Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, dans "Le Monde" le 27 février 1999, sur les composantes de la croissance en 1998, le "modèle économique américain" et la nécessité de coordonner les politiques économiques européennes pour soutenir la croissance.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Quel est votre diagnostic sur la conjoncture ?

- « Il commence par une excellente nouvelle : la France a connu une croissance de 3,2 % en 1998, supérieur aux 3 % que le gouvernement avait prévu - et qui avaient été contestés. Et encore cette croissance est-elle sensiblement inférieure - au moins d'un demi-point - à ce qu'elle aurait été sans la crise asiatique.
Le ralentissement en Europe et en France a commencé plus tôt qu'on ne le pensait : il est visible, dès l'été 1998, surtout pour la production industrielle. Ainsi l'activité de l'industrie manufacturière est-elle sur un rythme de croissance de 5 % au début 1998 et de moins de 2 % à la fin de l'année. Quand, en octobre, les entreprises ont fait leurs premières prévisions d'investissements pour 1999, la crise russe battait son plein. Aujourd'hui, le paysage est moins sombre, même si les perspectives pour l'industrie restent mitigées.
À l'inverse, la consommation se porte exceptionnellement bien. En moyenne, elle a progressé de 3,8 % en 1998. Les français ont bénéficié d'une forte hausse de leur pouvoir d'achat, de 3 %, notamment grâce a de fortes créations d'emplois et à une inflation plus faible que prévu. Les activités de services et de BTP sont très dynamiques : ainsi les mises en chantier dans le BTP enregistrent une croissance de 39 % entre le troisième et le quatrième trimestre.
Enfin, et surtout, l'emploi a considérablement augmenté en France l'an dernier, avec environ 300 000 nouveaux emplois marchands et 100 000 emplois non marchands créés. C'est notre meilleure performance depuis 30 ans. Sur les 18 derniers mois, il y a eu 16 mois de baisse du chômage, y compris celle de janvier annoncée vendredi. 1998 aura été l'année des records de la décennie en termes de croissance, de consommation, d'investissement, de créations d'emplois. Mais, surtout, vertu cardinale, c'est l'année de la confiance retrouvée, confiance qui ne faiblit pas début 1999. Depuis juin 1997, une nouvelle pratique politique, plus à l'écoute des Français, plus respectueuse des engagements pris - ce que certains ont appelé la « méthode Jospin » - a pu y contribuer. »

Q - Quelles sont, d'après vous, les perspectives économiques ?

- « Il y a, depuis l'été 1998, et dans toute la zone euro, une divergence entre les anticipations des ménages et celles des industriels. On a déjà constaté un tel écart, mais il n'a jamais persisté aussi longtemps. Toute la question est de savoir laquelle des deux courbes de confiance - celle des ménages, qui atteint des sommets, ou celle des industriels, à un niveau nettement plus bas - rejoindra l'autre. Plusieurs éléments laissent penser qu'il y a une probabilité sérieuse de voir la confiance des ménages, qui se traduit par une croissance de leur consommation, se diffuser vers les chefs d'entreprise. La dernière requête de l'Insee fait apparaître que les industriels ont, par rapport à l'automne dernier, révisé de cinq points à la hausse leurs prévisions d'investissement pour 1999. »

Q - Maintenez-vous votre prévision d'une croissance de 2,7 % pour 1999 ?

- « La France résiste plutôt bien au choc de la seconde moitié de 1998. Ce que j'ai appelé le scénario du « trou d'air » - c'est à dire l'hypothèse que le ralentissement ne serait que passager et suivi d'un rebond après le premier trimestre 1999 - semble pour le moment validité. Certes, les prévisions de croissance que nous avions élaborées en août n'intégraient pas, par définition, ce qui s'est passé en septembre, notamment le contrecoup de la crise russe. Nous verrons donc fin mars, après les travaux habituels des experts, s'il faut procéder à une révision limitée. Mais je pense que, dès l'été 1999, la France reviendra au rythme de croissance qui est potentiellement le sien en ce moment, et pour les années à venir : 2,5 % à 3 % par an. Une croissance voisine de 2,7 % reste donc, à mon avis, la perspective centrale de la croissance française, même si celle-ci doit être affectée en 1999 par le « trou d'air ».
Nous sommes donc revenus un des moteurs de la croissance européenne. Entre 1995 et 1997, la France avait fait moins bien que la moyenne de nos partenaires de l'euro. En 1998, l'ordre est nettement inversé. En 1999, nous devrions creuser l'écart avec l'Allemagne et l'Italie. »

Q - Comment expliquez-vous cela ?

- « Il y a la confiance et le redémarrage de la demande des ménages depuis 18 mois. Mais, plus fondamentalement, j'ai la conviction profonde que la France est en train d'entrer, plus vite que ses voisins, dans un nouveau régime de croissance, plus durable, car porté par les nouvelles technologies, comme cela s'est passé aux États-Unis, il y a plus de 6 ans. On dit souvent que la moitié de la croissance et des emplois créés outre-Atlantique vient des activités de nouvelles technologies et des services à haute valeur ajoutée qui y sont associés.
Certes, nous sommes en retard par rapport aux États-Unis - seulement 15 % de notre croissance vient aujourd'hui des nouvelles technologies ; c'est déjà 0,5 % de croissance en plus en 1998. Mais nous sommes, à notre tour, en train de commencer d'inventer, avec obstination, la nouvelle croissance du XXIe siècle, qui doit être innovante, mais aussi porteuse de solidarité : c'est ce qui fondera le progrès solidaire. »

Q - En quoi l'année 1998 s'est-elle inscrite dans cette évolution ?

- « L'année 1998 a été une année de forte croissance, sans inflation et avec une augmentation limitée des dépenses publiques. Ce constat met à mal deux dogmes, ou plutôt deux prétendus dogmes, du keynésianisme mal compris. Le premier est celui selon lequel il n'y a pas de croissance sans inflation. Le deuxième est celui selon lequel il faut toujours augmenter le déficit budgétaire pour soutenir la croissance. À l'inverse, ce qui est pour moi le fondement même du keynésianisme - la priorité donnée à l'investissement avec une forte impulsion publique - a trouvé sa pleine justification en 1998. Les comportements de prise de risque et de création de nouveaux marchés génèrent une forte croissance. »

Q - Pour un homme de gauche, prendre l'économie américaine pour modèle, n'est-ce pas périlleux ? Car le modèle de croissance dont vous parlez, c'est aussi celui de la flexibilité et de la précarité du travail…

- « Ce serait surtout stupide, car il n'est ni possible ni souhaitable de substituer le modèle américain au modèle européen. Il nous faut examiner attentivement ce qui explique la vigueur et la durée de la croissance américaine - les nouvelles technologies et la nouvelle politique économique - tout en s'appuyant sur ce qui fait la force du modèle social européen. Il ne faut pas laisser les inégalités se développer, comme cela s'est passé aux États-Unis. C'est cela le pari européen. C'est aussi à cela que se mesurera, historiquement, le succès de la gauche en Europe. »

Q - Les autorités américaines reprochent aux Européens de ne pas faire leur part d'effort pour soutenir la croissance mondiale. Comprenez-vous cette critique ?

- « Les Américains nous demandent rituellement d'avoir une croissance plus forte et pour cela d'ouvrir davantage nos marchés. La réponse des Européens est tout aussi classique : on observe fréquemment que le taux d'épargne américain est particulièrement faible et que cette situation conduit à une absorption des capacités d'épargne japonaise et européenne. Pour y remédier, il est nécessaire que nous ayons une coopération renforcée dans la gestion des grands équilibres mondiaux. La récente réunion des ministres des finances du G7 à Bonn a montré que la prise de conscience de cette nécessaire régulation du système monétaire international progressait : stabilité des changes, lutte contre ces « trous noirs » que sont les paradis bancaires ou les hedges funds. »

Q - C'est donc une fin de non-recevoir que vous adressez aux Américains ?

- « Pas exactement. Nous leur disons que nous sommes tout à fait prêts - et que nous avons même commencé - à faire notre part d'effort pour soutenir la croissance mondiale, mais il faut aussi que des règles de fonctionnement du système soient mises en place : le libéralisme débridé a montré une nouvelle fois ses limites avec la crise financière. »

Q - Et alors, concrètement, quelle est la part d'effort que l'Europe peut consentir ?

- « Comme ministre des Finances et comme socialiste, je viens de participer, au nom de Lionel Jospin, aux travaux des socialistes européens présidés par le Premier ministre portugais, Antonio Guterres. Ensemble, nous défendons une vraie politique de croissance européenne : plus de coordination et plus d'innovation pour plus d'emplois. Plus de coordination : pour disposer d'une croissance durable, l'Europe doit impérativement mettre en place un bon « policy mix », avec d'un côté une politique budgétaire sérieuse et, de l'autre, une politique monétaire soutenant la croissance. Il faut trouver le bon équilibre entre les deux. Et c'est, en particulier, la raison pour laquelle la France continue de viser une résorption de ses déficits. Les dernières estimations du FMI, que je vous livre, font ainsi apparaître que le déficit structurel français - celui qui ne tient pas compte de la conjoncture -, qui était égale à 1,3 % du produit intérieur brut en 1998, reculerait à 0,7 % en 1999, soit une amélioration de 0,6 point. Par comparaison, pour les onze pays de l'Euroland, les déficits moyens reculeraient, de 1,1 % à 0,9 %. Contrairement à ce que l'on dit parfois, l'effort fait par la France pour réduire ses déficits est sensiblement supérieur à celui de ses voisins : je vous précise que, pour 1998, notre déficit effectif sera de 2,9 %, soit moins que les 3 % prévus. »

Q - Si le « trou d'air » se prolonge, poursuivrez-vous cet effort de réduction des déficits ?

- « Dans la programmation triennale des finances publiques que nous avons récemment arrêtée, nous avons procédé à ce qui est, pour notre pays, une petite révolution : fixer un objectif de dispense et non de déficit budgétaire. C'est une bien meilleure politique que celle qui était menée par les libéraux, consistant à ne s'intéresser qu'au solde, ce qui pouvait masquer de très grandes fluctuations du côté des recettes comme du côté des dépenses et aggraver la récession en période de ralentissement. »

Q - Quels que soient les soubresauts de la conjoncture, il n'y aura donc pas de régulation budgétaire ?

- « Nous défendons la thèse, bien comprise par la plupart de nos collègues européens, des « stabilisateurs automatiques ». S'il y avait des changements structurels de long terme, il faudrait sans doute que nous changions notre norme de dépenses en volume. Mais si les changements sont seulement conjoncturels, nous nous en tenons à cet objectif. »

Q - Êtes-vous sûrs que les dirigeants de la Banque centrale européenne aient la même vision que vous du bon « policy mix » à conduire ?

- « Ce qui compte, c'est d'avoir une politique monétaire qui assure à la fois la stabilité des prix et une croissance forte. La Réserve fédérale américaine y est parvenue avec beaucoup de pragmatisme. Je suis convaincu que la Banque centrale européenne y parviendra aussi. »

Q - La politique fiscale a donné lieu, ces dernières semaines, à des controverses particulièrement obscures. Quelles sont vos véritables intentions ?

- « Le gouvernement fera, comme l'année dernière, connaître ses choix après une large concertation et un débat sans tabou. Mais, pour le moment, ce débat ne s'est pas encore ouvert au sein du Gouvernement. Tous ceux qui évoquent actuellement des projets de réforme fiscale ne s'exposent donc qu'à une seule chose : être démentis par les faits. »

Q - Certaines déclarations ont pu laisser penser que, même s'il n'avait pas encore arrêté ses projets, le Gouvernement avait changé de philosophie fiscale…

- « Non, pour le Gouvernement, les réformes recherchent toujours les mêmes objectifs : soutenir la croissance et l'emploi, réduire les inégalités, simplifier le système fiscal. »