Interview de M. Edmond Hervé, ministre de l'énergie, dans "Le Nouveau Journal" du 23 février 1983, sur la situation pétrolière et la politique énergétique française.

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Le Nouveau Journal. – M. le ministre, la baisse des prix du pétrole est en train de se généraliser. Cela ne risque-t-il pas de vous conduire à modifier votre politique ?

Edmond Hervé. – La France importe aujourd'hui 65 % de l'énergie dont elle a besoin. Malgré les progrès qui ont déjà été réalisés par le passé, nous sommes donc toujours dans une situation de forte dépendance. Celle-ci atteint même, comme vous le savez, 98 % pour le pétrole, lequel représente encore 48 % de notre consommation énergétique totale. Notre objectif est par conséquent simple : il faut continuer d'avancer sur le chemin de l'indépendance énergétique car celle-ci conditionne notre souveraineté, notre liberté d'action économique et politique, notre compétitivité. Nous nous sommes fixé comme but à l'horizon 1990 de faire passer notre taux d'indépendance de 35 à 50 %, la part du pétrole devant alors redescendre aux alentours de 32 %. Et comment ? En poussant la diversification afin de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, en tirant profit de l'appareil nucléaire, du charbon, en développant les énergies nouvelles et renouvelables (qui représentent un « gisement national ») et en pratiquant une politique active d'utilisation rationnelle de l'énergie.
Bref, nous croyons possible de produire plus et mieux, tout en consommant moins. Ce n'est pas un slogan. Regardez, par exemple : le TGV représente plusieurs centaines de milliers tonnes-équivalent pétrole (TEP) d'économie annuelle. Et l'isolation d'une maison représente une TEP économisée par an. Par ailleurs, je crois aussi beaucoup à la voiture « trois litres » que l'on sait déjà faire et qui devrait passer, dans quelques années, au stade industriel. Mais cette maîtrise de l'énergie suppose une volonté, une mobilisation, des moyens et des structures. Les collectivités locales ont aussi un rôle primordial à jouer. En effet, celles-ci consomment, produisent et constituent un lieu d'expérience privilégié.

Le Nouveau Journal. –- Comment se faire entendre des consommateurs pour qu'ils poursuivent l'effort entrepris alors que certains experts annonce un effondrement des prix mondiaux ?

Les gens ne comprennent pas toujours très bien les problèmes du pétrole et confondent trop souvent ce même pétrole avec l'essence. Ils mélangent aussi le court, le moyen et le long terme. Enfin, il faut distinguer baisse des prix et effondrement.
En ce qui concerne l'essence, et plus généralement les produits pétroliers, il faut se rappeler qu'au début de 1982 le secteur français du raffinage perdait environ chaque mois à peu près un milliard de francs. Si les choses avaient continué ainsi, cette profession se serait retrouvée dans la situation que connaît la sidérurgie. C'est pour cela que le prix des produits pétroliers doit tenir et tient une place particulière dans notre politique énergétique nationale. C'est pour cela que nous avons institué la fameuse « formule » qui est automatique et publique et tient compte, en particulier, du cours du dollar et de celui du pétrole brut de Rotterdam. Chaque mois, les prix des produits pétroliers sont calculés en fonction de cette formule : ce n'est donc pas le gouvernement qui fixe les prix. Son but est de permettre à notre raffinage de respirer, et peut-être surtout, de ne pas s'expatrier. Grâce à elle, en tout cas, le déficit mensuel de cette industrie a été réduit à environ 150 millions de francs. Mais cela ne suffit pas. Il faut maintenant poursuivre l'effort d'adaptation des installations industrielles aux besoins nouveaux du marché.

Le Nouveau Journal. – Et le pétrole ?

Pour le pétrole, n'oublions pas que celui-ci est un capital et non pas un revenu, c'est-à-dire qu'il s'épuise inexorablement au fur et à mesure qu'il est consommé. Personnellement, je suis donc intimement convaincu que son prix ne pourra aller, si l'on prend en compte le long terme, qu'en augmentant. Tous les puits nouveaux qui seront ouverts ou découverts dans le monde auront un coût d'exploitation de plus en plus élevé. Les coûts de recherche et d'exploitation en mer du Nord n'ont – c'est un exemple – rien de comparable avec ceux du golfe Persique. La demande mondiale ne peut aller qu'en augmentant avec une relance économique qui interviendra bien un jour et du fait que les pays en voie de développement deviendront inéluctablement de plus gros consommateurs d'énergie et par conséquent de pétrole.
La politique française doit, en conséquence, s'inscrire dans la durée. L'instant est toujours mauvais conseiller, nos choix fondamentaux ne doivent pas être modifiés à cause d'une variation conjoncturelle...

Le Nouveau Journal. – … qui semble cependant prendre des proportions importantes ?

Il ne faut pas s'énerver à propos de ce qui se passe sur le marché pétrolier.
Si le baril descend aux environ de 30 dollars, ce n'est pas une mauvaise chose pour la France. Quatre dollars en moins par baril importé, cela permet d'alléger notre facture pétrolière de l'ordre de 12 à 15 milliards de francs sur la base d'un dollar à 7 francs. Et si le dollar redescendait lui-même à 6,50 francs, cela ferait 10 milliards d'économies supplémentaires. Une telle évolution serait donc positive pour la France dès lors, bien sûr, qu'elle ne remet pas en cause sa politique énergétique. Ce serait le cas seulement si cette baisse débouchait soit sur un comportement de facilité chez les consommateurs, soit, finalement, sur un effondrement des prix du pétrole.

Le Nouveau Journal. – A partir de quel prix, d'après vous, pourrait-on alors parler d'effondrement ?

Cet effondrement, je le situe, c'est un ordre de grandeur, au-dessous de 24 dollars par baril.

Le Nouveau Journal. – Quelles en seraient les conséquences ?

Pour les pays producteurs, d'abord : ce serait une diminution des rentrées de devises, donc des difficultés supplémentaires pour honorer leurs dettes. En clair, un appauvrissement qui se traduirait à terme par un ralentissement accru, voire l'arrêt des programmes d'équipement et de modernisation que ces pays ont lancés. Pour les compagnies pétrolières et parapétrolières, ce serait également, à l'évidence, un coup très dur : bon nombre de puits qui étaient jusqu'alors rentables cesseraient de l'être. Cela ne pourrait que ralentir très considérablement l'effort de recherche pétrolier et énergétique (en remettant notamment en cause certaines autres sources de substitution). A plus long terme, provoquerait une réduction de l'offre, et comme la demande ne pourrait que s'accroître, ce serait alors la porte ouverte à un troisième choc pétrolier. Tout effondrement, il faut bien le comprendre, serait en effet inéluctablement suivi d'un violent choc en retour.
Pour ce qui est, en particulier, du secteur parapétrolier (exploration, recherche), n'oublions pas qu'il est, avant même l'automobile, notre première source de devises. Il représente en outre un des moteurs de notre avancée technologique.

Le Nouveau Journal. – Et qu'en serait-il pour les pays consommateurs ?

De deux choses l'une : ou bien cet effondrement des prix du brut est répercuté, ou il ne l'est pas. Dans le premier cas, on risque la démobilisation et la remise en cause des politiques énergétiques nationales. Ainsi, comment pourrais-je, en France, dans cette hypothèse, dire à un industriel d'utiliser du charbon ou de l'électricité au lieu du fuel ? Quant aux pays en voie de développement non producteurs de pétrole, leurs subsides en provenance des pays pétroliers seraient sérieusement réduits. Que pourraient-ils recevoir si ces derniers se retrouvent avec des caisses vides ? Le système bancaire mondial serait également très perturbé.

Le Nouveau Journal. – Vous êtes donc décidés à ne pas répercuter en France un éventuel effondrement des prix internationaux du pétrole ?

Nous veillerons à maintenir un système tarifaire intérieur cohérent avec notre politique énergétique générale.

Le Nouveau Journal. – Mais, d'une façon générale, la France peut-elle agir seule pour maîtriser l'énergie ?

Non. Cette réflexion devrait le plus vite possible s'élargir au cadre communautaire. En d'autres termes, il faut que l'Europe de l'énergie se dynamise. C'est vrai qu'il existe de sensibles différences en matière énergétique entre les Dix. Il faut que les Européens travaillent enfin ensemble. C'est un impératif prioritaire. J'insiste aussi sur la nécessité d'établir enfin un dialogue constructif entre ce que l'on a coutume d'appeler le « Nord » et le « Sud ». II me semble que les intérêts bien compris des uns et des autres devraient conduire à rechercher un véritable dialogue entre producteurs et consommateurs d'énergie.

Le Nouveau Journal. – Parlons, maintenant, si vous le voulez bien, du nucléaire. Que va devenir le programme d'équipement français ?

La France est le seul pays en Europe à avoir fait véritablement et réussi le pari du nucléaire. Que fera-t-on dans les années futures ? Nous sommes en train d'y travailler dans le cadre du IXe Plan. Ce qu'il faut, c'est un outil industriel qui corresponde à notre croissance économique et qui permette de conserver l'avance technologique acquise par nos ingénieurs et de maintenir l'emploi ; un outil qui soit capable de saisir toutes les possibilités d'exportation, soit d'électricité, soit de centrales. Je souhaite personnellement que l'on définisse non pas pour deux ans seulement, mais pour les cinq années à venir, le programme d'équipement électro-nucléaire français. Quant à l'exportation d'électricité, sachez que nous faisons actuellement un énorme effort de renforcement de l'interconnexion avec les réseaux de nos voisins européens.

Le Nouveau Journal. – Combien de tranches va-t-on commander à partir de 1984 ?

Alors que le rythme était de neuf tranches pour deux ans lorsque nous sommes arrivés, en 1981, nous avons décidé de commander six tranches pour 1983 et 1984. La réalisation de ces six tranches avait été fondée, rappelez-vous, sur une perspective de croissance économique de 5 %. Les choses étant ce qu'elles sont aujourd'hui, il y aura inévitablement des ajustements à faire. Mais, attention, en période de crise, le futur n'est jamais la continuation d'hier ou d'aujourd'hui. Notre politique doit être liée, non pas à des éléments conjoncturels, mais ressortir à une philosophie politique générale.

Le Nouveau Journal. – Quand rendrez-vous public le nouveau programme ?

Vraisemblablement en mai ou en juin