Texte intégral
EN déclarant à la tribune de l'Assemblée nationale, le 14 mai, que la fonction publique de l'État « fait de la mauvaise graisse », le Premier ministre a soulevé l'indignation des fonctionnaires.
Ce propos, qui cherche à justifier une diminution importante du nombre des fonctionnaires au cours des prochaines années, ne tient pas compte des évolutions ni, en fait, de la réduction au fil des années du poids de la fonction publique dans le budget de l'État et, plus généralement, dans la richesse nationale. Il contredit aussi la programmation passée ou à venir de la dépense publique et les engagements renouvelés à renforcer le service public. Enfin, par sa brutalité, il est aux antipodes de toute politique contractuelle de l'État vis-à-vis de ses agents avec leurs organisations syndicales représentatives.
Il est souvent de bon ton pour les gouvernements de se servir des fonctionnaires comme de boucs émissaires et de les livrer à la vindicte publique. Mais les fonctionnaires ont, ces derniers mois, prouvé qu'ils savaient se faire entendre lorsque c'est nécessaire, et l'opinion publique a montré qu'elle ne se laissait pas aussi facilement abuser.
On voudrait faire croire que le poids du financement de l'État dans la richesse nationale produite a crû fortement au cours des dernières années. Rien n'est plus faux. La part des impôts prélevés au profit de l'État dans le produit intérieur brut n'a cessé de diminuer depuis le début des années 80 : 17,6 % en 1985, 14,9 % en 1996. La pression fiscale de l'État, loin d'augmenter, a ainsi considérablement baissé, cela expliquant d'ailleurs en grande partie le déficit budgétaire et l'accroissement de la dette publique.
Autre vérité cachée : le poids de la fonction publique dans l'ensemble des dépenses de l'État a aussi diminué ces dernières années. Après avoir atteint un maximum de 40,9 % en 1977, il se situait à 36,1 % en 1994, niveau à peu près constant depuis 1987 et de plus de 1 point inférieur à celui constaté en 1971. L'examen des rémunérations des personnels civils de l'État conduit à un constat parallèle (21,6 % des dépenses publiques en 1994, contre 24,2 % en 1977 et 21,9 % en 1971).
Il est donc faux de laisser croire que la fonction publique est la source de l'accroissement des dépenses publiques et des déficits de l'État. D'autant que la diminution des effectifs de fonctionnaires remet en question le service public lui-même, pour une contrepartie très faible en matière d'économie budgétaire. Dix mille ? Vingt mille ? Cinquante mille ? Le chiffre des suppressions d'emplois envisagées dans la fonction publique de l'État varie au gré de déclarations ministérielles qui ne tiennent aucun compte de la réalité des effectifs budgétaires de fonctionnaires de l'État.
De 1985 à 1996, les effectifs du ministère de la défense sont passés de 453 000 à 398 000 personnes, ceux des budgets civils de 1 598 000 à 1 676 000. Cet accroissement des emplois civils s'est réalisé dans trois ministères : éducation nationale, intérieur et justice.
Plusieurs lois de programmation adoptées par le Parlement en 1994 et 1995 (justice, sécurité, éducation) ou en cours d'examen (programmation militaire) définissent les engagements pris par les pouvoirs publics en matière d'évolution de l'emploi public dans ces quatre grands secteurs. D'ici à 1999, les trois lois déjà adoptées prévoient la création d'environ 12 000 emplois. Le projet de loi de programmation militaire conduit à une augmentation de l'ordre de 18 000 emplois au ministère de la défense.
Faut-il alors, pour respecter l'objectif d'une diminution de 10 000 emplois pendant trois ans dans le total des emplois de l'État, faire passer les effectifs de tous les autres ministères de 384 000 à 324 000 ? Une telle diminution ne pourrait avoir lieu sans des licenciements de fonctionnaires !
Toute diminution du nombre total des emplois de l'État remet en question le service public lui-même. Car elle ne peut se réaliser qu'en ne satisfaisant plus les besoins accrus d'éducation et de formation, de sécurité et de justice. Elle est impossible sans suppression d'écoles, de commissariats, de tribunaux. Elle ne peut qu'aboutir à la mise à mal des principes même du service public, les secteurs participant le plus directement à la lutte contre l'exclusion étant nécessairement touchés.
Tout cela pour une très faible économie budgétaire : 10 000 suppressions d'emplois, c'est moins de 2 milliards de francs d'économies, soit moins du trentième des économies que le gouvernement dit vouloir réaliser. Voilà un moyen bien peu efficace d'aboutir à cet objectif pour un coût social extrêmement lourd. Dans le même temps, les pouvoirs publics envisagent une baisse de la fiscalité d'État !
Après les mouvements sociaux de l'automne dernier, le gouvernement s'est engagé à renouer des négociations sur la précarité de certains emplois publics, sur la réduction et l'aménagement du temps de travail, et enfin sur les salaires. Un accord a été signé le matin même des déclarations intempestives du premier ministre sur la résorption de l'emploi précaire. La négociation sur le temps de travail est en panne depuis le 1er avril. Quant à la négociation salariale, le gouvernement ne tiendra pas son engagement de l'ouvrir avant la fin du printemps.
Faut-il croire qu'il a oublié le malaise exprimé par le secteur public pour que, par ses actes et ses déclarations, il mette de nouveau à mal la politique contractuelle dans la fonction publique ? S'il compte sur la passivité ou la lassitude des fonctionnaires, il se trompe.
Les quatre organisations syndicales de fonctionnaires que nous représentons sont fondamentalement attachées à la politique contractuelle. Elles sont également attachées à la qualité du service public et à son efficacité économique et sociale.
Si le gouvernement persiste dans ses intentions de remise en question du service public et de mise à mal de la négociation contractuelle, c'est avec résolution que nos organisations syndicales appelleront les fonctionnaires à s'y opposer. La rentrée, avec le rendez-vous traditionnel du débat parlementaire sur le projet de loi des finances, sonnera l'heure de vérité.