Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Il est pour moi très important de prononcer ce discours d'ouverture de ce second forum de la douleur devant un auditoire de praticiens, et notamment de médecins généralistes, devant ceux qui sont quotidiennement confrontés à la demande de leurs patients, à leur détresse, à leur souffrance.
J'ai l'occasion devant vous de réaffirmer ma volonté d'engager une action résolue contre la douleur, qu'elle soit chronique, qu'elle soit aiguë.
Car il s'agit bien pour nous d'obtenir un changement dans les comportements, dans les habitudes trop bien ancrées, dans les mentalités. Nous nous inscrivons dans une démarche éthique. Nous nous recentrons sur la personne, sur cette personne qui souffre et qui vient faire appel aux connaissances de la médecine. Face à elle, face à cette demande, l'objectif est de tout mettre en oeuvre pour préserver ou pour restaurer son intégrité, physique ou mentale.
La douleur n'est pas une entité abstraite. Non, il s'agit d'être bien concrets dont la chair est une souffrance.
Vous allez devoir vous attaquer à de nombreuses habitudes. Il faut faire une place à la prise en charge systématique de la douleur, fût-ce au prix de modifications profondes des attitudes et des comportements. Ce prix ne me paraît pas cher payé au regard de l'intégrité et de la dignité du patient retrouvées.
Douleur, tu n'es qu'un mot. Supporte et abstiens-toi. Anekou kaï apekou : tel était le mot d'ordre, la raison d'être des stoïciens.
La lutte contre la douleur est avant tout une question d'état d'esprit.
Elle pose, plus que toute autre action thérapeutique, la question de la relation entre le médecin et le malade.
Laisser souffrir le malade, c'est une manière d'affirmer le pouvoir médical, de renforcer la dépendance du patient vis-à-vis du médecin.
La douleur du patient que l'on ignore, que l'on méprise, symbolise une conception de la médecine qui n'est pas la mienne, qui n'est pas la vôtre.
Pendant longtemps, la douleur n'a pas dérangé le médecin. Elle dérangeait certainement le malade. Mais, comme le malade est par définition le patient, il n'avait qu'à attendre que cela passe. Et comme on ne lui demandait pas on avis, ni comment elle passait.
Un bon malade, c'était un malade qui ne grimaçait pas au moment de la visite.
Grimacer, avouer que l'on souffre, c'était remettre en cause l'efficacité médicale. On camouflait sa douleur pour faire plaisir au médecin.
Le patient, allongé dans son lit d'hôpital, est naturellement en situation d'infériorité face à la blouse blanche. Alors, plutôt que d'entendre en plus un « mais, monsieur, vous êtes douillet », mieux valait dissimuler sa souffrance. Car le malade finissait par intérioriser sa douleur et se laisser convaincre qu'il était effectivement douillet.
A la douleur s'ajoutait alors le sentiment de culpabilité.
Je parle au passé car je suis devant un auditoire convaincu par cette cause mais je sais que ce temps n'est pas partout révolu. J'entendais encore récemment un de nos éminents confrères faire l'apologie de la douleur pour justifier le faible recours à l'anesthésie locale lors d'endoscopies.
Mais si l'évolution des mentalités est une condition sine qua non, il faut aussi simplifier l'accès aux antalgiques.
Le carnet à souches sera supprimé. Ce carnet à souches, qu'il faut commander au conseil de l'ordre, transporter dans sa mallette lors de visites, est un obstacle à la prescription des antalgiques majeurs. Nous le supprimerons et mettrons en place, pour toutes les prescriptions, une ordonnance unique, sécurisée, infalsifiable.
Vous disposerez avant la fin de l'année de ces ordonnances, qui seront désormais votre seul support de prescription, pour tous les médicaments y compris les médicaments stupéfiants.
Cette mise en place d'un support unique et non reproductible de prescriptions aura plusieurs conséquences concrètes :
- elle rendra possible la prescription de stupéfiants sans vous obliger à avoir recours à des formulaires spéciaux, qu'il vous appartenait de demander ;
- ce support papier non reproductible est une garantie. C'est un verrou sécuritaire qui rendra toute copie impossible et dont l'usage sera généralisé ;
- enfin, il y aura des règles de sécurité dans les circuits de production et de distribution des ordonnances sécurisées.
Ce sera là une protection des professionnels et des usagers, protection qui manque pour le moment.
Certains antalgiques étaient jusqu'à présent réservés à l'usage hospitalier. Nous les mettrons à la disposition de l'ensemble du corps médical. Et j'ai en outre exprimé le souhait, auprès de l'Agence du médicament, que tous les industriels soient incités à commercialiser des antalgiques à usage pédiatrique. Car, soyons cohérents, si je vous demande de lutter contre la douleur, il est normal que je mette à votre disposition un arsenal thérapeutique complet.
Il me paraît également souhaitable que vous puissiez bénéficier de sessions de formation et que vous puissiez avoir recours, partout, à des équipes médicales de référence.
Les structures de prise en charge de la douleur qui existent dans les établissements de santé seront identifiées, y compris celles qui ont des activités d'enseignement. Et j'attends d'elles qu'elles vous assurent des formations utiles, dans une perspective d'échange réciproque. Les listes qui recensent ces diverses institutions seront mises à votre disposition d'ici quelques mois.
Vous disposerez également, à la fin de l'année 1998, de recommandations de bonne pratique dans le traitement de la douleur en médecine ambulatoire. Ces recommandations seront regroupées sous la forme d'un guide du praticien, actuellement en cours d'élaboration par l'ANAES.
La formation à la lutte contre la douleur est un des thèmes prioritaires de la formation médicale continue pour 1998. Un serveur de formation à cette lutte sera en outre installé sur le réseau santé social. Les médecins pourront s'en servir dès qu'ils seront connectés. Il faut former mais aussi informer. J'examine donc dans quelles conditions pourrait être organisée une conférence de consensus sur le thème « Antalgiques majeurs et douleurs bénignes ».
J'ai demandé que l'on étudie les moyens d'inciter les médecins généralistes à participer à des réseaux ville-hôpital de prise en charge de la douleur chronique rebelle. Cette incitation pourrait prendre la forme d'une valorisation supplémentaire de la première consultation douleur.
Les médecins généralistes sont certes au premier rang de ces mesures et de la lutte pour leur application efficace. Mais la lutte contre la douleur sera également développée dans les établissements hospitaliers :
- au sein du programme hospitalier de recherche clinique seront suscitées des recherches cliniques comparant des stratégies de prise en charge de la douleur ;
- la douleur sera systématiquement mesurée à l'aide d'échelle analogique ; elle sera inscrite sur les pancartes et dans les dossiers infirmiers ;
- un livret sera remis à tous les patients hospitalisés, leur expliquant qu'ils ont le droit de ne pas souffrir et que leur douleur sera mesurée et traitée ;
- les protocoles de prise en charge de la douleur seront généralisés, en particulier aux urgences et dans les services de chirurgie.
Ces protocoles seront affichés dans les services et prévoiront une large délégation au personnel infirmier de l'utilisation des antalgiques :
- la satisfaction des patients hospitalisés en matière de traitement de la douleur sera mesurée et la prise en charge de la douleur sera évaluée dans le cadre de l'accréditation des établissements ;
- enfin, je souhaite consacrer une semaine de la fin de l'année 98 comme semaine sans douleur sur tout le territoire national, aussi bien en ville que dans les hôpitaux : il me paraît essentiel de démontrer à nos concitoyens, de vous démontrer en même temps que l'on peut ne pas souffrir et donc que l'on doit ne pas souffrir. A l'occasion de cette semaine, la douleur sera mesurée, sous forme d'enquête dite « un jour donné » avant la semaine, pendant et après, dans nos hôpitaux et les résultats en seront publiés.
La prise en charge de la douleur fait partie des exigences de qualité des soins attendue de tous en 1998.
Je sais que cette adoption d'un comportement nouveau dans les activités professionnelles quotidiennes peut être ressentie comme difficile. Je ne saurais donc trop vous rappeler que ce n'est pas parce que les choses sont difficiles qu'on ne les affronte pas, mais que c'est parce qu'on ne les affronte pas qu'elles sont difficiles. Il n'y a pas d'obstacle insurmontable, à mon sens, il n'y a que des obstacles que l'on renonce à surmonter.
C'est ainsi que malgré la malédiction divine et grâce aux techniques de préparation et à l'anesthésie péridurale, les femmes enfantent moins ou n'enfantent plus dans la douleur.
Il aura toutefois fallu quinze ans pour que l'utilisation des péridurales au cours de l'accouchement passe de 4 à 49 %.
Sur le plan médical, cette technique s'est aujourd'hui banalisée en raison de sa vocation analgésique, mais également de la possibilité qu'elle offre d'utiliser les doses optimales de produit, préservant ainsi le foetus.
Il est toutefois étrange de constater qu'à deux ans de l'an 2000, environ 50 % des femmes accouchent toujours sans anesthésie, qu'elle soit péridurale ou générale : que les mentalités sont longues à changer !
Je souhaite, à la veille de la journée internationale des femmes, que l'on se fixe comme objectif que d'ici l'an 2000 toutes les femmes qui le souhaitent accouchent sous péridurale.
Participez à la diffusion de ce message dans les milieux professionnels où vous intervenez. Rappelez l'enjeu et l'affirmation éthique que nous défendons ensemble : que chaque malade reçoive les soins adaptés dans les conditions qu'il est en droit d'attendre.
La douleur devrait être retenue, dans les jours qui viennent, pour l'année 1998 comme d'intérêt général par le Premier ministre. Car, au-delà des professionnels, il faut aussi sensibiliser le public. Dans ce domaine, comme d'autres, ce sont les malades qui font évoluer les pratiques médicales. C'est dans cette humilité que la médecine puise sa grandeur.