Texte intégral
Libération : 8 juin 1996
Libération : Vous aviez disparu et on vous a retrouvé, en avril, en vedette du meeting unitaire de la gauche, à Bercy.
Alain Krivine : La LCR n'a connu aucune percée électorale : elle se présente peu aux élections et c'est souvent dans un cadre unitaire. Il y a même des gens pour dire à nos distributeurs de tracts : « Tiens, Krivine, tiens la Ligue, ça existe encore ? ». Pour nous, Bercy était d'autant plus important que nous avons subi pendant des dizaines d'années, les pires insultes et calomnies de la part d'un PC qui se flattait d'être stalinien. Je me souviens encore, jeune candidat à la présidentielle de 1969, d'avoir été accueilli aux portes de Renault par des centaines de militants PCF criant « le fascisme ne passera pas »… Ça laisse des traces, non ?
Libération : C'est une revanche ?
Alain Krivine : En partie, mais les applaudissements des communistes montrent qu'ils voulaient tourner une page. Aujourd'hui, certes avec encore des exceptions, les militants du PCF et de la LCR se téléphonent, se réunissent, débattent. Les rapports ne sont plus physiques mais politiques et tout le monde y gagne.
Libération : Aujourd'hui, la LCR : combien de divisions ?
Alain Krivine : Environ deux mille militantes et militants qui ont souvent d'importantes responsabilités dans le mouvement syndical ou associatif et sont très actifs dans les mobilisations sociales. À l'aune des critères de militantisme, du PS par exemple, le rapport est peut-être de 1 pour 252… Et pourtant, nous en avons fini avec l'activisme d'antan.
Libération : Nombre de vos anciens amis sont aujourd'hui des éminences du Parti socialiste. Quel regard portez-vous sur leur parcours ?
Alain Krivine : Le PS a beaucoup d'« éminences », sans doute trop, mais la plupart ne viennent pas de la ligue. Au départ, pas de désaccord politique, mais une grande lassitude : ce n'est pas toujours marrant d'être dans une petite organisation. Alors, ils ont pensé qu'il était plus utile d'aller pondre leurs œufs ailleurs. D'aller semer leurs idées dans une grande organisation pour y récolter un peu plus de blé, au sens agricole du terme. Ils ont épousé leur nouveau parti pour en devenir parfois l'opposition de sa majesté sous Mitterrand, tout en participant à la Cour. D'autres, encore plus réalistes, se sont ralliés à la direction du PS. Pour certains, c'est un vrai gâchis. Mais c'est la vie. Et puis, il y a beaucoup plus de « petites éminences » qui font aujourd'hui le chemin inverse.
Libération : Vous gardez la maison ?
Alain Krivine : Non, je n'ai pas une âme de vestale et je n'ai jamais pensé que la LCR serait « la » formation politique autour de laquelle se construirait une vraie gauche. Mais je pense qu'elle peut être un élément important pour aider à la construction d'un nouveau grand parti qui soit le répondant du mouvement social.
Libération : Vous n'êtes pas lassé d'attendre le grand soir depuis si longtemps ?
Alain Krivine : Lassé ? Jamais ! Parce que je n'attends ni le grand soir, ni le petit matin, je milite, tout simplement, depuis tout petit. Militer n'est pas une profession. Je ne cavale pas derrière un poste. Cela peut sembler bizarre, mais nous sommes quelques-uns à avoir des convictions. Du coup, nos préoccupations et nos objectifs sont à la mesure de ce que nous sommes. J'ai pris mon pied pendant les grèves de décembre. Durant des années, des politologues, des sociologues, des ethnologues et des journatologues se sont succédé pour décréter la fin de la lutte des classes. Décembre est arrivé et les mêmes, qui nous traitaient de zombies, se sont alors mis à expliquer que, finalement, il y avait peut-être encore un peu de « conflictualité » dans cette société… Tout cela m'amuse et me conforte.
Libération : Enviez-vous la percée médiatique d'Arlette Laguiller ?
Alain Krivine : Il n'y a pas de compétition. Nous sommes tous les deux des révolutionnaires. Arlette a une véritable personnalité. C'est une femme et une salariée et il n'y en a pas tellement qui percent en politique. Ceci dit, nous n'avons pas la même vision de la politique. Lutte ouvrière a choisi de personnaliser au maximum sa porte-parole.
Libération : L'avenir de la gauche ?
Alain Krivine : La construction d'une vraie gauche passe par la jonction de deux mondes qui ne font que se croiser. D'un côté, un mouvement social riche et imaginatif qui se recompose avec des débats dans les grandes confédérations, l'apparition de nouveaux syndicats comme la FSU ou Sud, le développement de nouveaux mouvements sociaux comme Droit au logement, AC!, la Cadac (1), Ras l'Front ou les sans-papiers. Et, de l'autre côté, un mouvement politique desséché par un PS qui gouverne à droite mais qui, dans l'opposition, parle à gauche, un PCF qui avance, certes, mais à la vitesse d'un glacier et une extrême gauche sympa mais pas très crédible pour gouverner. N'oublions pas Le Pen au coin du bois.
Libération : Vous croyez vraiment à cette construction ?
Alain Krivine : Je l'espère et je ne suis pas le seul. Officiellement, personne ne veut refaire l'union de la gauche. Mais c'est ce qui nous pend au nez, avec un programme qui tiendra sur un ticket de métro. Ces partis pensent ne pas avoir d'autres solutions pour sauver leurs élus… Pour éviter cela, il faut imaginer une nouvelle entente, appelons-la « l'Entente de l'espoir », réunissant des politiques et les principaux acteurs des mouvements sociaux. Il y a du monde pour créer une nouvelle gauche radicale, féministe, écologiste, internationaliste, avec un casier judiciaire vierge.
Libération : Robert Hue peut-il réussir la « mutation » du PCF ?
Alain Krivine : C'est un Gorbatchev à la française, Sa force dans l'opinion, c'est d'apparaître comme « normal ». Mais il est plus populaire à l'extérieur du PC qu'à l'intérieur où il risque de mécontenter beaucoup de militants s'il ne va pas plus loin et plus vite. Je crois qu'il est convaincu qu'il faut changer le PCF, mais sans trop savoir encore sur quoi, pourquoi et avec qui. Sans nous limiter à un tête-à-tête avec le PCF, son évolution nous concerne tous. Il est suffisamment affaibli pour ne plus avoir la prétention de parler au nom de la classe ouvrière, mais il reste assez fort pour bloquer toute possibilité de construction d'une vraie force de gauche.
(1) AC! : Agir contre le chômage. Cadac : Coordination des associations pour le droit à l'avortement et à la contraception.
Le Journal du dimanche : 9 juin 1996
Le Journal du dimanche : À plus de 50 ans, est-ce bien raisonnable d'être encore révolutionnaire ?
Alain Krivine : Est-ce raisonnable et concevable qu'à la veille de l'an 2000, il y ait plus de 3 millions de chômeurs en France, des centaines de sans-logis, des millions de gens qui crèvent de faim dans le monde ? Pour moi, la politique n'est pas un métier, mon but n'est pas d'être élu à tout prix, mais de défendre des convictions, un projet de société. Je pense même qu'on a plus de raisons de se révolter aujourd'hui qu'en 68. Je ne vois donc pas pourquoi j'arrêterais !
Le Journal du dimanche : Mais cela veut dire que votre action n'a jusque-là pas porté ses fruits !
Alain Krivine : Il y a quand même eu des acquis au cours des dernières décennies. Des acquis sociaux sans cesse remis en cause et qui sont toujours le ferment des mobilisations sociales. Il faut donc sans arrêt que s'organisent des résistances sociales et que soient présentés d'autres choix politiques.
Le Journal du dimanche : Révolutionnaire, qu'est-ce que ça veut dire aujourd'hui ?
Alain Krivine : C'est un mot qui fait peur, bien qu'une grande partie de la population soit révoltée. Le mouvement social de décembre l'a démontré en marquant l'ouverture d'une nouvelle période en France. Être révolutionnaire, c'est vouloir remettre à l'endroit une société à l'envers. Une société dont le bulletin de santé est quotidiennement scandé par l'état du CAC 40, du Dow Jones ou du Nikkei et pas par la réalisation des besoins sociaux. On fait des découvertes technologiques extraordinaires, mais on n'est pas capable de nourrir la population. Être révolutionnaire va être de plus en plus d'actualité et cela deviendra, pour un progressiste, être réaliste. Quand on me dit que nous sommes de doux rêveurs, j'en suis très fier. Il n'y a que les conservateurs et les imbéciles qui ne rêvent pas.
Le Journal du dimanche : Hier, après LO, LCR faisait la fête, est-ce la seule activité qui reste aux révolutionnaires ?
Alain Krivine : Certainement pas, mais pour nous, c'est la première. On a voulu aussi donner une suite à Bercy (la réunion de toutes les gauches) en ayant cette fois-ci un débat et pas une juxtaposition d'opinions…
Dans les invitations, on a remplacé les Radicaux par LO (Lutte ouvrière) parce que, même avec un télescope, on n'a jamais pu voir un cortège radical dans les manifs !
Le Journal du dimanche : Marchais quitte la scène. Avec Arlette Laguiller, vous êtes donc les deux derniers dinosaures. N'êtes-vous pas la preuve d'un déficit démocratique dans vos mouvements respectifs ?
Alain Krivine : Sauf que nous, comme les piles Wonder, nous n'avons pas servi, et nous ne sommes donc pas usés ! Les dinosaures sont surtout ceux qui se succèdent au pouvoir depuis des lustres. Nous, nous avons un casier judiciaire vierge et, dans la crise sociale qui s'accélère, nous sommes de moins en moins perçus comme des zombis… La LCR est une organisation démocratique où des courants de pensée se confrontent publiquement en permanence. Mais c'est malheureusement plus difficile pour une petite organisation peu connue de changer son porte-parole. Auriez-vous interviewé Dupont ?
Le Journal du dimanche : Pourquoi ne vous associez-vous pas avec Arlette Laguiller ?
Alain Krivine : On a essayé mais nous n'avons pas la même façon de faire de la politique. Lutte ouvrière privilégie sa propre apparition et nous, nous privilégions les activités unitaires pour un vrai changement. Rester entre « révolutionnaires » n'a pas beaucoup de sens. Ceci dit, chaque fois qu'on peut…
Le Journal du dimanche : Souhaitez-vous que la gauche revienne ?
Alain Krivine : Si c'est la gauche telle qu'elle fut et qu'elle reste, cela ne sert à rien. Le seul effet de son retour et de nouvelles désillusions serait un Le Pen à la puissance 10. Il attend au coin du bois. Notre objectif est de chasser la droite et toute politique de droite, de créer les conditions de l'émergence d'une vraie gauche qui fasse une autre politique. PC et PS affirment ne pas vouloir refaire l'union de la gauche mais comme ils ne proposent rien d'autre, ils risquent de la refaire. Je crois qu'il faut proposer une autre construction unitaire, une Entente de l'espoir comme nous l'appelons, qui associe cette fois les politiques et tous les acteurs du mouvement social, sur une charte reprenant les aspirations de décembre, et sous le contrôle de la population.
Le Journal du dimanche : Un ministre trotskyste, si la gauche l'emporte en 98 ?
Alain Krivine : Avec une vraie gauche pourquoi pas ? Mais on n'en est pas là.