Texte intégral
Le Figaro : Depuis qu’a éclaté la crise au sein de la majorité municipale de Paris, vous avez été totalement silencieux. Est-ce par que vous vous sentez impuissant à agir ou parce que vous pensez que le moment n’est pas venu ?
Édouard Balladur : La majorité municipale offre un spectacle de querelles et de désordre qui est déplorable. Paris n’a pas mérité cela, et les Parisiens non plus. L’ensemble des Français regardent ce qui se passe à Paris avec stupéfaction. Il est temps d’en finir. Le RPR et l’UDF ne peuvent plus se permettre aucune erreur. N’oublions pas que, même si les élections régionales ont marqué un progrès pour la droite par rapport aux élections législatives de l’année dernière, si les Parisiens votaient demain aux élections municipales de la même manière qu’ils ont voté aux élections régionales, Paris serait perdu, compte tenu de la répartition des voix et des sièges entre les différents arrondissements. La droite est arrivée globalement en tête à Paris lors des élections régionales, mais elle n’est pas en tête dans un certain nombre d’arrondissements très importants pour l’affectation des sièges. Il faut en finir et mettre un terme aux disputes. Il faut que chacun résiste au vertige suicidaire qui paraît s’emparer des esprits. Il nous reste moins de trois ans pour redresser la situation, ce n’est pas trop. La majorité municipale tout entière doit se réunir, faire le point de la situation, arrêter les grandes lignes de son action ; les différentes tendances doivent se réconcilier au service de l’intérêt général et trouver la solution qui nous permette de gagner les prochaines élections municipales. Après avoir perdu la majorité à l’Assemblée nationale, et donc le gouvernement, après avoir perdu des régions très importantes, dont l’Ile-de-France, nous n’avons pas le droit de perdre Paris. Ce sont les bases mêmes de l’équilibre politique de notre pays qui sont en cause.
Le Figaro : Pour que ce vœu soit exaucé, allez-vous prendre une initiative ?
Édouard Balladur : Je n’ai pas comme objectif d’ajouter à la confusion. Il faut tout d’abord mettre fin aux soupçons réciproques et aux procès d’intention. Je fais simplement appel à l’esprit de responsabilité et à la raison de chacun. Nul ne peut souhaiter qu’en raison de ses divisions la droite perde Paris.
Le Figaro : Vous que l’on présente comme un possible recours, ne vous engagez-vous pas davantage ?
Édouard Balladur : Mais, si l’on faisait ce que je suggère, ne serait-ce pas déjà beaucoup ?
Le Figaro : En dépit de l’appel de Jacques Chirac, l’opposition ne s’engage-t-elle pas plus sûrement dans la voie de la dispersion que dans celle du rassemblement ?
Édouard Balladur : C’est un risque. Il y a deux problèmes dans l’avenir de la droite : sa capacité à s’organiser et à être cohérente, sa capacité à délivrer aux citoyens un message qui soit clair. Il faut traiter ces deux problèmes en même temps, mais ne pas privilégier à l’excès les questions d’organisations et de structure. Il est arrivé à la droite de rencontrer de grands succès alors qu’elle comprenait deux et parfois même, dans des temps plus reculés, trois mouvements politiques, qui s’entendaient et qui s’organisaient mais qui avaient des différences entre eux.
Le Figaro : Peu importe-t-il alors que demain, aux côtés du RPR, existent, à la place de l’UDF, deux partis, un parti libéral et un parti du centre, centre droit ?
Édouard Balladur : Je suis le premier à avoir, il y a dix ans, parlé de la nécessité d’organiser une confédération de l’opposition. Je continue à penser que nous gagnerions tous à nous réunir et à nous voir plus souvent, que cela s’appelle confédération ou toute autre chose. Mais la question du message est plus fondamentale encore. Quel avenir voulons-nous pour la France, et qu’avons-nous à dire aux Français ? Si nous sommes d’accord sur ce que nous voulons dire aux Français, les questions d’organisation se résoudront beaucoup plus facilement ;
Le Figaro : Le message du RPR, pas plus que celui de l’UDF, n’est, aujourd’hui, identifiable…
Édouard Balladur : Ce que vous dites n’est pas tout à fait exact. Nous avons élaboré ce message dans le projet adopté par les assises du RPR, il y a quelques mois. Mais il faut que nous le précisions. Il faut aussi – c’est à mon avis capital – que nous donnions véritablement le sentiment d’avoir liquidé les erreurs du passé, d’avoir compris l’avertissement que les électeurs nous ont envoyé en nous retirant leur confiance. Et, pour cela, il faut un fait nouveau qui commence à leur rendre confiance en nous.
Le Figaro : Lequel ?
Édouard Balladur : Il est double : d’une part, nous devons, j’insiste, élaborer un programme le plus précis possible, comme nous l’avons fait dans le passé, avant 1993 ; d’autre part, nous devons associer le plus grand nombre possible de Français à l’élaboration de ce programme. Je souhaiterais – ce qui n’a été que très rarement réalisé dans notre pays – une consultation de l’ensemble des électeurs de l’opposition sur un projet qui leur serait soumis et sur lequel ils se prononceraient, sur lequel ils feraient valoir leurs objections ou leurs propositions complémentaires.
Le Figaro : N’avez-vous pas le sentiment que le calendrier électoral, ces dernières années, avec notamment la présidentielle et les élections législatives anticipées, a permis au moins à deux reprises aux électeurs de dire ce qu’ils pensaient des projets de droite ou de gauche ? À un calendrier électoral assez chargé ces derniers temps, voulez-vous ajouter une consultation propre à l’opposition ?
Édouard Balladur : Ne croyez-vous pas que, si nous étions en mesure d’organiser un dialogue direct entre les citoyens et les partis, chargés aux termes mêmes de la Constitution de « concourir à l’expression du suffrage », ce serait un évènement politique capital, qui manifesterait véritablement une sorte de résurrection de l’opposition ?
Le Figaro : Comment organiser cette consultation ? Les partis ont un fichier de leurs militants mais pas de fichier de leurs électeurs…
Édouard Balladur : Chaque formation de l’opposition compte des dizaines et des dizaines de milliers d’élus, députés, sénateurs, députés européens, conseillers régionaux, conseillers généraux, conseillers de Paris, maires et conseillers municipaux de toutes les communes, conseillers d’arrondissement de Paris, de Lyon et de Marseille, membres du Conseil supérieur des Français de l’étranger. Cela fait déjà beaucoup de monde.
Et il y a, d’autre part, tous les électeurs régulièrement inscrits sur les listes électorales, et qui se reconnaissent dans les valeurs de l’opposition républicaine et libérale. On pourrait imaginer que chaque votant disposerait d’un mandat au moins, les élus pouvant bénéficier d’un nombre de mandats supérieur.
Cette consultation pourrait avoir lieu dans les différentes régions, les unes après les autres, et être organisée par les élus en liaison avec les partis. Le résultat traduirait l’opinion non pas de tous les électeurs de l’opposition, peut-être, mais de plusieurs centaines de milliers d’entre eux. Cela aurait une valeur plus significative et entraînante que la consultation des seuls militants. Il faut que les citoyens eux-mêmes soient invités à donner leur sentiment.
Le Figaro : Aux citoyens d’élaborer votre projet…
Édouard Balladur : Les responsables politiques doivent prendre leurs responsabilités, élaborer un programme précis et le soumettre aux électeurs. Mais pourquoi s’interdiraient-ils de tenir compte des avis qui leur seraient donnés pour éventuellement modifier leur projet ? Qui peut être sûr d’avoir raison sur tout ? Qui peut prétendre demander aux citoyens d’approuver par oui ou par non un projet tout ficelé, tout préparé à l’avance ? Il faut organiser le dialogue. Dans une société moderne, l’échange des idées et le dialogue doivent prendre le pas sur des relations que je qualifierais de hiérarchiques.
Le Figaro : Comment s’exprimeraient ces électeurs ?
Édouard Balladur : ils s’exprimeraient, d’une part, sur un projet, élaboré par les partis, et, d’autre part, sur un questionnaire comportant une vingtaine de questions simples et précises sur l’idée qu’ils se font de la nation, de son identité, de son avenir, sur l’organisation et la forme de l’État, sur les moyens d’assurer le progrès de l’économie et de la société, sur les garanties dues aux plus démunis, sur le respect de la loi et de la sécurité, sur la protection de la famille, le fonctionnement de la justice et de l’enseignement… À l’issue de cette consultation, une convention nationale adopterait le projet de l’opposition républicaine et libérale.
Le Figaro : Pensez-vous réellement que de tels sujets, qui donnent lieu à des semaines de débats complexes à l’Assemblée, puissent se traiter par questionnaire ?
Édouard Balladur : J’en suis persuadé, dès lors que les questions seraient claires et précises. Le peuple français est adulte et averti.
Le Figaro : Sans se livrer à une consultation aussi large, difficile à organiser, le PS n’a t-il pas réussi alors qu’il était au plus mal à se doter peu à peu d’un projet ? Et l’opposition, comme vous me le rappelez, n’y est-elle pas parvenue en organisant des états généraux, libres d’accès ?
Édouard Balladur : Ils ne s’en sont mal trouvés ni l’un ni l’autre.
Cette vaste consultation, ce dialogue direct serait un fait nouveau très important : une sorte de mobilisation venant de la base, de l’ensemble des électeurs de droite. Je crois que cela changerait considérablement l’atmosphère politique et l’image de l’opposition.
Le Figaro : Alors il faudrait faire vite ! Or l’opposition ne semble pas encore prête à présenter un projet.
Édouard Balladur : Le RPR en a élaboré un, il s’agit de le préciser davantage pour en faire un programme de gouvernement. Je serais surpris que nous ne soyons pas en mesure de soumettre un pareil programme aux électeurs avant l’automne. C’est pourquoi il faudrait commencer à s’y mettre tout de suite. En ce qui me concerne, j’ai l’intention d’essayer, sans engager personne d’autre que moi, de préciser ce que pourrait être le programme de l’opposition, pas uniquement sur les questions économiques et les questions sociales, mais aussi sur l’enseignement, l’Europe, les institutions.
Le Figaro : Le RPR et l’UDF peuvent-ils le faire ensemble ?
Édouard Balladur : Ce serait souhaitable, évidemment, mais, dans le cas contraire, chacun pourrait organiser sa propre consultation.
Le Figaro : Le fait que les prochaines législatives aient lieu avant la présidentielle doit-il inciter l’opposition à s’abstenir de toute perspective présidentielle ?
Édouard Balladur : L’opposition doit avoir comme objectif dans les quatre années qui viennent, puisque c’est de quatre années qu’il s’agit, de gagner à la fois les élections législatives et la présidentielle. Je ne conseillerais pas de choisir entre les unes et l’autre.
Le Figaro : La présence de Jacques Chirac à l’Élysée, la cohabitation, ne compliquent-elles pas le jeu de l’opposition et ne freinent-elles pas sa « résurrection »?
Édouard Balladur : Pas du tout. Chacun son rôle. À la suite de la dissolution, la gauche a gagné les législatives et formé le gouvernement. Ce gouvernement a une politique différente de celle de la droite ; différente aussi de celle qui aurait la préférence du président de la République. Mais ce dernier, au sommet de l’État, doit faire en sorte que les intérêts essentiels de notre pays soient sauvegardés, que son action extérieure obéisse au principe d’unité, ce qui le conduit à cohabiter du mieux qu’il est possible avec le Premier ministre. Il ne peut pas, même s’il conserve évidemment le droit de rappeler ses choix, installer un affrontement permanent entre lui et le chef du gouvernement.
Le rôle de l’opposition est différent. La politique qui est suivie aujourd’hui nous semble à bien des égards mauvaise, nous redoutons que notre pays ne gaspille ses chances. Nous le disons, et nous refusons d’approuver cette politique. Cela nous conduit à critiquer ou à rejeter des décisions gouvernementales lorsqu’elles nous semblent mauvaises, même lorsqu’elles sont adoptées en Conseil des ministres. Mais faudrait-il que nous les approuvions sous prétexte que le Conseil des ministres est présidé par le chef de l’État ? Je rappelle que, étant Premier ministre, j’ai, par exemple, présenté un projet sur l’indépendance de la Banque de France. Il a été avalisé par le Conseil des ministres, que présidait M. Mitterrand, mais a suscité l’hostilité du groupe socialiste, qui a refusé de la voter. La cohabitation, c’est cet exercice un petit peu compliqué. Si nous partions du principe que nous devons approuver tout ce qui se décide au Conseil des ministres, alors il n’y aurait plus d’opposition. Vers qui les Français se tourneraient-ils ? Chacun son rôle. La France a besoin d’une opposition de droite qui soit vigoureuse, afin de préparer l’alternance future. Ce qui ne veut pas dire qu’elle doit contrarier si peu que ce soit l’action du président de la République. Tout au contraire.
Le Figaro : Le président de la République vous convie aujourd’hui à déjeuner à l’Élysée pour « célébrer l’euro » entre anciens premiers ministres. Pourrait-on réunir le RPR pour une même célébration autour de Jacques Chirac et de Philippe Séguin ?
Édouard Balladur : Bien entendu ! Je me réjouis que l’euro soit désormais une réalité irréversible. C’est la conséquence de longs efforts poursuivis depuis le traité de Maastricht, que j’ai approuvé, effort dont j’ai eu ma part. D’abord en sauvegardant le système monétaire européen, lors de la crise de 1993. Ensuite la même année, par le vote de l’indépendance de la Banque de France. Enfin, en, engageant la réduction des déficits publics colossaux que nous avions trouvés, action qui a été poursuivie et amplifiée, la situation s’y prêtant, par Alain Juppé.
Le Figaro : Mais sentez-vous le RPR à l’unisson ? Ne craignez-vous pas qu’à l’approche des élections européennes. Il connaisse de nouveaux déchirements, comme lors du vote récent à l’Assemblée nationale de la résolution sur l’euro ?
Édouard Balladur : Je ne parlerais pas de déchirements puisque nous avons adopté à l’Assemblée une position unanime. Je suis tout à fait confiant : nous parviendrons à élaborer une position qui tienne compte à la fois de la nécessité de l’existence d’une Europe mieux organisée et mieux affirmée et du maintien de la personnalité des nations.
Le Figaro : Philippe Séguin peut-il exercer pleinement ses fonctions de président du RPR ?
Édouard Balladur : Être à la tête de la principale force d’opposition, dans une situation caractérisée par la cohabitation, où le fondateur du RPR se trouve être le président de la République, est un exercice délicat, que Philippe Séguin accomplit au mieux. Souvenez-vous de ce que le RPR était il y a dix mois ! Philippe Séguin remplit une tâche difficile, il est indispensable qu’il la continue. Je salue son action, en y associant Nicolas Sarkozy ; elle est à la fois méritoire et efficace.
Le Figaro : Quel jugement portez-vous sur l’ensemble de la politique gouvernementale ?
Édouard Balladur : Le gouvernement actuel a pris ses fonctions dans un climat économique et social bien meilleur qu’il ne le croyait, et bien meilleur que nous ne le croyions nous-mêmes, puisque déjà la croissance était de retour et puisque les déficits publics avaient considérablement diminué depuis quatre ans. Ce mieux économique, qui, je crois pouvoir le dire, n’est que très, très faiblement dû à l’action de l’actuel gouvernement, à quoi va-t-il être utilisé ? À réformer notre société, à abaisser nos charges et nos impôts ? Je crains que cette croissance nouvelle ne soit gaspillée et que nous n’opérions pas tous les changements indispensables. Quelles ont été les grandes mesures prises depuis presque un an ? Les dépenses augmentent plus vite que précédemment, les impôts ont été encore alourdis, la durée du travail autoritairement abaissée, on finance sur fonds publics et en faveur des jeunes, dit-on, des emplois administratifs dont on ne voit pas quel est l’avenir. Je n’aperçois pas d’éléments qui puissent nous faire croire que la gauche socialiste soit sortie d’un archaïsme de pensé dont paraissent s’être libéré les autres partis de gauche en Europe.
Le Figaro : Dans le Var, grâce à l’appoint de voix d’électeurs de la droite modérée, le PS l’a emporté sur le FN. En êtes-vous satisfait ?
Édouard Balladur : La droite a été absente de ce second tour, comment en être satisfaite ? C’est là le phénomène important. C’est contre cela que nous devons réagir. La droite ne doit pas être une force d’appoint, aidant, selon les circonstances, les uns ou les autres. La droite doit être présente dans tous les combats électoraux, et, pour cela, elle doit s’affirmer sans aucun complexe. On ne résoudra pas le problème du Front national en lançant des anathèmes mais en proposant des projets réalistes et qui correspondent à ce que souhaitent nos électeurs ; la liberté préservée, la sécurité assurée, la famille respectée, la solidarité garantie, la France consolidée dans une Europe puissante. La droite doit redevenir la droite.