Texte intégral
Le Nouvel observateur - 12 septembre 1996
Le Nouvel observateur : Y a-t-il une autre politique économique possible ? La question est récurrente. Est-ce opportun de la poser ?
Michel Rocard : Tout à fait. Mais dans la formulation de la question, on s’aperçoit qu’un mot a disparu : le mot social. Je soupçonne tous les maladroits ou tous les dangereux qui parlent un peu trop vite de pensée unique de succomber eux-mêmes à la tare majeure des temps contemporains : oublier le social pour ne penser qu’à l’économique et dans l’économique au monétaire. On demande trop au monétaire. On a oublié que le champ social peut faire l’objet de réformes dont le bon résultat peut avoir des significations macro-économiques. Ainsi, je continue de penser que la réduction de la durée du travail peut aider puissamment et plus qu’aucune autre politique macro-économique à résorber le chômage.
Le Nouvel observateur : N’avez-vous pas le sentiment de prêcher depuis un an dans le désert ?
Michel Rocard : Non. Les experts commencent à évoluer. La difficulté résulte du fait que par deux fois – en 1936 et en 1982 – la loi fut maladroite. On sait maintenant que la réduction massive du temps de travail ne peut être envisagée qu’au niveau des unités de production, en cherchant à compenser la perte des salaires, en tout cas ceux inférieurs à trois fois le Smic.
Le Nouvel observateur : Est-ce la seule marge de manœuvre ?
Michel Rocard : Je dis que la seule piste sérieuse est de réinventer une politique sociale pour laquelle il n’y a même plus d’imagination. Par pauvreté intellectuelle, on en est ramené à toutes ces crispations fantasmatiques sur la monnaie. Nos taux d’intérêt restent anormalement élevés. Les taux salubres à long terme, ce sont les taux zéro. On en est loin. Mais on n’y peut à peu près rien. Trop d’insécurité monétaire ! La création de l’euro stabiliserait beaucoup les choses. On enlèverait 15 % de la masse monétaire qui sert à des spéculations inutiles, voire parfois louches entre monnaies européennes et on obtiendrait à peu près sûrement un point supplémentaire de croissance, avec une chance de voir en plus baisser un peu les taux.
Le Nouvel observateur : Réclamer aujourd’hui une autre politique n’est-ce pas une façon détournée de remettre en cause la monnaie unique ?
Michel Rocard : Tout le monde est hypocrite. Je soupçonne en effet les politiques qui ouvrent ce débat de tirer par la bande contre l’édification européenne sans dire le comment et le pourquoi. Quant aux experts, beaucoup ne savent pas ou ne veulent pas comprendre que le pari européen n’est pas seulement économique ou monétaire. Il est d’abord géopolitique. Il y va de l’équilibre de la planète. Si ce pari européen à l’œuvre depuis quarante-cinq ans n’est pas tenu, où allons-nous ? Ou bien le réveil européen se produit ou bien l’Europe deviendra une colonie asiatique et américaine.
Le Nouvel observateur : N’y a-t-il pas urgence d’un sursaut politique ?
Michel Rocard : Il vaudrait mieux, mais inutile de rêver. Ce n’est pas possible aujourd’hui. L’Europe va doublement mal. Au niveau de ses institutions et dans les opinions publiques. Si l’euro se fait, nous aurons une souveraineté monétaire partagée mais infiniment plus palpable. Le symbole sera tellement fort que le redémarrage politique viendra après. Inévitablement, se constituera un gouvernement commun pour piloter la Banque centrale. Quand on aura une monnaie commune, on arrivera immédiatement à une diplomatie commune.
Le Nouvel observateur : La situation du couple franco-allemand vous inquiète-t-elle ?
Michel Rocard : Pas trop. Nous, Français, nous agitons dans ce débat une quantité d’arguments de fierté nationale, dont nous avons pléthore. Ne sachant pas comment assumer son passé, l’Allemagne, elle, n’a que le mark pour affirmer son identité. Et, il s’est trouvé un chancelier pour le mettre au pot commun européen. Formidable ! La Bundesbank comprend qu’elle va perdre sa puissance et se livre à une espèce de sabotage. À l’évidence, la surévaluation du mark nous coûte trop cher. Mais il n’y a pas de contrepartie : si on décroche, on casse l’Europe. Tous ceux qui ont des cocoricos pleins la bouche, qui veulent reprendre notre indépendance tiennent des raisonnements de faibles qu’on finit toujours par payer très cher. Le couple franc-mark reste le point d’ancrage nécessaire du passage à l’euro. Mais il faut agir d’urgence pour que l’euro soit moins surévalué par rapport au dollar.
Le Nouvel observateur : Jacques Chirac vous semble-t-il avoir une conscience claire de cet impératif ?
Michel Rocard : J’ai toutes raisons de penser qu’il l’a compris. Le président de la République sait aussi qu’il n’y a pas place pour un homme d’État français qui décrocherait de ce pari européen.
L’Express - 12 septembre 1996
Chômage : et si la crise faisait avancer les idées ?
M. Valéry Giscard d’Estaing est un conservateur. Mais, au moins, il réfléchit et travaille. L’article qu’il a publié il y a quinze jours dans ces colonnes est important, car il peut aider à éclairer le débat. Je garde avec lui un désaccord significatif, que je veux dire ici. Mais il est clair, à le lire, que ce désaccord porte beaucoup plus sur l’ampleur des mesures à mettre en œuvre que sur leur orientation.
Car M. Giscard d’Estaing vient d’ajouter à ses réflexions et propositions de 1994 cette phrase essentielle : « On peut démontrer que le retour au plein emploi s’autofinancerait pour l’essentiel par la montée des cotisations sociales et la réduction de l’aide publique aux chômeurs. » Ce point est absolument capital, et je m’acharne à le souligner depuis fort longtemps. Si cette position devenait commune à beaucoup de responsables politiques, membres du gouvernement compris, on pourrait faire plus de chemin qu’on n’en fait. En tout cas, le ralliement de M. Giscard d’Estaing à cette vue devrait normalement être convaincant pour d’autres.
Reste le fond du problème : la cause principale, l’ampleur du phénomène et les mesures à prendre.
Si je conviens volontiers, pour le dire aussi depuis bien des mois, que « le traitement administratif du chômage n’[a] aucune chance de réussir », je ne peux partager ce diagnostic que le chômage serait le « résultat d’une situation de marché ». C’est largement vrai dans la mesure où le recours à une automatisation croissante est appelé par le marché, mais c’est radicalement insuffisant pour rendre compte de la situation que nous vivons.
Le fait majeur est la succession de révolutions technologiques : la production fournie par personne occupée ou par heure travaillée – à cette échelle, les résultats sont peu différents – a été multipliée par un peu moins de 2, de 1900 à 1940, et par plus de 7, de 1950 à 1990. Ce mouvement est torrentiel. Ses conséquences sur l’emploi ont occulté jusque vers 1970, à cause de la rapidité des reconstructions et de l’ampleur du rattrapage à effectuer par rapport au niveau de vie américain, puis grâce au maintien d’une croissance très rapide (les Trente Glorieuses), largement due à l’inflation et au très bas coût du pétrole : 2 dollars le baril, pour environ 18 aujourd’hui. Tout cela est terminé, et, désordre monétaire international aidant, nous sommes voués à des croissances beaucoup plus lentes.
C’est en effet vers 1972 que commence à se développer le chômage de masse. Un autre mouvement conforte l’explication : la durée du travail était partout voisine de 48 heures par semaine entre 1945 et 1948. Elle diminue jusque vers 40 heures, ou un peu au-dessous, au début des années 70. Et puis elle se stabilise. Le chômage de masse commence quand la durée du travail cesse de baisser.
Keynes, en 1930, voyait juste : « Avant la fin du siècle, trois heures par jour ou quinze heures par semaine suffiront à l’humanité pour subvenir à ses besoins ! »
Je ne peux, en outre, admettre en aucun cas la limitation dans laquelle M. Giscard d’Estaing enserre à la fois son diagnostic et la mesure qu’il propose en définissant la « zone d’exclusion d’emplois » comme comprise entre 6 406,79 francs par mois, le Smic aujourd’hui, et 9 101 francs, soit le même Smic plus les charges obligatoires. Cela ne concerne qu’un peu plus de la moitié des chômeurs ; c’est oublier le drame de ceux, innombrables, qui furent qualifiés ou cadres, c’est aussi oublier que, au-delà de nos 3,5 millions de chômeurs, il y a 5 millions de salariés qui sont intermittents, temporaires, à durée déterminée, sous contrats aidés à durée brève, titulaires de petits boulots – en nombre croissant. De plus, et surtout, le seul abaissement des charges pour améliorer uniquement la situation de ces chômeurs potentiels là pèserait d’un poids beaucoup trop faible sur l’arbitrage capital-travail que font les chefs d’entreprise.
Il n’y a pas de retour possible au plein emploi sur la base de 39 heures par semaine. Il faut faire diminuer massivement cette durée, en préservant petits et moyens salaires pour que la réduction du temps de travail soit demandée et pour ne pas ralentir la consommation. Il faut le faire en abaissant les charges, bien sûr, en affectant le résultat de cette baisse à la préservation des salaires nets, mais en augmentant lesdites charges au-dessus de 32 heures pour dissuader de pratiquer des horaires élevés et pour ne pas aggraver les déficits sociaux.
Allons, monsieur Giscard d’Estaing, encore un effort !