Tribune de M. François Hollande, premier secrétaire du PS, dans "Regards" de mai 1998, sur le cent cinquantième anniversaire de la publication du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels.

Prononcé le 1er mai 1998

Intervenant(s) : 

Circonstance : Cent cinquantième anniversaire de la publication du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels

Média : REGARDS

Texte intégral

« Cent cinquante ans après « le Manifeste », comment voyez-vous le destin et le chemin de la libération humaine ? » - réponse de François HOLLANDE

À l’échelle de l’histoire humaine, rares auront été les textes ayant pesé sur le cours des événements, dont le souffle aura traversé plus d’un siècle et dont les lignes auront marqué la conscience et l’action de millions d’hommes. Rédigé par Karl Marx et Friedrich Engels à la demande de la Ligue des communistes et publié, en allemand, à Londres, le 23 février 1848, « le Manifeste du Parti communiste », est de ceux-là.

Ces quelques pages ont représenté à la fois l’un des plus imposants porte-drapeaux et l’un des plus puissants épouvantails. Elles ont cristallisé l’espoir de millions d’hommes et de femmes comme elles ont suscité la peur chez des millions d’autres. Elles ont donné au monde un projet à l’humanisme certain, mais dont les mises en œuvre qui s’en réclamaient – le plus souvent sans scrupules – aboutirent aux catastrophes que l’on sait. Ceux qui, des décennies durant, ont cru pouvoir masquer leurs crimes dans l’ombre du Manifeste ont disparu.

Le texte, lui, demeure. Cent cinquante années après sa parution, il continue d’être publié et lu à travers le monde. Son pouvoir d’attraction excède de beaucoup celui auquel aurait droit un document historique dépassé par la marche du monde. Redevenu aujourd’hui ce qu’il n’aurait dû cesser d’être – un texte de combat, non la source révélée de dogmes messianiques –, « le Manifeste » demeure une invitation à la réflexion toujours renouvelée que nous devons mener sur la libération humaine – réflexion à laquelle, à l’invitation de « Regards », je suis heureux d’apporter la contribution des socialistes.

Relisant, en 1998, « le Manifeste », j’y distingue trois lignes de force : un constat, des prescriptions, une démarche.

Fort d’une intelligence remarquable du système économique que son époque voyait naître, Karl Marx a dressé, avec Friedrich Engels, un constat – une tentative d’explication du réel – dont la puissance d’anticipation ne laisse pas de nous impressionner. La dynamique capitaliste, prévoit Marx, poussée « par le besoin de débouchés toujours nouveaux », entraînera une globalisation mondiale : « À la place de l’ancien isolement des Nations se suffisant à elles-mêmes se développe un trafic universel, une interdépendance des Nations. » Marx a vu la concentration des moyens de production – qui se poursuit aujourd’hui sous nos yeux, au gré des fusions et des acquisitions – et, en parallèle, l’émiettement du travail – qui participe d’une mutation sur laquelle je reviendrai.

Certes, de ce constat, découlent des prescriptions qui, pour les unes – telle « l’abolition de la propriété privée » – n’ont pas résisté à l’épreuve du temps et, pour les autres –tel « le renversement violent de tout l’ordre social passé » –, n’ont jamais rencontré l’assentiment des socialistes. Des dix mesures envisagées par « le Manifeste », si la progressivité de l’impôt ou l’éducation publique et gratuite demeurent des points essentiels, les autres n’échappent pas à l’oubli. Il reste que Marx et Engels eux-mêmes, dans les préfaces successives qui ouvrirent les nombreuses rééditions du « Manifeste », reconnaissaient la dimension « historique » de celui-ci – au sens d’un texte lié à son contexte, et dont seuls les principes généraux conserveront leur pertinence.

Là demeure l’essentiel – la fin et la démarche. La fin, d’une part, dont il faut accorder aux auteurs du texte la conviction sincère, fut de bâtir un système économique dont l’homme ne serait pas que le rouage soumis, contraint et discipliné, mais le cœur, le principe et le bénéficiaire. La démarche, d’autre part, dont « le Manifeste » est l’un des archétypes, voulait conduire un questionnement critique de l’ordre existant. Elle en interrogeait les justifications afin de nourrir « la compréhension du présent et la construction de l’avenir », pour reprendre la formule de François Châtelet, l’un des fondateurs du collège international de philosophie, dans l’édition du « Manifeste » qu’il dirigea en 1981.

Renouer avec cette démarche volontaire d’analyse du réel me semble indispensable, alors que nous allons changer de siècle – et de millénaire –, je crains que nous ne manquions de ces tentatives d’explication critique. Nous avons besoin de référents, mêmes partiels, et de repères, même discutables, si nous ne voulons pas simplement subir le cours des choses. Marx et Engels ont voulu tracer un chemin vers la libération humaine. La même entreprise, aujourd’hui, doit être poursuivie.

Réfléchissant au thème qui nous a été proposé, j’ai commencé par souligner d’un trait le mot « destin ». Ce substantif présuppose l’existence d’un point d’arrivée d’ores-et-déjà défini vers lequel – s’il était souhaitable d’y parvenir – nous n’aurions qu’à nous laisser porter, sans effort volontaire, par le sens de l’Histoire ; ou – s’il était néfaste d’y échouer – vers lequel le cours du temps nous ferait dériver sans espoir d’y échapper. Dans un cas comme dans l’autre, ce déroulement mécanique me semble ignorer ce qu’est précisément l’histoire et méconnaître le pouvoir politique dont dispose l’homme. En bref, plutôt qu’un destin fatal, c’est un avenir qu’il faut construire. Cette précision apportée, nous pouvons effectivement penser au « chemin de la libération humaine ». Celle-ci est composite. Sans prétendre en avoir l’apanage, les socialistes français en ont fait l’élément consubstantiel de leur combat. Elle participe tout d’abord d’une libération politique de l’homme, à travers une République à la démocratisation de laquelle les socialistes ont contribué. Libération économique, ensuite, grâce à un corpus de lois sociales jugulant l’exploitation du grand nombre par quelques-uns qu’encourageait le « laisser-faire » libéral – substituant « aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce », comme l’indiquait déjà « le Manifeste ». Nombreuses sont les autres dimensions de cette libération. La laïcité a permis de faire de la religion, alors emprise omniprésente, un choix d’ordre privé. L’école de la République s’attache à garantir l’égalité des chances, tandis que la Sécurité sociale soustrait les Français aux risques inhérents à la nature.

Considérable est donc le chemin parcouru depuis la parution du « Manifeste ». Mais la libération humaine est, par essence, un processus inachevé. Elle est une direction vers laquelle il nous faut tendre, dont la substance nous apparaît avec un détail toujours plus grand à mesure que nous en approchons – c’est-à-dire avec un degré d’exigence toujours plus élevé. Sous cet angle, le risque est de s’en remettre aux moyens dont nous disposons aujourd’hui – confiants dans leur incapacité à agir demain comme ils l’ont fait jusqu’à présent. Au contraire, si les fins sont intangibles, je crois qu’elles doivent être servies par des moyens dont il faut penser l’évolution avec pragmatisme. J’ai la conviction, en effet, que le système économique dans lequel nous évoluons dispose d’une forte capacité d’adaptation aux leviers politiques traditionnels, au point de les contourner et de les rendre de moins en moins opérants – déplaçant ainsi, peu à peu, la ligne de partage entre ce que nous subissons et ce que nous décidons. Cette dérive, habillée de mots de circonstance – mondialisation, globalisation – me semble constituer le principal écueil dans la marche vers la libération humaine. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’ignorer ce mouvement majeur, mais de refuser que certains l’érigent en principe absolu, comme le note avec raison et non sans humour le prix Nobel Robert M. Solow : « ah, oui, le globalisation… Elle est une merveilleuse excuse pour beaucoup. » L’invoquent ceux pour qui tout changement n’est acceptable que s’il est imposé par les événements, par la dynamique du marché. Au contraire, je dirais avec Jean Monnet que « Nous n’avons que le choix entre les changements dans lesquels nous serons entraînés, et ceux que nous aurons su vouloir et accomplir. » Décider des changements dont nous voulons, voilà notre meilleure boussole vers la libération humaine.

En l’occurrence, quels sont les enjeux majeurs pour lesquels nous devons choisir une réponse – et non nous la laisser dicter par le cours des choses ? Je crois utile de considérer trois champs.

Le premier rassemble en son sein les questions du progrès technique et du travail. Celui-ci entretient avec le thème de la libération humaine une relation ambiguë. Par sa pénibilité – globalement en diminution –, mais également par ca parcellisation, sa perte de substance – qui suit une évolution très variable selon les secteurs –, le travail est un facteur d’aliénation. La tendance historique à la diminution du temps de travail, constatée en tout temps et en tous lieux, se justifie notamment par la volonté de limiter cette aliénation – et cette volonté, par l’application de la loi des 35 heures comme au-delà, devra se poursuivre. Il reste, dans le même temps, que le travail, par l’interface qu’il constitue entre l’individu et sa collectivité, est un puissant moteur d’intégration. L’émergence d’un chômage de masse a souligné avec une acuité nouvelle cet aspect : la personne qui perd un emploi perd beaucoup plus qu’un emploi. C’est dans cette interaction entre aliénation et intégration qu’intervient le progrès technique. Il devrait permettre de limiter le première – en automatisant les tâches ingrates – tout en préservant la seconde, voire en l’encourageant – notamment parce que le progrès technique se nourrit, autant qu’il le génère, de l’échange. Tel est le premier enjeu, tel est le premier choix auquel nous devons réfléchir : ne pas laisser le progrès technologique suivre une logique dévoreuse d’emploi. Le progrès n’est pas une idéologie à laquelle il faut croire, mais une idée qu’il faut façonner.

Le deuxième champ est étroitement lié au premier. Il a trait à l’utilisation du temps. Si les mutations technologiques permettent aux uns de travailler, mais rejettent certains dans le chômage, en faisant disparaître certaines activités peu qualifiées, nous devons radicalement repenser l’usage de ce « temps libre » – offert aux premiers, imposés aux seconds. Les premiers généreront des besoins nouveaux qui peuvent, pour une part, nourrir une industrie du loisir, pour une autre, irriguer le monde associatif – vecteur d’intégration dont l’importance, et c’est heureux, croîtra. Je n’ai pas d’inquiétude à ce sujet et renvoie ceux qui, traditionnellement, ne voient qu’une utopie dans le développement du temps libre au mot de Théodore Monod : « L’utopie, ce n’est pas l’irréalisable, c’est l’irréalisé. » Les seconds, en revanche, posent la question fondamentale de l’éducation. Facteur essentiel de libération humaine, elle doit recevoir de tous nos efforts car c’est en donnant à tous la possibilité d’acquérir des qualifications toujours plus grandes, tout au long de la vie, que nous pourrons maîtriser les changements technologiques. La France n’a pas d’avenir comme économie à bas salaires ; elle en a un comme économie à haut niveau de qualification. Tel est le second choix à faire : consacrer une part croissante du temps à un investissement massif en termes de formation, d’éducation et de culture.

Le troisième et dernier point à considérer dans notre marche vers la libération humaine me semble mériter une formulation surprenante, paradoxale : nous devons cultiver notre intolérance – c’est-à-dire étendre le champ de nos refus. Trop nombreuses, en effet, sont les situations inacceptables que nous nous sommes laissé aller à tolérer. Notre société tolère l’injustice, tolère la misère, tolère la dégradation de l’environnement, tolère des risques à l’encontre de la santé publique, tolère le désespoir des uns, les affaires des autres. Autrement dit, je suis convaincu que le chemin de la liberté humaine exige de nous que nous reconsidérions – radicalement – dans les champs politique, économique et social ce que nous voulons et ce dont nous ne voulons pas. Elle requiert, en somme, notre vigilance.

Je ne vois pas, pour la libération des hommes en général et pour la France en particulier, de destin auquel s’en remettre. Je veux un avenir auquel je suis prêt, avec d’autres, à travailler. Mais comment réconcilier les dynamiques individuelles et collectives qui animent notre société ? Ce que la démocratie a permis de faire dans la sphère politique – le vote individuel concourant à l’expression d’une volonté générale – m’apparaît trop rare, dans la sphère économique. Certaines stratégies d’entreprise se sont généralisées, qui méconnaissent l’insertion des structures productives au sein de la société. On ne peut à tout va externaliser les coûts de rationalisations pourtant nécessaires, c’est-à-dire confier à la société le poids de décisions – unilatérales – d’entreprises. Paraphrasant le « théorème de Schmidt », je serai tenté de dire : les licenciements d’aujourd’hui sont les charges sociales de demain qui sont les faillites d’après-demain. C’est pourquoi il nous faut retrouver l’équilibre d’un partenariat entre les entreprises et l’État, l’équilibre entre production et redistribution, l’équilibre entre les nécessités du court terme et les préoccupations du long terme.

Retrouver cette cohérence de l’individuel et du collectif, cette cohésion d’ensemble, tel est l’enjeu de la marche vers la libération humaine – dont l’éducation, combinant l’enrichissement individuel et l’apport collectif, en termes de compétitivité, me semble l’exigeant symbole.