Texte intégral
Politiquement, tout, ou presque, m'opposait à Michel Debré. Sur l'Europe et sur l'Algérie, sur Mai 68 et sur la décentralisation, mes positions étaient très différentes des siennes.
Malgré ces divergences, j'ai toujours éprouvé le plus grand respect pour Michel Debré, et j'ai toujours considéré comme l'un des plus grands hommes d'État que la France ait connus dans la seconde moitié de ce siècle qui s'achève.
Michel Debré nous a enseigné la grandeur de l'État.
Le mot et la notion d'État avaient été dévalorisés par la faiblesse et la faiblesse et la lâcheté, les compromissions et les trahisons de « l'État français » de Vichy.
La IVe République ne parvint pas à restaurer l'État dans sa dignité et dans sa puissance, la qualité de quelques hommes ne compensant pas les effets néfastes de l'instabilité chronique du pouvoir. Et si le vigoureux talent polémique de Michel Debré l'amena parfois à quelques excès dans la dénonciation de ce qu'il appelait, avec mépris, le « système », nous sommes un certain à avoir compris, en lisant. La Mort de l'État républicain, ce que devait être un État et à avoir puisé, dans ces pages enfiévrées, la vocation de servir l'État, dans la fonction publique ou dans l'engagement politique.
Servir l'État… Il ne pouvait y avoir, à nos yeux, de tâche plus noble. Michel Debré nous l'avait fait comprendre : servir l'État, c'est choisir le camp de l'intérêt général contre celui des féodalités et des intérêts particuliers.
Ce culte, pour ne pas dire cette idolâtrie, de l'intérêt général a longtemps contribué à donner, à l'ensemble du corps administratif et, aussi, à une bonne partie de la classe politique de notre pays, une tenue morale, une éthique rigoureuse, dont la France pouvait être légitimement fière.
Quand les vents de l'ultralibéralisme soufflèrent fort sur notre pays, faisant perdre la tête à quelques beaux esprits, les militants de l'État « défenseur de l'intérêt général et garant de la solidarité nationale » souffrirent de voir l'État dénoncé comme responsable de tous nos maux, s'indignèrent de voir se déchaîner la volonté d'affaiblir, d'humilier, de marginaliser l'État.
Raison et passion
L'ultralibéralisme a perdu, aujourd'hui, quelque peu de sa suffisance et de son arrogance. Les dégâts causés, aux États-Unis notamment, par les politiques qui s'en inspiraient ont incité à plus de modestie et de prudence beaucoup des pourfendeurs de l'État.
Pour lutter contre les phénomènes d'exclusion, pour rétablir la cohésion sociale, pour aménager plus rationnellement le territoire, pour imposer la solidarité et l'équité entre les collectivités locales et aussi, bien sûr, pour faire reculer le chômage, bon nombre de ceux qui avaient appelé de leurs voeux sa marginalisation se tournent à nouveau vers l'État.
Il est, en tout cas, permis de penser que ce retour de l'État, ce presque consensus autour de la nécessité d'un État fort, allégé sans doute et déconcentré, mais performant, a été l'une des dernières satisfactions de Michel Debré.
Michel Debré nous a également enseigné qu'il n'y avait pas de véritable politique sans esprit de réforme et sans volonté de changement. Pour lui, la politique c'était, en quelque sorte par essence, la réforme.
Cet homme de droite était, en permanence, animé par une ardeur réformatrice plus sincère, plus forte, plus efficace que la plupart des hommes de gauche qui se sont targués, ou se targuent aujourd'hui, d'être des réformateurs.
Dans les différentes fonctions ministérielles qu'il exercées et tout particulièrement, bien entendu, comme premier ministre, il a fait de la réforme le principe même et la finalité de son action.
Lorsque l'intérêt général exigeait un changement, de législation ou de structure, il n'hésitait pas à bouleverser les habitudes, à bousculer les intérêts et les féodalités, à aller jusqu'au bout de sa volonté réformatrice.
Aujourd'hui le gouvernement d'Alain Juppé a raison de recourir largement à la concertation dans la mise en oeuvre de son programme de réformes. Mais il a raison aussi de ne pas hésiter à braver l'impopularité et à mener son action réformatrice jusqu'à son terme, suivant en cela l'exemple de Michel Debré.
Enfin, Michel Debré a exalté par ses propos, et illustré par son exemple, l'éminente dignité de la politique.
La politique c'est, avant tout, toute la vie de Michel Debré en témoigne, un engagement de tout l'être, corps et âme, un engagement passionné et, par voie de conséquence, désintéressé, car lorsque la passion de la politique est sincère, elle est exclusive ou, du moins, elle ne se partage pas avec celle de l'argent. La politique, c'est une vie, rude et exaltante, de combats et de colères, de rêves et d'espoirs, d'échecs et de succès.
C'est ce souffle-là, c'est cette passion, qui font trop souvent défaut, aujourd'hui, dans nos démocraties, et dont les citoyens, désabusés, ont, sans le savoir, la nostalgie.
Étrange paradoxe, en vérité, que Michel Debré, homme de raison s'il en fût, ait fait partie de ceux qui, trop rares, ont donné, à la politique, les couleurs, la ferveur et les élans du romantisme.
Aussi, nous sommes, j'en suis sûr, un certain nombre d'hommes et de femmes, engagés en politiques sous des couleurs différentes, mais animés par la mêle passion du bien public et au service de la même conception, exigeante, de l'État et de la République, un certain nombre de militants et de responsables politiques qui, sans rien renier de leurs convictions ni de leurs combats, y compris ceux qui les ont opposés à l'ancien premier ministre disparu, considèrent aujourd'hui comme un honneur d'appartenir à ce que l'on peut appeler la génération Michel Debré.