Texte intégral
Conférence de presse - Washington, le 17 avril 1998
Je vais dire quelques mots en introduction. C’était ma première participation à un comité de développement puisque l’an dernier je n’avais pu rejoindre Hong-Kong à temps pour le comité de développement. J’arrivais de la conférence du Pacifique Sud. Les relations n’étaient pas évidentes entre les îles Cook et Hong-Kong.
Comme il fallait s’y attendre, c’est la crise asiatique qui a dominé les débats de ce matin comme elle avait dominé les débats hier du comité intérimaire. Les ministres qui se sont exprimés et ils se sont presque tous exprimés ont évidemment insisté sur quelques points plus importants. Notamment, la question des capacités d’analyse et de prévision aussi bien du FMI que de la banque a été posée et moi-même dans mon intervention, j’ai rappelé que si on pouvait comprendre que la banque soit surprise en Corée, il est plus anormal qu’elle soit surprise en Indonésie car ce pays était son premier client et depuis longtemps.
La question de la relation entre banque et FMI a été aussi évoquée et tout le monde, bien que soulignant les efforts accomplis par les dirigeants de ces deux institutions a souhaité qu’on trouve une meilleure relation entre les deux institutions, et éviter les tensions qui se sont manifestées il y a quelques semaines encore entre les deux.
Mon troisième point souligné par beaucoup, c’est celui du besoin de surveillance des mouvements de capitaux. Dominique Strauss-Kahn y a fait allusion hier soir lors de son point de presse tout en évoquant le besoin de préserver la liberté de circulation des capitaux. Il a été rappelé qu’il est nécessaire de les connaître pour prévenir les mouvements hiératiques, en particulier en ce qui concerne les capitaux à court terme.
La relation parfois trop étroite entre le pouvoir politique et l’investissement privé a été évoquée pour rappeler qu’elle a été aussi une des causes de la crise monétaire et financière dans certains pays asiatique pour la bonne raison que les investissements privés sont liés au pouvoir politique et ne sont pas forcément choisis en fonction de leur rentabilité ou efficacité.
Je voulais pour ma part, et nous avons été quelques-uns à insister et rappeler que si la mission de la banque est bien le développement, celui-ci doit s’enraciner dans le corps social. C’est dire l’importance de l’autre mission de la banque, la lutte contre la pauvreté. C’est dire le soin avec lequel nous attendons que la banque suive les programmes en matière de santé, la mise en place des fonds sociaux et on pourrait aussi évoquer les fonds de retraite.
Le FMI impose souvent dans les pays où il intervient des réductions d’effectifs des fonctionnaires, par exemple, ou des privatisations qui vont se traduire par des licenciements ; il faut bien, et c’est le rôle de la banque, mettre en place des systèmes sociaux évitant que ces contraintes émises par le fonds ne se traduisent par des tensions sociales qui viendront d’autant plus facilement à bout de ces démocraties qu’elles sont souvent très jeunes.
Enfin et pour limiter mon propos à cette introduction, j’ai voulu insister sur le besoin à la fois de reconstituer les moyens financiers et budgétaires de la banque, mais aussi les nécessités d’assurer notamment les pays africains qu’ils auront leur part dans l’utilisation de ces moyens. Nous avons même plaidé pour qu’un ratio soit défini et préserve les ressources consacrées aux pays africains. Voilà les points les plus marquants évoqués lors du comité ce matin.
J’ai pu avoir un certain nombre de contacts avec les dirigeants de la banque comme du FMI ainsi qu’avec les dirigeant américains, ce qui m’a donné l’occasion d’évoquer à la fois la réforme du système de coopération français, mais aussi de parler de la relation franco-américaine. C’était d’autant plus évident au lendemain du voyage de Monsieur Clinton en Afrique subsaharienne.
Question : Vous avez parlé d’une norme d’allocation des ressources en Afrique subsaharienne. La banque avait comme maxime de faire la moitié des programmes : 50 % pour l’Afrique et puis le reste du monde. Est-ce que cette norme d’allocation se fera en fonction de certains critères, par exemple, le PNB ou le niveau de misère, ou de certains critères sociaux ?
Charles Josselin : Nous n’avons pas été jusqu’à préciser le mode de calcul de l’allocation en question. Nous aimerions que ce soit environ 50 %, soit plus que le pourcentage consacré à l’Afrique qui est de 36 % aujourd’hui. Nous sommes loin du compte. Cela nous paraît d’autant plus justifié que c’est en Afrique que se trouve le plus grand nombre de pays en développement. Mais il est évident qu’il faudra bien marier les différents critères que vous évoquiez à la fois population et richesse du pays.
Question : Monsieur le ministre, est-ce qu’on a pu apprécier réellement l’impact que peut avoir la crise asiatique sur le développement des pays africains ?
Charles Josselin : Les études qui ont été conduites font apparaître de manière générale que l’Afrique n’est pas en compétition commerciale avec l’Asie. On peut donc alors estimer que l’impact sur l’économie africaine devrait être limité. Il est estimé à un demi-point de croissance. Mais il est évident que derrière cet élément statistique rassurant, il y a des situations particulières. On songe au textile et à la forêt en particulier. Vous n’êtes pas sans savoir que le marché asiatique est de très loin le premier client des forestiers africains et la crise du pouvoir d’achat qui va nécessairement se manifester en Asie va retentir sur l’exploitation forestière africaine.
Question : On a toujours cité l’Asie comme modèle de développement ? Où en est-on, faut-il revoir ce modèle ?
Charles Josselin : Ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu au moins une perversion de ce modèle-là, c’est la spéculation financière. L’objectif n’étant plus le développement, mais la seule spéculation. Pour l’instant, l’Afrique n’offre pas les mêmes attraits à la spéculation financière que l’Asie d’hier. En revanche, il y a de vraies perspectives de développement industriel et nous espérons que le capital privé s’orientera vers l’Afrique avec une intention de développement et pas comme hier en Asie avec une intention de spéculation.
Question : Êtes-vous d’accord avec le président Clinton pour dire qu’il y a une renaissance africaine ?
Charles Josselin : Si c’est son souhait, c’est aussi le mien. Mais je crois que d’ores-et-déjà, on peut considérer, sur la dernière période, la situation, tant sur le point de vue économique que du point de vue de la démocratie, s’est sensiblement améliorée dans un nombre important de pays africains. Malheureusement, ce paysage est pollué par des situations de crise dans quelques-uns de ces pays. Un des mérites du voyage du président Clinton aura été de braquer les projecteurs sur l’Afrique en offrant un certain nombre d’images positives. Il est clair que si on veut que l’investissement privé s’intéresse à l’Afrique et que l’économie africaine s’intègre à l’économie mondiale, il faut donner de l’Afrique une image réelle et pas l’image déformée que, hélas, les camps de réfugiés et les massacres qui continuent de se perpétrer, offrent. Je pense en effet que l’expression « renaissance africaine » peut aujourd’hui caractériser la situation dans de nombreux pays africains et je pense à l’Afrique de l’Ouest en particulier qui est peut-être celle avec qui la France entretient depuis plus longtemps une liaison suivie.
Question : Pouvez-vous nous parler de la position de la France vis-à-vis de l’initiative sur la dette des pays les plus pauvres ?
Charles Josselin : Sur l’annulation de la dette, la France y est favorable. Les conférences de Dakar en 90 et 94 ont été des étapes essentielles dans le désendettement des pays africains. Il faut rappeler que, pour sa part, la France, en ces deux occasions, a accepté d’annuler ses propres créances à hauteur de 30 milliards de francs à Dakar 1 et 27 milliards à Dakar 2. Si vous faites le compte, on n’est pas loin de 10 milliards, ce qui est considérable. S’agissant de l’initiative sur les pays lourdement endettés, sur les huit pays éligibles, quatre sont de la zone franc : le Mali, le Burkina, la Côte d’Ivoire et la Guinée Bissau qui vient de rejoindre la zone franc. La France intervient là en tant qu’acteur du multilatéral. Cette démarche est tout à fait essentielle si on veut aider les pays à se développer.
Question : À propos de la coopération entre la France et la Banque mondiale ?
Charles Josselin : Votre question m’amène à évoquer le point d’équilibre entre le bilatéral et le multilatéral. Dans la réforme de la coopération française, nous voudrions que la France s’implique davantage dans le multilatéral pour peser plus sur les orientations de ces grandes institutions dont on voit bien aujourd’hui le rôle considérable qui est le leur. La crise asiatique le révèle, mais on peut penser que ce sera le cas demain, même sans crise.
Dans le même temps, la France est évidemment un des pays les plus impliqués dans une relation bilatérale avec les pays en développement. On peut considérer que, s’agissant du renforcement des capacités, nous sommes déjà et depuis longtemps, très impliqués. Quand je dis renforcement des capacités, je pense, par exemple, à l’appui institutionnel que nous accordons aux pays en développement dans le domaine régalien qu’il s’agisse de la police ou de la justice, grâce auquel la France crée les conditions préalables au développement et en particulier pour sécuriser l’investissement privé.
En complément, sur la collaboration éventuelle entre les États-Unis et la France en Afrique, la question est ouverte. Nous y sommes prêts. Je disais à mes interlocuteurs américains qu’il y a deux manières d’approcher une plus grande implication des États-Unis en Afrique. Il y a une approche négative qui consiste à dire qu’il ne faudrait pas que ce soient les entreprises américaines qui profitent de l’aide publique française en Afrique. Nous avons tous les chiffres présents à l’esprit : en Afrique subsaharienne, les États-Unis apportent une aide publique de 800 millions, la France, avec cinq fois moins de population, 3 milliards. Cette « triangulation » là pourrait apparaître comme étant négative du point de vue français. Mais on peut aussi considérer, et c’est l’approche qui est la mienne, qu’un investissement américain en Afrique, en contribuant à l’enrichissement de l’Afrique, peut aussi contribuer à l’amélioration de la situation des entreprises françaises en Afrique. C’est sur cette logique-là que nous aimerions engager le dialogue avec les États-Unis.
La même coopération est nécessaire pour tout ce qui tourne autour de la construction du droit des affaires en Afrique. La France soutient avec vigueur l’organisation pour l’harmonisation du droit des affaires. Tant qu’il n’y aura pas de droit des affaires, l’alternative pour un investisseur sera d’accompagner la corruption. Lutter contre la corruption, c’est développer le droit. Voilà encore un terrain de collaboration qui nous paraît important.
Question : Dans vos entretiens, vos collègues africains vous ont-ils fait part de certaines de leurs préoccupations au niveau du FMI ou de la Banque mondiale ?
Charles Josselin : Les préoccupations des Africains sont de ne pas pouvoir respecter les conditions que le fonds, en particulier, met à ses interventions. La difficulté est là. Pour autant, j’observe pour m’en féliciter que la banque en particulier entend donner plus d’importance à la dimension sociale et à la lutte contre la pauvreté. Nous y adhérons complètement. Sur la filière coton, par exemple, qui est importante pour l’économie africaine, notamment de la zone franc car sa part dans le marché mondial est passée de 5 % en 1985 à 16 % aujourd’hui, nous sommes soucieux d’un possible démantèlement de cette filière par une privatisation qui irait trop vite et qui serait trop désordonnée. Il fallait en discuter avec la banque, c’est en cours. De ce point de vue, la banque semble mieux prendre en compte ces préoccupations d’équilibre sociaux.
Les États africains sont soucieux de préserver les flux financiers à partir des institutions de Bretton Woods. D’où l’inquiétude qui a été la leur quand ils ont vu l’importance des capitaux mobilisés pour lutter contre la crise des pays asiatiques.
Question : N’y a-t-il pas une confusion dans l’esprit de certaines personnes entre les fonds de l’AID et les capitaux de la banque ?
Charles Josselin : Il y a des conséquences sur les revenus de la banque. J’observe que depuis 10 ans, le flux net est négatif entre ce que le groupe banque aura apporté et ce qui aura été remboursé par l’Afrique. Aussi, les flux privés ne s’orientent pas forcément vers les créneaux qui nous paraissent essentiels au développement comme l’éducation ou la santé.
Question : La spéculation n’est-elle pas l’âme du commerce ?
Charles Josselin : À partir du moment où le souci du capital n’est plus le développement, mais la rentabilité du capital, il y a quelque chose qui va moins bien. Sur le terrain, les besoins en matière d’éducation et de santé, par exemple, restent considérables. Je ne vois pas d’autres solutions pour alphabétiser que l’investissement public.
Question : L’euro et la zone franc ?
Charles Josselin : Durant la réunion de la zone franc à Libreville, la semaine dernière, nous avons dans un communiqué commun, rappelé que le passage à l’euro doit représenter une chance pour les Africains, et non pas un danger. Mais je crois qu’il faudra encore quelques mois pour que les Africains et les opérateurs économiques en Afrique en soient convaincus. Le souvenir de la dévaluation précédente ne nous aide pas à convaincre nos interlocuteurs.
Il nous faut donc expliquer que :
– juridiquement, le traité de Maastricht permet de préserver la relation singulière qu’il y a entre le franc et le franc CFA ;
– il s’agit d’une convention budgétaire et non pas monétaire, c’est un compte du trésor et non pas de la banque de France qui enregistre cette relation ;
– sur le plan économique, les taux de croissance observés dans les pays de la zone franc, mais aussi le redressement de leurs finances publiques, la maîtrise de l’inflation nous font penser que le taux de parité d’aujourd’hui est le bon et qu’il n’y a pas de raisons économiques ou financières de remettre en compte cette parité.
Nous espérons qu’à force de marteler ces évidences, elles finiront par convaincre, pas tellement les ministres des finances africains qui sont convaincus que le passage à l’euro se fera sans secousse, mais les opinions publiques qui sont encore à convaincre. Lors de la prochaine réunion des ministres de la zone franc réunis à l’automne, nous arriverons à faire progresser la certitude que le passage à l’euro est une bonne chose pour l’Afrique.
Question : Sur la dévaluation du franc CFA de 1994 ?
Charles Josselin : Je ne veux pas remettre en cause le bien-fondé de la dévaluation de 1994. J’observe que la plupart des pays africains ont su rebondir grâce à cette dévaluation qui s’était accompagnée de quelques mesures importantes, dont une augmentation très sensible de l’aide publique. La situation d’alors est différente de celle d’aujourd’hui, en particulier la situation économique et financière de la plupart des pays de la zone franc est aujourd’hui nettement meilleure que ce qu’elle était à l’époque. Les responsables sont convaincus que les choses se passeront bien, j’espère aussi que les opérateurs privés le seront. Il ne faudrait pas que le comportement de certains opérateurs vienne accréditer l’idée que l’on va vers une dévaluation.
Question : Sur la reconstitution de l’AID 12, des craintes de non-paiement des États-Unis ?
Charles Josselin : Je sais qu’aux États-Unis, entre le souhait de la Maison Blanche et la réalité du Congrès, il y a parfois des nuances. J’espère que Monsieur Clinton arrivera à convaincre le Congrès à le suivre sur ce terrain, sinon cela risque de décrédibiliser les annonces fortes qui ont été faites récemment vers les pays en développement et notamment lors du voyage de Monsieur Clinton en Afrique.
Question : La structure de votre ministère est-elle adéquate pour répondre à l’enjeu du développement africain ?
Charles Josselin : La réforme du dispositif français de coopération a pour ambition de donner plus d’unité à la politique extérieure de la France et éviter qu’il n’y ait une politique bonne pour l’Afrique et une bonne pour le reste du monde. Nous entendons, au travers de cette réforme, désenclaver l’Afrique aussi sur le plan diplomatique et donner plus de lisibilité à notre politique extérieure en matière d’aide au développement notamment.
La réorganisation conduit à créer deux pôles :
– un pôle diplomatique : le ministère des affaires étrangères avec un ministre délégué à la coopération ;
– le pôle économique avec le CFD devenant Agence française de développement et restant sous la tutelle du ministère de l’économie et des finances en matière de gestion.
À l’Agence de gérer les orientations qu’on lui donne, qu’elles soient géographiques ou sectorielles.
Entretien avec « RFI » Washington, le 17 avril 1998
RFI : L’Afrique a besoin, à la fois, du commerce et de l’aide au développement. C’est la position française exprimée à Washington en préparation du prochain sommet des pays les plus riches, une position sensiblement opposée à celle des États-Unis, mais le ministre français délégué à la coopération souhaite un plus grand partenariat franco-américain.
Charles Josselin : Je pense, en effet, que la France et les États-Unis ont besoin de se concerter et d’imaginer des actions communes au bénéfice de l’Afrique. L’ampleur des besoins est telle qu’il faut tous les concours. La France, qui est de très loin le premier donateur en Afrique subsaharienne, apprécierait beaucoup que les États-Unis soient à ses côtés pour conduire des actions contre la pauvreté ou pour le rétablissement de l’état de droit.
RFI : Une action commune, cela suppose une approche au moins partiellement commune de la vision des relations avec l’Afrique. Sentez-vous que, dans ce domaines-là, il y a une évolution du côté américain ?
Charles Josselin : Je crois que ce voyage du président Clinton, – et je pense en particulier aux entretiens qu’il a eus avec le président Mandela – l’auront convaincu qu’il n’est pas question d’opposer commerce international ou investissements privés à l’aide publique au développement. Les deux doivent se conjuguer. J’attends, du sommet de Birmingham – et déjà peut-être, de la visite de Monsieur Jospin à Washington au mois de juin –, que des actions plus concrètes soient définies pour le mieux-être des Africains.
RFI : Voulez-vous dire que, à chaque rencontre franco-américaine, le dossier africain sera forcément sur la table ?
Charles Josselin : La France, en tout cas, le souhaiterait. C’est une manière sans doute d’inscrire dans la durée l’intérêt manifesté des États-Unis pour l’Afrique.
RFI : Pour terminer, sur la République démocratique du Congo, quelle est l’évolution que vous avez sentie de la part de vos interlocuteurs américains sur la politique de Monsieur Kabila ?
Charles Josselin : Les difficultés que rencontrent les Américains, pas seulement les Américains puisqu’il s’agit des Nations unies, dans la conduite de l’enquête sur les massacres dans l’Est du Zaïre, viennent d’amener Monsieur Kofi Annan à interrompre cette mission d’enquête. J’observe, dans le même temps, que le pluralisme politique, demandé d’ailleurs par les États-Unis, n’arrive toujours pas à se mettre en place. J’en conclus que, en effet, la relation entre les États-Unis et Monsieur Kabila est probablement un peu plus difficile aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.