Article de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, dans "Le Monde" du 8 août 1996, en forme de lettre ouverte à M. Jean Gatel, ancien secrétaire d'Etat et citoyen de la ville d'Orange, sur la lutte contre le Front national, intitulé "Réponse à un trop habile citoyen d'Orange".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Réponse à un trop habile citoyen d’Orange par Philippe Douste-Blazy

Jean Gatel, ancien secrétaire d’État et présentement citoyen de la ville d’Orange, a exprimé, dans Le Monde du 27 juillet, l’opinion que je faisais preuve de « naïveté » dans la lutte contre le Front national. Il n’est pas dans mes habitudes d’échanger ma correspondance par journaux interposés. Mais, puisque tel a été le choix de M. Gatel, il comprendra que je lui réponde en m’exprimant, à mon tour, dans les mêmes colonnes.

M. Gatel m’a reproché, en clair, d’assurer le financement des Chorégies que le maire de la ville voulait supprimer et de permettre ainsi à ce dernier de se vanter d’avoir fait « payer Paris ». Il m’a également reproché de débattre avec Jacques Bompard au moyen d’arguments de démocrate, alors que le champ d’action de l’extrême droite se limite aux « coups bas ». J’ignore ce qu’il reproche à ma condamnation de la censure exercée par la ville sur sa bibliothèque, mais, selon lui, il eût aussi fallu parler alors des problèmes internes au personnel communal et aux associations.

Soyons un instant sérieux. Que Jean Gatel soit assuré que mon intention n’est pas de polémiquer avec lui, car, en dépit des options qui ont pu nous opposer, je sais que nous nous retrouverons toujours dans le même camp quand il s’agira de combattre l’intolérance. Reste que son argumentation ne nous conduit nulle part. J’ai toujours retenu de l’engagement politique qu’il vaut mieux se battre sous ses propres couleurs, c’est-à-dire au nom de ses valeurs, quitte à se faire traiter de naïf, plutôt que d’avancer masqué, avec des artifices qui finissent par se retourner contre celui qui les conçoit.

L’habileté, ce fut certainement celle des apprentis sorciers qui, sous les législatures des années 80, ont préféré de servir du Front national pour mieux gêner leur opposition d’alors : réforme du mode de scrutin, débat sur le vote des étrangers, etc. Mais à trop jouer avec le feu on se brûle les doigts ; et voilà notre pays exposé aujourd’hui au plus fort score d’extrême droite des nations occidentales. À ce prix, qu’on me permette de préférer ma naïveté supposée à cette suprême habileté dont Jean Gatel et beaucoup de ses amis étaient, à cette époque, si fiers.

En tant que ministre de la culture, j’estime que ma responsabilité à l’égard de ce qui se passe à Orange est double.

D’une part, je me dois de défendre les valeurs de la République, chaque fois qu’elles sont en jeu dans les domaines qui sont placés sous ma responsabilité administrative. Ce fut particulièrement le cas à la bibliothèque d’Orange, où une rigoureuse enquête menée par mes services a permis de prouver qu’il existait bel et bien une censure émanant des services municipaux. Cela, aucun citoyen d’Orange ne peut plus l’ignorer et j’espère bien, quitte à me faire traiter de naïf, que chaque électeur de cette ville – qui est aussi, souvent, un parent d’élève – saura s’en souvenir dans le futur. En revanche, contrairement à ce que suggère Jean Gatel, je n’ai pas à me mêler de sujets qui ne sont pas de ma responsabilité, comme dans le cas du personnel communal de la ville. Cela est la mission des hommes politiques sur le terrain.

D’autre part, j’ai le devoir de protéger toutes les formes de création et toutes les sensibilités artistiques de la volonté d’exclusion que certains entendent pratiquer. Voilà pourquoi j’ai défendu les Chorégies d’Orange, comme je soutiens le Théâtre national de la danse et de l’image de Châteauvallon. Car, quoi qu’en pense M. Gatel, ce n’est pas en réduisant une cité déjà « blessée », comme il le dit justement, à une terre privée de culture et d’expression artistique qu’on combattra le Front national.

C’est même tout le contraire. J’ai déjà dit et je répète que la culture est l’une des façons les plus vivantes et efficaces de défendre les valeurs de la démocratie ainsi que le respect des droits et des opinions de chacun. En lui permettant de s’exprimer, on libère ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Et on renforce de surcroît le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Qu’on ne compte donc pas sur moi pour justifier la non-assistance à culture en danger. Ni pour mener à bien un tel combat en silence ; ou encore en pratiquant la politique du pire, bien que cela semble constituer le fin du fin aux yeux de Jean Gatel.

En cette fin d’année où la France va célébrer le vingtième anniversaire de la mort d’André Malraux, je rappelle ses mots : « L’État n’est pas fait pour diriger l’art, mais pour le servir. » Tant pis pour moi si je préfère la justice à l’habileté. Mais, en tant que ministre de la culture, je ne laisserai pas le Front national diriger l’art, ni à Orange ni ailleurs.