Texte intégral
Réforme des armées
Tout d'abord, je voudrais saluer les officiers, les sous-officiers, les hommes du rang qui ont vécu, qui vont vivre une grande réforme de l'armée française. Ce que leurs prédécesseurs ont déjà vécu en 1962, ils vont le revivre. Je constate, aujourd'hui, qu'ils sont en train d'aborder cette réforme, nécessaire pour notre pays, avec une capacité d'adaptation, une intelligence, une pertinence, qui devrait faire l'admiration de tous les corps sociaux qui devraient vivre une adaptation similaire.
Armée de métier (lien avec la nation)
Le deuxième point, c'est qu'il est impossible, aujourd'hui, compte tenu des missions des armées, de ne pas considérer l'armée de métier. Il faudra, c'est vrai, par une politique nationale efficace, donner à l'armée une place dans la nation qui soit un engagement d'un certain nombre d'officiers, de sous-officiers, d'hommes du rang dans la vie civique. Maintenir ce lien, je crois qu'un certain nombre de pays le vivent très bien, il suffit de voir comment cela se passe dans un pays comme les États-Unis, je ne crois pas que ce soit un obstacle aux liens entre l'armée et la nation que de mettre sur pied une armée de métier. J'insiste sur le fait qu'aujourd'hui s'ouvre un grand débat sur le service national. Il conviendra d'y répondre, et parmi les formes de service national, il restera à une certaine tranche de la population, de continuer à être ce cordon ombilical entre l'armée et la nation.
Service national (débat)
Mais comme le rappelait la semaine dernière, Jean-Pierre Chevènement, sur Maastricht, dès le départ, on a donné une réponse qui a failli ne pas être retenue par le peuple français. Je pense que sur cette question du service national, il convient d'avoir le débat le plus ouvert possible. Il sera soit obligatoire, soit volontaire ; je crois qu'il y a des avantages et inconvénients, mais en toute hypothèse, j'insiste, il n'y aura pas de remise en question de l'armée de métier. C'est la raison pour laquelle, la forme militaire du service, qu'elle soit dans le cas d'un service national volontaire ou d'un service national obligatoire, sera réduite d'une manière très, très significative.
Armée de métier (menace pour la République, carrières courtes et reconversion)
Je voudrais reprendre la parole, quand même quelques minutes, pour dire à Jean-Pierre Chevènement qu'il y a, en fait, des bornes à ne pas franchir. Je crois que les officiers, les sous-officiers de l'armée française ont démontré leur attachement à la démocratie, à la République depuis des décennies, sinon même, depuis des siècles et que de dire, demain, armée de métier signifie une armée qui peut menacer la République par un putsch, ça me paraît bien léger, sinon même à la limite de l'honnêteté…
Je réponds aussi à Jean Guisnel, d'une manière très claire, c'est vrai qu'armée professionnelle et carrière courte sont liées. Lorsque l'armée sera totalement armée de métier, il y aura une grande majorité de militaires, sinon même la totalité (excepté 10 % du corps d'encadrement) qui aura une carrière courte. Vous allez me dire, comment la préparer ? On la préparera avec un système de formation, d'adaptation ; il faut dire les choses telles quelles sont, l'armée ne fera pas exception.
Dans la vie civile, vous avez aujourd'hui un, deux, trois, voire quatre métiers dans une vie. Compte tenu du développement du progrès technique, des adaptations permanentes qu'il convient d'avoir, c'est vrai qu'il y aura, en fait, ce processus-là. Je crois que j'ai été très clair à ce sujet.
Une des missions de l'armée sera aussi de préparer la reconversion de ceux qui auront passé une période de quinze à vingt ans dans l'armée et qui iront ensuite, dans le domaine civil. Le deuxième point, c'est qu'il y a une reconversion spécifique à avoir, c'est la reconversion immédiate. Le président de la République a pris un engagement qui est clair et qui sera tenu, il n'y aura pas de loi de dégagement de cadres.
Lien armée-nation
Je voudrais terminer sur une troisième réflexion. À partir du moment où vous allez avoir une rotation importante au niveau de l'encadrement par des carrières courtes, le lien entre la nation et l'armée sera d'autant plus fort, car il n'y aura pas en fait une armée qui va se séparer peu à peu de la nation, étant donné que constamment du sang neuf sera injecté dans le corps.
Q. (Jean-Pierre Chevènement) : Je crois que le gouvernement compte sur ce que l'on appelle « l'évaporation naturelle », mais cette « évaporation » risque d'être très rapide parce que pour beaucoup d'officiers et de sous-officiers, il faut connaître les servitudes de la condition militaire qui sont considérables. L'idée de carrière courte est inadmissible pour une raison très simple, c'est que les possibilités de reconversion à quarante ans deviennent vraiment difficiles. À quarante ans, on ne peut pas commencer dans de bonnes conditions une carrière professionnelle vraiment épanouie. Je pense que c'est une grave méprise que de le penser.
R. : J'ai l'impression que Jean-Pierre Chevènement a l'air de considérer le corps militaire comme un corps spécial ou spécifique. Mais il sait, car il a des responsabilités en tant qu'homme politique, qu'actuellement les informaticiens se réadaptent tous les dix ans, qu'actuellement les techniciens supérieurs, les techniciens en micro-informatique, les médecins font de même, car tous les dix ans, leurs sciences changent. À partir de ce moment-là, je ne dis pas que c'est agréable de changer de métier – quoiqu'il faut dire les choses telles qu'elles sont – avec un monde qui bouge à cette rapidité, il y a un certain nombre d'hommes et de femmes qui savent s'adapter à des situations diverses. Aujourd'hui, il y a déjà des rotations à partir de trente, trente-cinq ans, quarante ans ; donc ce ne sera en fait que la mise en place d'une rotation telle qu'elle existe déjà pour partie dans l'armée.
Q. (Patrice Gélinet) : Charles Millon, vous dites que l'armée n'est pas spécifique. Elle a quand même une spécificité, ce n'est pas un métier comme les autres, sous cet angle-là, mais c'est aussi un métier que l'on fait beaucoup par vocation. Je voulais vous faire réagir à un autre élément de ce rapport que j'ai mentionné tout à l'heure sur la diminution du personnel de l'armée de terre. C'est un document qui dit que l'on risque de voir apparaître à la place du soldat de vocation, le soldat de l'échange, c'est-à-dire le soldat qui n'attend de son engagement qu'un salaire.
R. : Personnellement, je vais vous dire tel que je le ressens. J'ai trouvé ce document étonnant parce qu'il projette sur des officiers, sous-officiers, des cadres de l'armée, des sentiments, sans doute de quelques-uns. En tant que ministre de la Défense et Jean-Pierre Chevènement a dû faire la même expérience que moi, on rencontre des dizaines, des centaines d'officiers, de sous-officiers, d'hommes du rang et je n'ai pas l'impression que le marché, l'échange, l'argent, se soient introduits dans l'armée, je n'ai pas l'impression qu'il y ait eu cette ouverture sur le règne de l'argent et de la monnaie.
Actuellement, vous avez des officiers, des sous-officiers, des hommes du rang qui vont là, comme vous le dites, pour servir le pays par vocation et je me plais à le souligner, parce que c'est important. Je ne comprends pas pourquoi, et je le dis aux auteurs de ce rapport. Il existe aussi dans les autres métiers que j'ai cités tout à l'heure (dans la médecine, par exemple, mais il y en a d'autres) des gens qui s'engagent par vocation. C'est que l'homme n'est ni bon ni mauvais. Il y a des gens qui y vont par vocation, qui y vont par enthousiasme, qui y vont par conviction et puis il y en a d'autres qui y vont par intérêt et je suis sûr, à titre personnel, qu'avec une armée de métier, nous aurons toujours les mêmes pourcentages d'officiers, de sous-officiers, d'hommes de rang qui servent par vocation ou conviction.
Q. (Patrice Gélinet) : Charles Millon, vous connaissez évidemment cette formule de Clauzewitz : « La guerre, c'est la poursuite de la politique par d'autre moyen ». Au service de quelle politique donc sera cette armée nouvelle ? Nous avons longuement évoqué l'importance qui est accordée par le chef de l'État et vous-même, à la projection de ces missions à l'extérieur. Il est beaucoup question d'une chose dont on n'a pas parlé, ni lundi dernier, ni ce soir, qui concerne sa dimension européenne, au point d'ailleurs, qu'il est même question d'une dissuasion nucléaire européenne. Puisque nous parlons de vocation, la vocation c'est aussi défendre son pays, est-ce que cette espèce de dimension européenne de la défense est aussi mobilisatrice que ne pouvait l'être, autrefois la défense du territoire national, à Valmy ?
R. : Tout d'abord, je rappelle que l'objectif d'une défense nationale, c'est la protection de l'intégrité territoriale, c'est la garantie de l'indépendance nationale, c'est la garantie de la liberté, de la sécurité des citoyens français et que pour ce faire, on va mettre en place un certain nombre de fonctions. On va dissuader l'adversaire pour l'empêcher de venir atteindre l'intégrité du territoire. On va mettre en place une prévention, c'est-à-dire surveiller si des conflits vont intervenir, pour empêcher que soit violée l'intégrité du territoire ou que soit atteinte la liberté des citoyens.
Et puis, on va projeter des forces soit à des centaines de kilomètres, comme le suggérait Jean-Pierre Chevènement, dans différents entretiens, soit sur les frontières, soit même à l'intérieur, c'est ce que l'on appelle la projection intérieure qui revient à une protection intérieure, c'est ce qui est analysé dans le Livre blanc, puis enfin la protection qui est assurée essentiellement par la gendarmerie et l'armée de terre, la protection du territoire.
Et c'est ça notre objectif, c'est d'assurer la protection du territoire. Allons-nous vers une défense européenne ? Il est bien évident que si on veut que la France puisse continuer à peser pour garantir sa sécurité, pour garantir son intégrité territoriale, pour garantir sa liberté du citoyen et aussi garantir ses valeurs, il faudra qu'elle s'intègre dans le concert européen et qu'elle fasse émerger une identité de défense européenne.
Nous avons en face de nous un pays qui s'appelle les États-Unis, qui sait mettre en concordance son armée, son industrie d'armement, sa volonté de défense et que de ce fait là, parvient dans le monde entier à faire respecter son intégrité territoriale, ses citoyens, leur liberté. Je suis européen, je ne souhaite pas (et je pense que Jean-Pierre Chevènement me saluera à cette occasion-là) dépendre des États-Unis pour l'indépendance, la souveraineté de mon pays. Je souhaite effectivement maîtriser la politique de défense à travers l'identité européenne de défense.
Pour ce qui est de la dissuasion, je vous mets tout de suite à l'aise, il ne s'agit pas d'une dissuasion européenne, il s'agit d'une dissuasion concertée telle qu'elle a été proposée par le Premier ministre, c'est-à-dire de voir comment on peut mettre la dissuasion française au service d'une identité européenne de défense. La question est posée, la réponse n'est pas donnée.
Je voudrais simplement souligner le fait que la France n'a pas simplement à défendre son territoire, je l'ai précisé tout à l'heure, mais que la France a aussi à défendre son identité, sa spécialité, j'allais dire son âme. Lorsque la France a pris la décision d'aller en Bosnie, c'est bien sûr, pour pouvoir faire respecter la souveraineté d'un peuple, mais c'est aussi pour pouvoir mettre hors d'état de nuire des anciens démons qui étaient en train de se réveiller, qu'on appelle purification ethnique, racisme et qui rappellent une période noire de notre histoire.
Or je constate qu'en Bosnie, on a vu émerger la force de réaction rapide, que cette forme de réaction repose sur des forces opérationnelles britanniques, néerlandaises et françaises. Elle s'engage sur des forces de soutien allemande, espagnole, italienne. Il n'y avait pas les Américains. C'est la Force de réaction rapide qui a sans doute provoqué le retournement de la situation en Bosnie. C'est la première réflexion que je voulais faire.
Industrie européenne d'armement
La deuxième réflexion qui fait suite au propos de Jean-Pierre Chevènement, c'est celle de l'industrie d'armement. On peut peut-être reprocher au président de la République, au gouvernement actuel sa détermination pour construire une industrie d'armement compétitive en France. Les décisions qui ont été prises : mise en oeuvre de la fusion de Dassault et Aérospatiale, mise en place d'une agence européenne de l'armement, etc., démontrent que nous sommes décidés à faire émerger une industrie européenne de l'armement qui est la seule capable de contrebalancer la puissance de l'industrie américaine de l'armement.
Relations France-OTAN
Enfin, dernier point concernant l'OTAN, il n'y a pas de réintégration dans l'OTAN. Il y a simplement la volonté de la France de faire évoluer les structures de l'OTAN, de provoquer une rénovation pour que l'OTAN repose sur ses piliers, un pilier européen, un pilier nord-américain. Il nous paraît évident que si cette évolution peut être engagée, il faut la pousser jusqu'à son terme.
Réservistes
Je me suis déjà adressé au réservistes depuis l'intervention du président de la République, puisque j'ai eu l'occasion de le faire à Lyon, devant une assemblée de réservistes pour bien faire connaître quelle était leur place dans l'armée de demain. On attend, en fait, de ces réserves, les modifications telles que vous les avez décrites, telles qu'on les connaît car très franchement, aujourd'hui, il y a une réserve active de cinquante mille hommes, il n'y aura pas de changement de nature, il y a une réconciliation de ce qui est constaté, avec ce qui est prévu juridiquement. Dans quelques jours, je signerai des conventions avec certain nombre d'entreprises, un certain nombre d'unions syndicales, patronales, qui reconnaissent le « plus » spécifique des réserves permettant ainsi le remplacement de la fonction réserve dans l'armée française.
Jean Guisnel y a regardé d'une manière extrêmement précise ; une armée telle qu'elle existe aujourd'hui a un coût. On constate que l'armement est de plus en plus sophistiqué, qu'il exige des techniciens et des formations. Pour avoir ces techniciens, pour avoir ces hommes formés, il faut que pour une part l'armée devienne un métier, il faut pouvoir avoir une armée avec ses techniciens. Il faudra un nouveau format et l'armée ne coûtera ni moins cher ni plus cher, elle coûtera à peu près le même prix, aux alentours de cent milliards de francs, mais elle pourra utiliser les équipements sophistiqués, afin d'accomplir sa mission de défense.
Hommage aux appelés en Bosnie-Herzégovine
Je rends hommage aux appelés qui, actuellement, sont en Bosnie. Je les ai rencontrés, ce sont des garçons qui assument leur devoir civique d'une manière tout à fait exemplaire.
Je crois que les engagés l'assument de la même manière pour les tâches qui leur sont confiées, mais qu'il y a bien d'autres tâches qui, actuellement, démontrent qu'il n'y a pas besoin d'avoir une conscription aussi généralisée qu'a la France pour se défendre.
Armée professionnelle
Si vous voulez avoir parallèlement ou concomitamment une armée de métier et une conscription, vous pouvez, mais vous avez, en fait, un édifice de défense qui est démesuré, qui va avoir en fait un coût budgétaire à la limite du supportable. À mon avis, vous ne correspondrez pas à l'attente des citoyens français et en même temps vous aurez un édifice qui sera instable. C'est la raison pour laquelle le président de la République a dit que pour défendre la France aujourd'hui, compte tenu des équipements, de la sophistication des matériels, il est nécessaire, il est utile, et il est suffisant d'avoir une armée de métier. C'est la raison pour laquelle, je continue à paraphraser le président de la République, le service militaire tel qu'il existait ne correspond plus à nos besoins car nous n'avons plus de menaces aux frontières. Les menaces qui pèsent sur la France ne sont plus des menaces quantitatives. Ce sont des menaces qualitatives.
Opérations militaires extérieures (décision du président de la République)
Q. : Mais, est-ce qu'elles sont applicables, quand cela nécessite une intervention très rapide ? Est-ce que l'on a le temps de mobiliser le Parlement de faire un débat parlementaire pour savoir si l'on intervient ou non ?
R. : Il y a, je le rappelle, des accords internationaux, il y a des conventions de défense et de coopération et puis il y a des déclarations de guerre. Dans le troisième cas, il y aura intervention du Parlement mais dans les deux premiers cas, c'est le président qui a décidé. Je prends l'exemple des Comores : la France est liée aux Comores par un accord de défense et de coopération en matière de défense ; les Comores ont demandé à la France de bien vouloir intervenir pour faire respecter l'égalité et la légitimité démocratique, et la France est intervenue aux Comores.
Q. (question d'un participant) : Monsieur le ministre, la semaine dernière, vous avez annoncé l'ouverture d'un grand débat, sous réserve qu'il y ait encore quoi que ce soit à débattre. Je voudrais savoir comment vous comptez associer la commission Armées-Jeunesse qui est une commission consultative, auprès de vous qui comporte toutes les formes, toutes expressions et qui, depuis des années, s'est prononcée en faveur d'une composante forte et essentielle militaire au sein du service national. D'autre part, en ce qui concerne une de ces formes militaires qui est le service militaire adapté, qu'a évoqué le général Valéry la semaine dernière, comment envisagez-vous, soit de le maintenir, soit de le remplacer, puisque tout le monde s'accorde pour considérer que c'est une très grande réussite.
R. : Le service militaire adapté sera maintenu, je ne peux être plus clair, il sera maintenu. C'est la première chose. La deuxième chose, c'est que la commission Armées-Jeunesse sera consultée par le Parlement du moins, je l'espère car, aujourd'hui même, le Premier ministre a saisi et l'Assemblée nationale et le Sénat pour lancer la consultation au niveau national. La commission Armées-Jeunesse, à travers les associations qui sont fédérées, sera associée à tous les débats qui vont avoir lieu à travers toutes les mairies de France et à travers toutes les associations de France. Il n'est pas question pour nous de la tenir écartée de ce débat, nous souhaitons même que la commission Armées-Jeunesse, non pas en tant que telle mais à travers toutes les personnes qui sont représentées – personnes morales ou personnes associatives – qu'elle participe à tous les débats locaux qui vont être organisés à travers la France.