Texte intégral
En choisissant de parler de la légitime défense de l'Europe, Pierre Lellouche pose, en fait la question de la légitimité de l'Europe politique. Pour les « pères fondateurs », la création de la CECA (Communauté européenne du Charbon et de l’Acier), puis la signature du Traité de Rome, étaient avant tout des actes de paix.
Il s'agissait, en réconciliant la France et l'Allemagne, de protéger l'Europe de ses pulsions guerrières et autodestructrices. Il s'agissait, ensuite, de protéger l'Europe contre les agressions extérieures, contre la menace massive de l'année Rouge. Il s'agissait, enfin et surtout, de donner à l'Europe les moyens de prendre en main, progressivement, son propre destin. La guerre froide et la division du monde en deux blocs l'en ont empêchée. Géant économique et commercial, l'Europe est très largement demeurée, alors que nous approchons de la fin du siècle, faute d'une vraie dimension politique, un témoin de l'Histoire.
Contexte géostratégique
Aujourd'hui, le paysage géopolitique a radicalement changé. Mais, aucun des trois grands objectifs politiques et stratégiques de la construction européenne n'a disparu. Bien au contraire :
– l'Europe n’est toujours pas ce continent tranquille avec un horizon indépassable de paix, de prospérité et de valeurs humanistes. La fin du totalitarisme soviétique s'est accompagné de nouvelles contradictions. Le réveil des peuples d’Europe, ce n'est pas seulement la démocratie, l'économie de marché, la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes ; c'est aussi, ici ou là, le renouveau nationaliste, la désagrégation des États, la purification ethnique ;
– les dangers extérieurs ne sont pas non plus évanouis. Certes, aucun adversaire identifié, aucune menace massive ne se dressent plus contre l'Europe. Sommes-nous assurés pour autant d'une sécurité durable ? Non, car trop d'incertitudes demeurent sur l'avenir de certains grands pays, car trop de zones auxquelles nous lient la géographie et l'histoire connaissent l'instabilité et la violence. De plus, la fin de la confrontation Est-Ouest n'a pas fait disparaître d’un coup de baguette magique les arsenaux nucléaires et classiques accumulés pendant des décennies. Nous aurons à vivre longtemps encore avec ces legs de la guerre froide, quelles que soient les bonnes volontés en matière de désarmement ;
– enfin, la défense apparaît désormais comme un attribut naturel et une condition essentielle de l'union politique de l'Europe. Les intérêts vitaux et stratégiques des Européens tendent à définir un espace de défense et de sécurité commun.
Défense européenne – Alliance atlantique
Dès lors qu'il n'y a plus d'obligation de se situer dans un système de confrontation des blocs, les Européens doivent apprendre à maîtriser leur destin. L'alternative serait l'abstention politique et l'abdication stratégique, en laissant à d'autres la responsabilité politique et militaire de la sécurité européenne. L'Europe doit manifester sa volonté d'exercer ses responsabilités et d'honorer ses solidarités à l'échelle du monde. La démarche du Général de Gaulle, il y a plus de trente ans, se plaçait tout à fait dans cette perspective nationale et européenne et il est regrettable que par faiblesse morale ou politique, voire par flagornerie, certains aient cru pouvoir mettre en opposition cette démarche « Gaullienne » avec l'idée européenne ou d'en faire le symbole d'un refus de solidarité transatlantique.
La question de la défense européenne et celle d'une Alliance atlantique équilibrée s'est toujours posée dans les mêmes termes. Ma conviction est qu'il devient indispensable de faire converger ambition européenne et évolution de l'Alliance. C'est un des grands défis de la fin de ce siècle.
Pour perdurer au-delà de la Guerre froide, l'Alliance atlantique doit prendre toute la mesure du bouleversement intervenu en Europe en évoluant sur trois points :
– l'adaptation à des nouvelles missions de sécurité collective et de maintien de paix, qui confirmera sa légitimité historique ;
– l’abandon de toute finalité directionnelle, qui désarmera les méfiances héritées du passé ;
– et enfin et surtout, l'acceptation, en son sein, d'une identité européenne de défense.
Otan (rénovation)
La France ne doit pas, pour sa part, s'en tenir, au-delà des circonstances, aux décisions institutionnelles de 1966. Elle doit choisir l'esprit qui a inspiré sa politique depuis 1958. Toute politique européenne ambitieuse est indissociable d'une politique claire vis-à-vis de l'OTAN. Comme toujours, pleinement solidaire de ses alliés, la France entend jouer son rôle dans l'exercice de rénovation de l'Alliance dont elle veut préserver l'héritage et pérenniser le rôle. Instrument du partenarial et de la fraternité d'armes entre l'Europe et le continent nord-américain, l'Alliance doit être aussi l’instrument des devoirs et des ambitions de l'Europe qui se fait.
Identité européenne de défense
Cela suppose l'expression d'une volonté collective de la part des Européens C'est pourquoi, je souhaite ardemment que la conférence de Turin affirme la compétence générale de l'Union européenne sur les questions de sécurité de défense.
En même temps, les coopérations opérationnelles doivent être valorisées. L'acquis est loin d'être négligeable. Le corps européen, l'EUROFOR, l'EUROMARFOR, le groupe aérien européen sont autant de progrès vers une contribution plus forte et plus cohérente de l'Europe à la défense collective. La dynamique européenne qui s'impose d'année en année dans le domaine spatial manifeste cette conviction de l'Europe qu'elle se doit d'exister et d'agir en propre dans les nouveaux domaines stratégiques.
Enfin, si l'industrie européenne de défense accuse encore un retard incompréhensible au regard des enjeux industriels, technologiques et commerciaux en cause, les Européens sont bien conscients aujourd'hui de la nécessité impérative d'engager enfin entre eux la coopération ambitieuse indispensable à la survie d'un secteur garant de leur autonomie.
La réforme sans précédent des armées françaises que vient d'engager le président de la République est en pleine cohérence avec la mise en œuvre d'une défense européenne et notre participation active à la rénovation de l'Alliance atlantique. Jamais sans doute l'ambition de la France n'aura si intimement mêlé le national, l'européen et l'atlantique pour construire, comme l'a rappelé récemment le président de la République, « une défense européenne crédible, capable de devenir à la fois le bras armé de l'Union européenne et le pilier européen de l'Alliance atlantique ».