Article de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "La Revue de l'OTAN n° 3" de mai 1996, sur la rénovation de l'Alliance atlantique et la consolidation de l'identité européenne de défense.

Prononcé le 1er mai 1996

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Média : La Revue de l'OTAN

Texte intégral

Contexte géostratégique

À la situation stratégique marquée par une menace bien identifiée, qui caractérisait la guerre froide, a succédé une ère de plus grande incertitude. Dorénavant, les conditions nouvelles de notre sécurité passe par la prise en compte de menaces diffuses telles que la drogue, le terrorisme, ou les fondamentalismes religieux. En Europe, le retour d'idéologies nationalistes soulève également des inquiétudes légitimes ; les conflits en Bosnie, en Tchétchénie ou en Arménie doivent plus que jamais servir de repères à nos réflexions sur la sécurité du continent.

Dans ce nouvel environnement, l'OTAN, qui a structuré avec succès la réponse occidentale à la confrontation Est-Ouest, apparaît aujourd'hui à la recherche d'une identité nouvelle. Notre héritage commun n'en est pas moins considérable : une communauté d'intérêts et de valeurs unit nos nations, les moyens mis en oeuvre pour la soutenir et l'expérience acquise au cours de ces années sont remarquables. Tout ceci plaide en faveur d'un lien de sécurité entre les pays alliés à la fois préservé et consolidé. Cette démarche devra cependant tenir compte de deux éléments majeurs dans le nouveau paysage de l'après-guerre froide :

- la volonté des pays de l'Union européenne de progresser sur la voie d'une identité européenne de sécurité et de défense renforcée ;
- la nécessaire association de la Russie à la future architecture de sécurité de notre continent.

Alliance atlantique (participation française aux instances militaires)

La France a annoncé au Conseil de l'Atlantique nord du 5 décembre 1995 qu'elle reprendrait sa place dans les instances militaires de l'OTAN qui respectent sa souveraineté. Désormais, elle prendra part aux réunions du Conseil des ministres de la Défense et participe pleinement au comité militaire, tout en renforçant ses relations de travail avec l'organisation militaire.

Cette décision, unilatérale et sans conditions, n'est cependant pas un acte dont la portée n'engage que la France : nous entendons provoquer une dynamique, en adressant un signal à destination de l'ensemble de nos partenaires, qu'ils soient membres de l'OTAN ou non. Cette décision s'inscrit, avant tout, dans la continuité des réflexions menées par l'Organisation atlantique sur sa propre rénovation.

On l'aura compris, il ne s'agit donc pas d'imposer un modèle, ni de préjuger les formes et les finalités que pourrait prendre la rénovation de l'Alliance atlantique. Il s'agit simplement, plus modestement, d'affirmer clairement nos convictions et de tirer les conclusions qui s'imposent pour aboutir à des évolutions concrètes.

Alliance atlantique (rénovation)

Notre constat est clair : la rénovation de l'Alliance est engagée, mais elle demeure inachevée. Par sa décision du 5 décembre dernier, la France entend mieux contribuer à cette réflexion et faire partager ses convictions en faveur d'un renforcement du contrôle politique et de l'identité européenne au sein de l'OTAN :

- dès 1991, nous avons marqué notre souhait de voir l'Alliance s'adapter à un environnement stratégique en pleine mutation : dans cet esprit, nous avons pleinement participé à l'élaboration du nouveau concept stratégique de l'Alliance, à l'exclusion des domaines concernant les forces militaires intégrées et de la doctrine nucléaire ;
- lors des sommets et des réunions ministérielles de l'Alliance qui ont suivi l'adoption de ce nouveau concept stratégique, nous avons approuvé le principe selon lequel l'Alliance pourrait désormais s'engager dans les « nouvelles missions » de maintien de la paix sous l'autorité de l'ONU ou de l'OSCE ;
- à nos yeux, le sommet de janvier 1994 a constitué une étape majeure : l'Alliance s'est alors fixé le double objectif de poursuivre son adaptation aux nouvelles missions et de renforcer parallèlement son pilier européen. Nous ne pouvions que souscrire avec enthousiasme à cette décision qui faisait écho à nos convictions.

Cependant, près de deux ans après l'adoption de ces décisions fondamentales, force est de constater que leur mise en oeuvre demeure pour le moins inachevée. S'agissant des structures, seule l'articulation des forces a fait l'objet d'une première rationalisation, dès l'adoption du nouveau concept stratégique :

- la structure de commandement, dont les chefs d'État ont souhaité lors du sommet de 1994 qu'elle continue de s'adapter « selon les impératifs de souplesse et de rapidité de réaction », n'a en revanche pas fondamentalement évolué ;
- les mécanismes de décision politiques et militaires n'ont pas été développés ou adaptés afin que l'Alliance conduise « avec plus d'efficacité et de souplesse ses missions, y compris le maintien de la paix » ;

Les procédures de mise à la disposition des Européens de moyens de l'OTAN séparables mais non séparés ne sont pas encore formalisées. Ces deux dernières années de débats montrent la difficulté de traduire, dans les procédures et dans les systèmes, de nouveaux principes dont tous s'accordent pourtant à reconnaître la validité et l'importance.

Ex-Yougoslavie

Qu'on ne s'y trompe pas : l'enjeu de ces questions institutionnelles, à première vue techniques, ne repose pas dans l'élaboration d'une architecture théorique détachée des réalités. Les tragiques événements de l'ex-Yougoslavie nous ont rappelé depuis 1992, trop souvent à nos dépens, l'impérieuse nécessité de disposer d'instruments adaptés pour pouvoir agir de concert. Cependant, malgré les obstacles, les réussites sont remarquables : nous sommes parvenus à mettre sur pied, le 3 juin 1995, la FRR (force de réaction rapide). Dans son prolongement, l'opération « Effort concerté » illustre la volonté nouvelle des alliés d'engager l'OTAN dans une action qui dépasse le cercle de ses membres : il y a peu, qui aurait pensé, par exemple, voir les pays neutres de l'Union européenne s'engager dans une opération sous commandement de l'OTAN ? Plus encore, qui aurait pu imaginer, hier encore, assister à la collaboration étroite des alliés et des Russes afin de faire respecter la paix en ex-Yougoslavie ?

Ces signes positifs, porteurs d'espoir pour des évolutions futures, ne doivent cependant pas masquer les difficultés qui persistent. Le poids des structures et des habitudes a fortement pesé sur la définition des plans et des modalités de mise en oeuvre de l'opération en Bosnie. Faute de volonté politique clairement définie, nos soldats ont trop souvent eu à pâtir, sur le terrain, des déficiences de nos systèmes de décision tant européens qu'alliés.

Il convient donc d'en tirer les leçons. La France entend contribuer à cette démarche en mettant en avant deux axes de priorité : renforcer le contrôle politique dans l'Alliance et y consolider l'identité européenne.

Contrôle politique de l'Alliance atlantique

La rénovation de l'Alliance appelle des mesures concrètes et efficaces. Il s'agit dans un premier temps de redéfinir les schémas de décisions politico-militaires afin d'éviter à l'avenir les paralysies du système. Dans cette perspective, la décision française du 5 décembre dernier s'inscrit dans une volonté d'agir à deux niveaux : réunir les ministres de la Défense au niveau du Conseil et renforcer le rôle du comité militaire.

Conseil des ministres de la Défense (réunion)

En premier lieu, il est souhaitable que le Conseil, instance suprême de l'Alliance, puisse servir de cadre à des réunions des ministres de la Défense. Leur besoin est évident : ces dernières années, cette formule a d'ailleurs été utilisée, de façon informelle, pour débattre notamment des questions bosniaques. Qu'il suffise de rappeler à cet égard la décision d'intervenir en ex-Yougoslavie : l'accord conclu par le Conseil permanent (Conseil de l'Atlantique nord au niveau des ambassadeurs) a été entériné par une réunion exceptionnelle des ministres des Affaires étrangères et des ministres de la Défense. Ce précédent pourrait servir de modèle pour des formes de consultations politiques et militaires étroites. Il est important que les seize ministres de la Défense puissent discuter ensemble dans le cadre de leurs compétences. Balayons d'ores et déjà tout malentendu : cette démarche ne doit pas vider les instances actuelles de l'Alliance de leur substance, tout au contraire. L'objectif de la France, comme nous l'avons montré le 5 décembre, est de renforcer aussi l'autorité du Conseil. Celui-ci doit bien sûr conserver sa compétence intéressant strictement la structure militaire intégrée. Dans ses structures actuelles, la France n'a pas vocation à y participer, et cette question n'est pas à l'ordre du jour.

Comité militaire (renforcement)

En second lieu, notre participation, désormais pleine et entière, au comité militaire revêt d'autant plus d'importance qu'il s'agit d'une instance essentielle et centrale dans le dispositif décisionnel de l'Alliance. Il doit par conséquent être en mesure de jouer pleinement son rôle de conseil militaire du Conseil de l'Atlantique nord, à l'instar de ce qui commence à se faire pour le traitement de la crise bosniaque. Nous nous félicitons, à ce sujet, du rôle qu'il a pu jouer dans l'approbation du plan de l'Alliance pour la mise en oeuvre du volet militaire des accords de paix. Le comité militaire doit servir d'état-major à notre Alliance, propre à préparer les scénarios dans lesquels se moulera la planification militaire assurée par les commandements.

Ce rôle peut être utilement étendu et approfondi. Dans le domaine du maintien de la paix, par exemple, et pour les opérations que l'OTAN déciderait de mener, le comité militaire est logiquement appelé à servir d'instance de définition des grandes options militaires et de planification. En ce qui concerne l'adaptation de l'Alliance, il aura également un rôle déterminant à jouer en tant qu'enceinte de concertation des plus hautes autorités militaires de chaque État. Ainsi consolidé dans sa fonction, le comité militaire doit pouvoir pleinement prendre part au travail de réflexion mené actuellement sur l'évolution des structures de l'Alliance, sur l'affirmation du pilier européen et sur les conséquences militaires de l'élargissement. Soulignons cependant que le renforcement du rôle du comité militaire n'altère en rien les relations qu'entretient la France avec la structure militaire intégrée de l'OTAN. Celles-ci continueront d'être régies par des accords bilatéraux, éventuellement remis à jour en fonction du nouveau contexte international. En l'état actuel de l'Organisation atlantique, la position de nos forces à son égard demeure inchangée.

Consolidation de l'identité européenne de défense

Nous n'avons sur l'organisation nouvelle de l'Alliance qu'il s'agirait de mettre en place, aucune idée préconçue ni aucun schéma arrêté. Une conviction nous habite cependant : la prise en compte de la dimension européenne doit constituer l'une des priorités de l'Organisation atlantique pour l'année 1996 et au-delà.

Le projet politique d'une construction européenne passe nécessairement par un traitement croissant des questions de sécurité et de défense au niveau de l'Union européenne. Cette ambition ne constitue en rien une menace pour l'Alliance. Bien au contraire, elle doit être perçue comme un moyen de la consolider et d'établir sur des bases plus sûres la solidarité transatlantique. Il n'y aura pas de politique européenne de défense sans la prise en compte de la dimension atlantique ; il n'y aura pas d'Alliance durable sans l'affirmation d'un pilier européen fort. L'objectif est de parvenir à une concertation euro-américaine d'un type nouveau au sein de l'OTAN.

Le « pilier européen », image forgée par le Président Kennedy, n'est pas un schéma d'organisation préétabli. C'est un concept politique dont la pertinence se révèle aujourd'hui avec acuité. Il s'agit de fonder une Alliance pérenne au moyen d'une contribution européenne plus visible et opérationnellement plus efficace, sur le plan politique comme sur le plan militaire.

Levons par avant toute ambiguïté : l'affirmation d'une identité européenne de défense ne doit pas se traduire par une restructuration dichotomique de l'Alliance avec, d'un côté, les pays de l'Union européenne et, de l'autre, les nations nord-américaines. Une telle duplication des moyens et des procédures serait non seulement coûteuse et dysfonctionnelle, mais plus encore, elle équivaudrait à nier la notion même d'Alliance transatlantique. La solution se trouve par conséquent dans la mise en place d'une organisation plus souple. À l'avenir, les Européens doivent être en mesure de préparer et conduire l'engagement d'une force européenne, s'appuyant si nécessaire sur les moyens et les structures existant dans l'OTAN, conformément aux décisions du sommet de janvier 1994. En d'autres termes, « l'européanisation » de l'Alliance doit être effective non seulement lors du déclenchement d'une opération mais également en temps de paix. Elle doit pouvoir s'exercer non seulement au niveau de l'exécution de l'opération militaire, mais aussi aux niveaux de sa planification, de sa préparation, et des décisions politico-militaires.

S'agissant des structures de commandement et des états-majors, toutes les possibilités doivent être explorées afin que la structure finale soit la plus flexible et efficace possible. Pour ce qui concerne les objectifs européens, la perspective est claire à nos yeux : la chaîne de commandement OTAN doit pouvoir fonctionner en mode européen afin que nous soyons en mesure, le moment venu, d'utiliser des éléments nécessaires au commandement d'une opération prise en charge par les Européens.

Dans cette perspective, les groupes de forces interarmées multinationales (GFIM ou CJTF en anglais) seront appelés à jouer un rôle essentiel. Il importe dès lors qu'ils puissent s'articuler, au cas par cas et selon les besoins, autour de noyaux OTAN, européens ou nationaux. Il est souhaitable que la session du Conseil ministériel de Berlin, en juin prochain, débouche sur un accord à ce sujet. Une fois de plus, l'expérience bosniaque devrait nous montrer la voie. Tous les pays de l'OTAN ne se sont pas engagés sur le terrain. La mise au point du plan d'opérations pour la mise en oeuvre du plan de paix en Bosnie nous a néanmoins permis d'engager une relation de travail nouvelle dont les enseignements seront utiles pour guider les réformes à venir.

Élargissement à l'Est et adaptation des procédures

Par-delà la concrétisation du piler européen dans l'Alliance, la rénovation de l'OTAN doit s'inscrire dans le cadre plus large des nouvelles missions qu'elle s'est vue attribuer depuis 1991.

La rénovation de l'Alliance atlantique n'est pas seulement géographique, elle est aussi, de façon complémentaire, thématique. L'Alliance conserve bien évidemment sa finalité première de défense collective des alliés, mais elle doit dorénavant s'adapter à nos actuelles missions militaires, dont la nature et le rôle sont appelés à évoluer. Enfin, elle doit parallèlement concevoir ces adaptations dans la perspective d'un élargissement vers l'Est ne conduisant pas à l'isolement et à l'aliénation de la Russie et de l'Ukraine.

À notre sens, l'adaptation de l'Alliance doit donc porter sur l'ensemble des niveaux décisionnels, tant politiques que militaires. Ces adaptations nécessaires concernent à la fois ses procédures et ses structures :

- en ce qui concerne les procédures, tout d'abord, la nature même des opérations de maintien de la paix nécessite une adaptation permanente de leur conduite, associant très étroitement les autorités politiques et les autorités militaires ;
- quand aux structures, et tout particulièrement les structures de commandement, il s'agit maintenant, en cas d'engagement de l'Alliance dans des opérations de maintien de la paix, de projeter des moyens dont on peut difficilement déterminer à l'avance le volume, la composition et la zone d'action.

Dans quelles limites ces adaptations doivent-elles être conduites ? Pour nous, les instruments de la structure militaire intégrée et les procédures qui y sont associées doivent être adaptées pour répondre pleinement aux exigences des missions de maintien de la paix et de gestion des crises. Il n'est pas question cependant de créer de toutes pièces une nouvelle structure politique et militaire, dont la seule vocation serait la gestion des crises et la conduite de missions de maintien de la paix.

Nous devons d'avantage veiller à combiner les avantages de la structure traditionnelle, liés essentiellement à des critères d'efficacité opérationnelle, avec les exigences des missions nouvelles, où les relations entre les contraintes opérationnelles et les objectifs politiques sont plus étroits et plus complexes. Les opérations menées depuis maintenant deux ans en Bosnie sont à cet égard riches d'enseignements, mais il faut aller plus loin dans le renforcement du contrôle politique et dans l'affirmation de la dimension européenne au sein de l'Alliance.

Les pays européens et alliés se trouvent aujourd'hui confrontés à une double échéance politique : l'une institutionnelle, avec la Conférence intergouvernementale de révision du traité sur l'Union européenne qui devrait, selon nous, marquer une réelle avancée dans la voie d'une politique de défense commune, l'autre militaire, avec le retrait planifié de la force de paix en Bosnie. La rénovation de l'Alliance offre l'opportunité unique d'apporter une réponse adaptée aux enjeux touchant le continent européen. Les circonstances appellent une réaction à la fois ambitieuse et réaliste. La France, par sa démarche et ses propositions, souhaite contribuer au renouvellement et à la consolidation de la relation euro-atlantique.