Article de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, dans "Regards" de mai 1998, sur le sens de la "visée communiste" ("libération humaine" et "transformation de la société").

Prononcé le 1er mai 1998

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Média : REGARDS

Texte intégral

Ne serait-il pas utile d’interroger d’abord le sens même de l’expression « libération humaine » ? Qui s’agit-il de libérer ? L’humanité ? La société ? Une partie d’entre elles ? Je ne me priverai pas du plaisir de citer ce qu’écrivait Marx à propos d’un autre mot – qui veut aussi qu’on en précise le sens, faute de le voir accommodé à toutes les sauces, mêmes les plus insipides –. « Être radical, écrivait-il, c’est prendre les choses par la racine. Or, la racine, pour l’homme, c’est l’homme lui-même. »

Gardons-nous d’oublier – d’autant que ce fut longtemps le cas, avec les conséquences que l’on sait – que la libération humaine pour laquelle agissent les communistes, c’est… « radicalement » au sens où Marx l’entendait, la libération de l’Homme, de l’être humain : « le libre développement de chacun… condition du libre développement de tous. »

Alors, libérer l’Homme, c’est bien de cela qu’il s’agit. Et le libérer de quoi ? Ne suffit-il pas de rappeler que l’Homme en question est, dans cinquante pour cent des cas, une femme pour souligner que sa libération ne peut s’accomplir par la seule rupture avec tel ou tel système économique et social, pour aussi important et même déterminant que ce soit ? C’est d’aliénations, dont certaines ont traversé les âges, que l’être humain doit se libérer pour que le libre développement de chacun permette le libre développement de tous. Le « remplacement » d’un système par un autre – aussi génialement conçu soit-il – ne peut à lui seul provoquer le dépérissement de ces aliénations. L’avoir cru a conduit à de bien terribles désillusions !

Mais bien sûr, Marx et Engels l’ont montré – et avec quelle force ! – la libération humaine, comprise dans toute son ampleur, implique nécessairement que les hommes s’émancipent du système d’exploitation et de domination qu’est le capitalisme.

Cent cinquante ans après la publication de leur « Manifeste », le monde n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’ils connaissaient. Et pourtant, parce qu’ils sont allés à l’essentiel dans la critique du monde qu’ils vivaient, c’est aussi de l’essentiel pour nous qu’ils traitent, lorsqu’ils mettent à nu les antagonismes fondamentaux, et anticipent [XXX] avec quelle pertinence ! – sur le mouvement qu’ils vont imprimer au monde, à la civilisation, et sur les conséquences qui en découleront.

Et c’est bien encore l’essentiel qu’ils nous disent dans un autre texte – « L’Idéologue allemande » – par cette formule à la simplicité trompeuse : « pour le communiste, il s’agit de révolutionner le monde existant, d’attaquer et de transformer pratiquement l’état des choses qu’il a trouvé. » C’est que leur œuvre ne s’est pas limitée à la critique de « l’état des choses ». Plus exactement, leur critique était critique complète : comprendre pour transformer.

Avec ce débouché, en apparence surprenant : un « Manifeste du parti communiste », en 1848, alors que l’existence d’un tel parti était particulièrement aléatoire… Mais, précisément, critiquer l’état des choses impliquait pour eux l’engagement pour le changer. L’engagement du « communiste », refusant de considérer le monde actuel comme achevé et de s’y résigner, agissant pour le changer. Et, inséparablement, l’engagement dans l’action collective, inscrivant « le parti » non pas dans le jeu des luttes pour exercer le pouvoir politique sans remettre en cause le capitalisme, mais dans l’action pour la libération humaine, à partir de la « transformation pratique » de l’état des choses existant.

Eh bien, c’est pour les mêmes raisons qu’en France, en 1998, alors même qu’au cours de notre siècle l’idéal communiste a été cruellement trahi et dévoyé, nous sommes des communistes, nous sommes le Parti communiste. Comme Marx et Engels, il y a cent cinquante ans, nous pensons que le capitalisme n’est pas l’horizon indépassable de l’humanité.

On se souvient qu’après l’effondrement des régimes de l’Est, dans un article célèbre intitulé « La fin de l’histoire », Francis Fukuyama considérait comme modèle achevé de toute société la combinaison du libéralisme économique et de la démocratie représentative telle que nous la connaissons dans les pays occidentaux.

Or, en France – nous l’avons vu avec les récentes élections – mais aussi sous des formes et à des degrés divers dans d’autres de ces pays occidentaux, n’assistons-nous pas à une contestation grandissante, allant souvent jusqu’au rejet de l’ultralibéralisme, en même temps qu’à une crise de la politique telle qu’elle se pratique dans le cadre de la démocratie représentative actuelle, avec la montée de l’exigence d’un développement inédit d’une démocratie participative, citoyenne, à inventer ?

Le moment que nous vivons n’est-il pas, plutôt que celui de « la fin » de l’histoire, celui où montent ensemble la nécessité et l’exigence des hommes d’en écrire une nouvelle page ?

Loin de moi la tentation de retomber dans la dangereuse vision simpliste d’un capitalisme « à bout de souffle » qui n’aurait plus qu’à être « balayé » par le vent de l’histoire !

Personne, et surtout pas les communistes, ne peut ni ne doit ignorer les formidables capacités d’adaptation du capitalisme.

Voyez comme il est parvenu à semer la suspicion sur la notion même de « progrès » tant il sait dévoyer pour les faire servir à ses propres fins, contre les êtres humains, contre l’emploi, contre les conditions de vie, contre la création culturelle même, tant d’avancées des connaissances, des sciences et des technologies.

Voyez comme il est habile à capter les volontés d’individualisation, de responsabilisation pour les encadrer et tenter de les mettre au service de ses stratégie de baisse du coût du travail, de déqualification, de précarisation.

Voyez comme il s’attache à tirer parti des aspirations des peuples à se rapprocher les uns des autres, à coopérer, pour pousser les feux de la mondialisation capitaliste, avec pour conséquences la partition du monde en blocs d’influences rivaux et la mise en concurrence de ces mêmes peuples, les uns avec les autres.

Tout cela – et bien d’autres choses encore, que connaissent comme moi les lecteurs de « Regards » – est vrai : le capitalisme n’est pas un moribond qu’un coup d’épaule suffirait à renvoyer dans le passé. Mais peut-on sérieusement le décrire comme « triomphant » ? Il s’adapte (et c’est aux peuples qu’il en fait payer, au prix fort, le coût), mais il fait en même temps la démonstration de son incapacité à répondre aux grands défis de notre temps. Au moment même où les avancées de l’humanité appellent des progrès de civilisation – pour des hommes vivant ensemble, heureux, libres, solidaires, cultivés et créatifs – ce sont des reculs de civilisation qu’il impose, ayant pour nom chômage massif, précarité généralisée, exclusion, inégalités, réduction des dépenses sociales, « marchandisation » de la santé, de la culture, de l’information, mise en concurrence des êtres et des peuples, etc.

Avec, au premier rang des victimes, une jeunesse appelée à vivre plus mal que les générations qui l’ont précédée. Et la seule « raison » que les ultralibéraux peuvent invoquer, c’est la prétendue nécessitée de satisfaire aux exigences des marchés financiers.

Il est vrai qu’ayant dit cela, ils ont tout dit : c’est bien le capitalisme, avec ses exigences contre les hommes, qui verrouille l’avenir. Peut-on avancer de façon décisive vers la libération humaine sans le mettre en cause, avec l’objectif de simplement l’aménager grâce à des conquêtes démocratiques et à des lois sociales ?

On le sait, c’est depuis cent cinquante ans LA question sur laquelle s’établissent les différenciations au sein du mouvement ouvrier, des forces politiques socialistes, communistes, progressistes d’Europe. La question n’a pas disparu. Je pense même – j’y viendrai dans un instant – qu’elle est plus pertinente que jamais. Et les différenciations que j’évoquais, continuent, et continueront naturellement d’exister et de s’y référer.

Ce qui me paraît très important et significatif du moment que nous vivons, c’est que la question n’est plus du tout « théorique » : c’est concrètement chaque jour que le capitalisme apparaît comme un obstacle à la mise en œuvre de réponses appropriées aux problèmes auxquels les êtres humains sont confrontés.

Ce n’est pas par hasard s’il est aujourd’hui de plus en plus souvent majoritairement mis en cause dans les études d’opinion.

On le sait également : la réponse des communistes à la question, telle que je l’ai rappelée, est « non ». Cela ne signifie nullement le désintérêt pour les avancées démocratiques et sociales qui peuvent être conquises. Mais nous ne les concevons pas comme un « encadrement » du capitalisme, le rendant plus « civilisé ». Nous pensons que ces conquêtes, pour apporter réellement des réponses aux problèmes posés, doivent nécessairement mettre en cause le capitalisme et s’inscrire alors dans un processus de rassemblement de notre peuple pour le dépasser. C’est pourquoi, il n’y a nulle contradiction entre notre volonté de travailler, dans la majorité et au gouvernement, pour réussir la politique engagée en juin dernier, et la réaffirmation de notre objectif de transformation sociale, de notre visée communiste. Non pas parce que nous voudrions « tirer » l’actuelle majorité et le gouvernement vers la mise en œuvre d’une politique communiste. Les Français ont voté, et ce n’est pas le choix qu’ils ont fait. Mais ils ont clairement marqué leurs attentes – réitérées lors des élections de mars –. Y répondre nécessite, selon nous, des réformes qui s’attachent à empêcher le capitalisme de verrouiller l’avenir, et qui peuvent être autant de points d’appui pour la transformation sociale nécessaire.

Que trouve-t-on, en effet, au cœur de ces problèmes posés à chaque femme, à chaque homme, à chaque jeune, et en même temps à tous collectivement ? Des contradictions majeures du capitalisme. Contradiction, par exemple, entre une logique qui nie le travail vivant, ou le mutile, et l’exigence de développement des capacités humaines qu’appelle la révolution informationnelle. Contradiction encore entre la logique de la guerre économique et le besoin, inédit, de coopérations, de partage des coûts, des savoirs, des pouvoirs. Ou bien encore, contradiction entre le gaspillage des ressources et le sacrifice de l’environnement aux forces du marché, et la mise au service de l’humanité du formidable potentiel des connaissances humaines.

Prenons la question du travail. Les gains d’efficacité engendrés par la révolution de l’information et des technologies, par l’implication de plus en plus grande du travail intellectuel dans la production, doivent-ils inéluctablement être opposés au travail vivant, avec, pour conséquence, des millions d’êtres humains exclus, marginalisés, précarisés, réduits au chômage ? Ou bien, au contraire, n’appellent-ils pas une valorisation des capacités humaines, une réduction du temps de travail en relation avec les besoins de formation, l’aspiration à l’autonomie, au temps libre ? Assurer à chaque homme et chaque femme une sécurité d’emploi et de formation tout au long de sa carrière, n’est-ce pas se mettre en perspective d’un plein emploi adapté à l’époque, et cela ne conduit-il pas du même coup à contester les dogmes de la baisse du coût du travail, de la flexibilité ? À s’attaquer à partir des problèmes réels au marché du travail capitaliste ?

De même que rassembler pour suspendre les plans sociaux, pour une ambitieuse politique industrielle nationale, pour une autre conception du salaire, non plus évalué comme un coût mais comme une valorisation du travail vivant, prendre à bras-le-corps la complémentarité public-privé dans une dynamique d’efficacité sociale, tout cela met en cause l’utilisation actuelle de l’argent. Opposer concrètement la baisse des charges financières, l’utilisation du crédit à la baisse des charges sociales, pour orienter l’argent vers l’emploi et le social, c’est mettre en cause délibérément la toute-puissance des détenteurs de capitaux. C’est contribuer à promouvoir dans la société un modèle de développement durable, économisant les hommes et les ressources naturelles.

C’est être amené à poser indissociablement la question des pouvoirs dans l’entreprise, dans le pays – y compris dans leurs dimensions européennes –, des droits institutionnels des salariés et des citoyens à intervenir sur les mouvements de capitaux et sur les affectations, sur les décisions à prendre en tous domaines.

Vouloir résoudre les problèmes de notre temps conduit en fait à contester à tous les niveaux de la société, dans le mouvement permanent que le capitalisme imprime aux forces productives, la logique des marchés financiers, à contribuer à faire émerger et devenir majoritaire les potentiels de son dépassement, et face à l’économisme dominant, à redonner force à la politique, en rendant le pouvoir confisqué aux citoyens.

En ce sens, la visée communiste ne prédéfinit pas un modèle de société, mais elle fait de cette association dans laquelle « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », à la fois l’objectif et le moteur de l’intervention des individus. Elle part du réel pour la transformer dans ce que Jaurès appelait une « évolution révolutionnaire ». C’est ce chemin-là que nous voyons et que nous voulons contribuer à ouvrir pour la libération humaine.

Une telle entreprise historique ne peut être l’affaire d’un seul parti, d’une « avant-garde » aussi éclairée soit-elle. Elle doit devenir l’affaire de la société tout entière, des salariés dans leur ensemble, comme de celles et ceux qui sont exclus et qui luttent pour leur dignité. Elle trouve sa raison d’être dans l’aspiration à vivre dans une société solidaire, dans l’aspiration à vivre en sécurité dans une vie urbaine repensée, dans le refus des ségrégations, dans la reconnaissance du droit à l’égalité pour les femmes, dans le besoin de chacun d’être reconnu comme acteur de sa vie et du destin de la communauté à laquelle il appartient.

Ces aspirations et ces besoins sont majoritaires aujourd’hui en France, même s’ils ne s’expriment pas dans un projet alternatif cohérent. Leur permettre de trouver un débouché politique appelle une dynamique majoritaire qui réconcilie les citoyens et la politique dans l’action pour le changement. Car c’est bien de politique qu’il s’agit en fin de compte. Une telle ambition stratégique met en cohérence, pour les communistes français, leur participation au gouvernement, leur choix d’être le trait d’union entre les aspirations des citoyens et les instances politiques et leur visée communiste de transformation de la société.