrairement à ce qui était ma génération, n’acceptent plus de s’ennuyer à l’école, de ne pas y trouver un intérêt, de ne pas pouvoir y agir et y intervenir. Ils ne supportent plus et cela est très nouveau — mais plus personne dans notre pays ne le supporte —, l’échec scolaire. Actuellement, il y a une exigence de réussite. Tout cela oblige bon an mal an la profession à profondément évoluer. »

France Inter : Alors c’est une profession qui est très syndiqué aujourd’hui : 30 % de syndiqués dans le monde de l’enseignement alors que je rappelle que dans le privé c’est sans commune mesure — de l’ordre de 6 à 10 %. C’est archaïsme que vous reproche le ministre tient-il au fait que les syndicats sont en position de protéger le système, d’être sur leur pré carré et au fond d’entretenir la machine dans leurs perspectives personnelles ?

Michel Deschamps : « Nous sommes un pays extraordinaire : lorsque les syndicats sont faibles, tout le monde pleure et déplore cette faiblesse. Lorsque dans un secteur donné, le syndicalisme tient encore — 30 % —, tout le monde dit : oui, cogestion, que se passe-t-il ? Le ministre ne peut pas commander. Non, je crois que dans un pays moderne, il faut faire en sorte que les syndicats soient forts, puissent exprimer les revendications. Bien entendu, moi, je ne réclame pas que le système éducatif, la réforme dont nous parlions soit pilotée par les enseignants. Ce sont les acteurs centraux, ils ont un rôle éminent, mais moi je milite pour que les élèves et les jeunes puissent intervenir. Vous savez que C. Allègre a quelques problèmes avec ses organisations enseignantes, je ne suis pas sûr que le dialogue soit meilleur avec les organisations de parents, et avec les organisations de jeunes. »

France Inter : Mais vous considérez que la consultation dans les lycées, cette espèce de discours engagé avec les élèves, est une bonne idée ?

Michel Deschamps : « Sur la nécessité du débat : incontestablement oui. Nous, on n’aurait pas isolé le lycée. Je crois qu’il y a un vrai problème actuellement de savoir : que convient-il d’enseigner aux jeunes ? Et je crois que la réflexion ne peut pas isoler le lycée. Il faudrait qu’elle soit transversale dès l’école primaire au moins. Mais puisque le ministre a choisi le lycée, nous nous investissons dans la consultation. On a fait des remarques de forme : on pense que cela aurait pu être lancé de façon plus efficace mais sur le débat, je peux vous assurer que nous serons présents et qu’on essayera de faire valoir nos idées. »

France Inter : Et que vous tiendrez compte aussi de ce que les élèves vont dire, de ce qu’ils souhaitent peut-être voir se développer au sein du monde de l’enseignement ?

Michel Deschamps : « Bien entendu. »

France Inter : Sur le sujet important qu’est celui de la décentralisation, c’est-à-dire du système de mutation des enseignants, qu’est-ce que vous répondez à C. Allègre ? Parce qu’après tout, là, sur le papier on peut se dire : c’est plutôt une bonne idée de mettre l’élève au cœur du système et de faire en sorte que les enseignants aillent là où l’on a besoin de leurs compétences ?

Michel Deschamps : « D’une part je suis secrétaire général de 18 syndicats — vous l’avez rappelé. Dimanche dernier c’était le premier degré qui défilait. Aujourd’hui, c’est le second degré — dans les IUT, vous avez vu aussi. L’ampleur du malaise et des revendications et des choses à changer traverse tout le système éducatif. Mais sur la déconcentration : d’une part la quasi totalité des actions qui concerne la carrière des enseignants est déjà déconcentrée. Le ministre veut casser le mouvement national. Nous craignons cette décision. Nous pensons qu’à la fois il faut que les écoles — les lycées et les collèges — soient plutôt plus près des réalités locales. Il faut qu’ils soient beaucoup plus ancrés dans les réalités, y compris économiques, du travail, tel qu’on le vit sur le terrain. »

France Inter : Chaque région a un peu sa spécificité aussi en termes d’emplois et de culture.

Michel Deschamps : « Chaque région a sa spécificité mais je ne veux pas 22 éducations nationales, je ne veux pas que notre éducation qui est nationale, demain, selon l’exemple d’autres pays — mais à mon avis c’est un système qui n’est pas adapté à la France —, ait une éducation régionalisée. Je veux que l’école, complètement intégrée dans le milieu local, garde les garanties d’une cohérence nationale de l’éducation. Je ne veux pas que les pouvoirs locaux interviennent dans la nomination des chefs d’établissement. »

France Inter : Quel danger y voyez-vous en particulier ?

Michel Deschamps : « Je crois qu’on a vu cela fonctionner — mois vous savez j’appartiens à un milieu, l’enseignement agricole, où le poids du milieu local est très fort sur l’enseignement… Je crois qu’il y a la nécessité d’une éthique, d’une indépendance, d’une logique nationale. Je veux que l’on essaye d’atteindre une égalité réelle sur l’ensemble du territoire pour les enfants. Nous n’en sommes pas encore là. Il me semble que la décision de C. Allègre accentuerait des dérives de localisations. Déjà il y a des établissements “chics“ parce qu’ils ont la chance d’être dans des zones porteuses et puis des établissements en difficulté. N’accentuons pas cela ! Pas de pilotage de l’école par le local, mais par contre une meilleure réponse de l’école à ce qui remonte. »

France Inter : Vous proposez une voie intermédiaire entre tenir compte de la réalité locale mais faire en sorte en tout cas que les décisions se prennent au plan national pour éviter une sorte de favoritisme régional ? Peut-être des complaisances locales ?

Michel Deschamps : « Et puis une grande inégalité selon les territoires et donc entre les enfants. Je crois que cela n’irait pas dans le bon sens. Je crois qu’on aurait négocié intelligemment cet aspect avec C. Allègre, on aurait réussi à trouver et des évolutions du système et des butoirs et des garanties. »

France Inter : La machine est en train de bloquer ou pas ?

Michel Deschamps : « Honnêtement, depuis six mois, à l’Education nationale, les choses n’ont cessé de se compliquer. Et moi, qui n’explique pas tout par les relations et par l’homme et par la forme, je m’inquiète quand même de cette dégradation. »

France Inter : Il ne s’agit pas de passer un message personnel, mais quand hier il vous taxait tous d’archaïques, vous lui répondez quoi ce matin ?

Michel Deschamps : « Je crois qu’il n’y a pas de place — je ne remets pas en cause évidemment la présence du ministre — dans une stratégie qui tend à opposer les acteurs entre eux — les enseignants, les parents d’élèves, les jeunes, les enseignants modernistes, les enseignants archaïques. Je crois que la responsabilité de C. Allègre est de faire progresser l’ensemble de la machine. C’est de faire en sorte que les transformations de l’école que les familles attendent — et dont les jeunes ont besoin — se fassent. Nous perdons depuis six mois beaucoup de temps dans les petites phrases, dans les petites paroles, dans les grandes querelles, dans des agitations qui ne font pas progresser la qualité de l’enseignement. »