Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Arabies" le 30 avril 1998, sur le rôle de la France pour la reprise du processus de paix au Proche-Orient et sur les relations entre la France et l'ensemble des pays arabes.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Arabies

Texte intégral

Q. - Le ministre britannique des Affaires étrangères, Robin Cook, refusant à Jérusalem, un an après le président Jacques Chirac, le fait accompli et les "provocations"... Y a-t-il coordination entre les diplomaties de Londres et de Paris, à propos du conflit israélo-arabe ?

R. - Il y a en effet une concertation étroite entre Européens, et spécialement entre Britanniques et Français, sur le Proche-Orient. A Jérusalem, Robin Cook n'a fait que rappeler le droit international et le refus par les Européens du fait accompli. Cela dit, nous voulons continuer à avoir avec Israël un dialogue nourri et amical, mais cela ne se fera pas au prix de l'abandon de nos positions.

Q. - Quelles seraient, selon vous, les mesures urgentes que doivent adopter les autorités israéliennes pour remettre sur les rails le processus de paix et se conformer aux résolutions de I'ONU ?

R. - Si l'on veut éviter les perspectives de détérioration de la situation - reprise à grande échelle de l'Intifada, des attentats aveugles, nouvelle guerre israélo-arabe... - il faut qu'Israël assume les engagements qu'elle a souscrit lors des Accords d'Oslo, reprenne les redéploiements, mette fin aux mesures unilatérales de colonisation, s'emploie à refonder la confiance entre Palestiniens et Israéliens, ce qui ne dispense évidemment pas l'Autorité palestinienne de tenir ses propres engagements notamment sur les questions de sécurité.

Q. - Damas a paru vouloir utiliser la dernière proposition israélienne de retrait du Sud-Liban comme point de départ, pour tenter de relancer les négociations sur le Golan. Quel rôle la France a-t-elle joué dans cette affaire ?

R. - Je crains que la Syrie n'ait été plus réservée que vous ne le dites, mais ce n'est pas à moi de faire l'exégèse des positions des uns et des autres. La France a régulièrement informé les Syriens, les Libanais et les Israéliens de ses propres contacts et transmis des messages des uns aux autres. La France est disponible pour faire plus, y compris pour apporter sa garantie sur le terrain en cas d'accord, et si les trois pays concernés le lui demandent. Dans cette affaire nous avons évidemment le souci de ne pas mettre en danger l'unité et la reconstruction du Liban.

Q. - La France a-t-elle contribué - et si oui, de quelle manière - à la récente tentative de réconciliation entre l'opposition chrétienne et Damas, qui s'est concrétisée par la libération de Libanais détenus en Syrie ?

R. - La France n'a cessé d'inciter à de telles réconciliations...

Q- Au Liban, l'impression prévaut que Paris définit ses orientations en tenant surtout compte des vues d'un partenaire privilégié : le président du Conseil Rafic Hariri, qui certes ne manque pas d'arguments... Cette impression reflète-t-elle la réalité ?

R. - M. Hariri est président du Conseil, ce qui en fait l'interlocuteur naturel des autorités françaises. Cela dit la France reste au Liban - depuis toujours - en contact avec tous. Au cours de ma visite à Beyrouth en janvier, j'ai rencontré également le président de la République, le président de l'Assemblée, et le ministre des Affaires étrangères.

Q. - L'absence de toute critique américaine à l'égard des initiatives israéliennes les plus provocatrices a incité les pays du Golfe et l'Iran à opter pour une attitude plus distante à l'égard de Washington, plus amicale envers Paris. Quelles sont, pour la France, les retombées économiques les plus importantes d'une telle évolution ?

R. - La France se réjouit que sa position sur le processus de paix soit comprise et appréciée des pays du Moyen-Orient. La France n'agit pas en l'espèce pour en retirer des bénéfices économiques ou commerciaux (en quoi voyez-vous un lien ?), mais pour préserver les chances d'une solution juste et durable, dans l'intérêt de tous.

Q. - Le blocus imposé depuis sept ans à l'Iraq par les Etats-Unis n'a pas seulement réduit le potentiel militaire de ce pays. D'après des spécialistes, l'équilibre physique et psychique de plusieurs générations d'Iraquiens va pâtir des carences alimentaires et pharmaceutiques provoquées par le blocus. Y a-t-il une stratégie française pour faciliter la levée de ce blocus et la reconstruction de l'Iraq ?

R- Il ne s'agit pas d'un "blocus américain" mais d'un "embargo" que les membres du Conseil de sécurité ont dû décider en raison de l'invasion du Koweït et du programme iraquien d'armes de destruction massive. La France ne cesse de se soucier de ses répercussions humanitaires comme on l'a vu à l'occasion du vote de la résolution 986, puis lors des discussions concernant son application et son extension récente.

Pour aller plus loin et pouvoir lever l'embargo, ce qui est notre but, il faut que l'Iraq continue à coopérer pleinement avec l'UNSCOM, mais on ne peut inciter un gouvernement à respecter la loi internationale sans lui laisser espérer sa réintégration dans la communauté des Etats s'il s'acquitte de ses obligations !

Q. - On a parfois le sentiment, dans le monde arabe, qu'Israël et des secteurs influents aux Etats-Unis cherchent à poursuivre le morcellement du monde arabo-musulman, entamés au début de ce siècle avec les Accords Sykes-Picot, la déclaration Balfour... Aujourd'hui, la tentative de remodelage des frontières se poursuit dans les Territoires occupés, au Kurdistan iraquien, au Sud-Soudan. Cette balkanisation ne risque-t-elle pas de déstabiliser encore plus le Moyen-Orient, mais aussi l'Europe ?

R. - Croyez-vous vraiment que l'Histoire soit ainsi manipulée ? Que ces immenses forces à l'œuvre sont ainsi orchestrées ? De plus, les combats pour l'autonomie ou l'indépendance n'ont pas touché que le seul monde musulman. Pensez à l'URSS... Cela dit, personne n'a intérêt à une "balkanisation" du Proche-Orient. La position de la France est clairement favorable au respect des frontières internationales existantes sauf dans les cas très particuliers ou des unions (cas allemand) ou des désunions (cas tchèque et slovaque) se font d'un commun accord, de façon pacifique et démocratique.

Ce qui est certain, en revanche, est que la crise actuelle du processus de paix nuit gravement à la stabilité de la région et qu'elle risque d'alimenter les fanatismes. Nous ne devons pas nous résigner à cette situation.

Q. - Entre le Président Chirac, qui manifeste sa confiance aux autorités algériennes, et le Premier ministre Jospin, qui incite celles-ci au rétablissement de la démocratie et au respect des Droits de l'Homme, où vous situez-vous personnellement ?

R- Le Président, comme le gouvernement français, souhaitent que l'Algérie et les Algériens puissent surmonter la tragédie actuelle et progressent sur les plans politique et économique. Les autorités algériennes ont mené à terme, dans le domaine politique, un processus institutionnel et électoral qui a notamment doté le pays d'une assemblée législative pluraliste - comme les parlementaires européens qui se sont rendus à Alger ont pu s'en rendre compte. Le renforcement des institutions élues et la promotion d'un Etat de droit, auquel le gouvernement algérien s'est engagé, constituent certainement les principales conditions pour une sortie durable de la crise. Dans ce contexte, la politique des autorités françaises ne prête, je tiens à le souligner, à aucune spéculation.

Le gouvernement algérien a annoncé et commence à mettre en œuvre un programme de réforme économique mais aussi politique et sociale. Nous souhaitons, dans le respect de la souveraineté algérienne, encourager ces efforts. C'est dans cet esprit que je me suis rendu à Alger en juillet 1997. Je souhaite aujourd'hui poursuivre sur cette voie. Dans le même esprit, nous souhaitons encourager les autorités algériennes à approfondir leurs contacts avec les Nations unies. La communauté internationale, les opinions publiques en particulier, souhaitent en effet mieux connaître la situation en Algérie. A notre sens, des initiatives concrètes, comme l'invitation en Algérie des rapporteurs spéciaux de la Commission des Droits de l'Homme, pourraient répondre à ce besoin légitime d'information.

Q. - La France ne peut-elle assumer, aux côtés de l'ONU et de l'Espagne, un rôle plus déterminant pour aider à résoudre le conflit du Sahara, qui demeure potentiellement menaçant ?

R. - Nous ne pensons pas qu'il soit opportun de présenter une initiative française particulière alors qu'un processus est engagé sous l'égide des Nations unies et que les protagonistes lui font semble-t-il confiance.

La France souhaite, dans un contexte qui demeure comme vous le soulignez complexe et difficile, préserver le mieux possible les chances de succès du Plan Baker. Nous soutenons les efforts des Nations unies pour améliorer le bon déroulement du processus en cours, sous la responsabilité du Secrétaire général, et nous contribuons notamment au financement de la MINURSO.

Q. - "L'Europe est un club chrétien, voilà pourquoi elle ne veut pas de la Turquie", affirmait récemment en substance le Premier ministre turc. Que pensez-vous de cette boutade, et de la demande d'adhésion d'Ankara à l'Union ?

R. - L'Europe est un "club européen", c'est une évidence historique et géographique ! Tout le reste est interprétation. La France souhaite que l'Europe tienne ses engagements - notamment financiers - envers la Turquie et apporte une réponse ambitieuse et constructive à la question des relations UE-Turquie. Quant à l'élargissement, l'Union européenne va déjà avoir fort à faire avec les six négociations qui ont été lancées le 30 mars...

Q. - Dans les Balkans, comment la France et l'Europe peuvent-elles contribuer à neutraliser les forces qui œuvrent à l'affrontement entre le monde musulman et les autres "sphères de civilisation" (occidentale, slave, etc.), selon une thèse chère au célèbre politologue de Harvard, Samuel Huntington ?

R. - Il y a autant de faits qui démentent la thèse séduisante mais facile, de Samuel Huntington, que de faits qui la confirment ! Dans le cas de la Bosnie, nous nous efforçons d'obtenir des trois communautés, une pleine et loyale application des Accords de Dayton, et même la réconciliation.

S'agissant du Kossovo, le Groupe de contact, soutenu par tous les Européens, juge le statu quo intolérable, mais l'indépendance, impossible et irresponsable. Il faut donc rechercher, par un dialogue à nouer entre Pristina et Belgrade, l'autonomie la plus substantielle possible. Nous faisons tout pour que le dialogue s'ouvre.

Q. - Les Etats-Unis et la France, qui se partageaient les zones d'influence et les marchés, s'affrontent aujourd'hui dans le Golfe, au Maghreb, en Afrique... La diplomatie française est-elle réduite à la défensive pour tenter de limiter un recul inéluctable ?

R. - Je crois que vous confondez deux choses : le dynamisme conquérant des entreprises américaines, partout, sur tous les continents... - mais les entreprises françaises n'ont pas, elles non plus, les deux pieds dans le même sabot - et les relations politico-diplomatiques. Sur ce dernier plan, il n'y a pas eu plus "partage" autrefois, qu'il n'y a eu "confrontation" aujourd'hui. Il y a de nombreux sujets où nous travaillons avec les Etats-Unis (Bosnie, Kossovo), y compris quand nous avons des points de vue différents mais complémentaires (Iraq, Iran, processus de paix). Le président Clinton et le président Chirac, Madeleine Albright et moi, avons des contacts très nombreux ce qui permet de mieux se comprendre. Nous sommes toujours des amis, toujours des alliés, ce qui ne veut pas dire pour autant que nous soyons alignés. La diplomatie française reste fidèle à ses grands objectifs, mais elle est mobile, elle s'adapte.

Q. - On parle d'un "style Védrine". Vous mobilisez chaque fois, avec brio, une coalition d'Etats européens différents, pour soutenir la France sur telle ou telle question. Mais ce pragmatisme créatif souligne l'absence d'une politique étrangère européenne...

R. - Vos appréciations m'encouragent. Cette démarche que vous évoquez sous le terme de "pragmatisme créatif", ne gêne en rien l'émergence d'une diplomatie européenne permanente, qui est précisément un des objectifs inscrits dans le Traité de Maastricht. Tout au contraire, elle peut contribuer, je l'espère, à son émergence par un pragmatisme "à géométrie variable", en premier lieu vis-à-vis des voisins de l'Europe au Sud.

Q. - Comment, concrètement, fonctionne le système de concertation entre l'Elysée, Matignon et le Quai d'Orsay, en matière de politique étrangère ?

R. - C'est très simple : le Président, le Premier ministre et moi, nous concertons régulièrement. Nos collaborateurs sont en contact constant. Les informations sont mises en commun. Les analyses sont confrontées quotidiennement. Les échéances importantes sont préparées ensemble. C'est ainsi que la synthèse se fait lorsque apparaissent des différences d'approche sur tel ou tel point.