Texte intégral
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Mon invitée ce matin est la Secrétaire d'Etat aux dix millions de personnes handicapées en France. Bonjour Sophie CLUZEL.
SOPHIE CLUZEL, SECRETAIRE D'ETAT CHARGEE DES PERSONNES HANDICAPEES
Bonjour.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Dix millions de personnes handicapées à des degrés divers. Un Français sur cinq est concerné par le handicap. D'ailleurs cette question du handicap, de l'insertion à l'école, de l'inclusion comme on dit, de la solidarité revient beaucoup dans le Grand débat. On va regarder cet extrait hier où le Président est interpellé sur l'autisme.
ESTELLE FERRANDES, VOLONTAIRE A L'INSERTION DANS L'EMPLOI A L'EPIDE
Je voudrais en fait lancer un point d'appel. S'il vous plaît, faites remonter l'info comme quoi ne plus utiliser les autistes comme insulte. Parce que François FILLON à un moment a utilisé l'autisme en disant : « On n'est pas des autistes » alors s'il vous plaît, on arrête maintenant. Merci à vous, on est tous frères, on est humains, on est de la même faction.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Formidable témoignage, cette jeune femme qui s'occupe d'une association d'aide aux enfants ou peut-être aux adultes aussi autistes. D'ailleurs c'est vrai que c'est un sujet de consensus : mieux aider les personnes handicapées en France. Et pourtant, on a parfois l'impression que l'Etat n'est pas à la hauteur, Sophie CLUZEL.
SOPHIE CLUZEL
C'est un vrai sujet de société. C'est le projet politique que je porte : changer le regard sur le handicap, faire toute sa place au citoyen avant tout parce que c'est un citoyen qui a certes des besoins spécifiques. On a été longtemps dans une vision très protectrice donc un peu excluante, dans des établissements à part pour protéger la personne. Aujourd'hui il est temps de faire toute sa place. C'est vraiment le projet politique que porte Emmanuel MACRON. Quand je l'ai rencontré, j'ai vraiment vu qu'enfin un homme politique s'emparait de cette problématique qu'avant d'être handicapé c'est un citoyen. Qu'il faut qu'il aille à la crèche, à l'école parce que tout passera par l'école pour changer le regard, acculturer je dirais la différence et même parfois la grande différence. C'est comme ça qu'on va bâtir notre société inclusive.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Vous avez raison mais pendant des années, on a dit qu'à l'école il n'y a pas justement les assistants qui peuvent aider les personnes handicapées ou en difficultés d'être intégrées normalement.
SOPHIE CLUZEL
Dans tous les autres pays d'Europe, tous les enfants handicapés vont à l'école de la République. Depuis plus de trente ans.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
C'est vrai.
SOPHIE CLUZEL
On est en retard parce qu'on a eu une vision protectrice donc il faut qu'on change notre modèle. C'est tout chantier qu'on avec Jean-Michel BLANQUER de faire cette école inclusive une réalité. Ça veut dire quoi ? Formation des enseignants avant tout. La moitié des enfants handicapés, trois cent quarante mille enfants handicapés à l'école, ont besoin d'accompagnants. L'autre moitié, qu'est-ce qu'ils ont besoin ? D'adaptation pédagogique, d'accessibilité dans les écoles de matériel. Tout ça, on peut le faire beaucoup plus vite. Pour autant, ceux qui ont besoin d'être accompagnés, ils ont besoin d'être accompagnés par des professionnels, ce qu'on appelle les AESH : les accompagnants d'élèves en situation de handicap. Première fois qu'enfin un gouvernement arrête les contrats aidés pour pouvoir accompagner les enfants handicapés. C'est une grande première. A la rentrée prochaine, il n'y aura plus de recours aux contrats aidés pour ces accompagnants. Ce seront des contrats pérennes de trois ans renouvelables une fois. Ils font partie de cette communauté éducative. Nous professionnalisons ces accompagnants, c'est indispensable à la réussite de l'école.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Vous le disiez aussi, il y a le regard de l'autre sur le handicap.
SOPHIE CLUZEL
Bien sûr.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Notamment la formation des enseignants, la formation des médecins aussi. Vous racontiez dans une interview bouleversante l'an dernier dans Elle avec votre fille comment on vous annonce la trisomie de votre enfant et comment le médecin est tellement maladroit et à côté de la plaque. C'est vrai.
SOPHIE CLUZEL
Bien sûr. Ça fait peur encore cette différence, donc il faut qu'on irrigue vraiment toutes les formations des médecins, vous l'avez très bien dit, en fait de toutes les formations. Les étudiants en médecine ne sont pas formés au handicap. Donc là avec Agnès BUZYN, nous faisons justement une année où ils vont aller dans les établissements médico-sociaux, s'acculturer à cette différence. Il faut qu'on regarde les handicaps de façon beaucoup plus naturelle. On ne nie pas les différences, on ne nie pas les problématiques d'accompagnement. Mais tout le monde a sa place à l'école, tout le monde a sa place en entreprise, tout le monde a sa place à vivre ensemble au milieu de la cité. C'est ce projet politique que je porte. C'est bien pour ça qu'Emmanuel MACRON a voulu que le secrétariat d'Etat soit rattaché au Premier ministre.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Vous êtes rattachée à Edouard PHILIPPE effectivement.
SOPHIE CLUZEL
Voilà. On sort du handicap santé et on irrigue vraiment tout la politique. C'est l'affaire de tous.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
On va parler de toute cette politique d'intégration, d'insertion. Simplement, on voit que ce sujet dans le Grand débat remonte sur des choses très concrètes.
SOPHIE CLUZEL
Bien sûr.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
J'ai sélectionné quelques demandes. C'est souvent fiscal, désolé ; la France, on parle beaucoup à travers les impôts. Par exemple, supprimer la prise en compte des revenus du conjoint dans l'attribution de l'allocation adulte handicapé. Pourquoi est-ce que quand on est une personne handicapée, si le conjoint gagne un peu d'argent, on nous supprime notre allocation ?
SOPHIE CLUZEL
L'allocation, c'est un minimum social. C'est pour pallier justement à une limitation d'activité. Donc c'est une ressource, en fait, pour pallier à une limitation d'activité. Ce n'est pas une compensation du handicap. Pour ça, il y a un autre outil qui s'appelle la prestation de compensation du handicap. C'est celle-là que je veux justement améliorer. J'ai ouvert le chantier de la rénovation de la prestation du handicap parce que c'est le levier de l'autonomie.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Qui ne serait pas liée aux revenus du conjoint parce que sinon on est dépendant du conjoint évidemment.
SOPHIE CLUZEL
Bien sûr que non. C'est la prestation qui est liée à la situation personnelle et nous la revisitons parce qu'elle n'est pas assez justement favorable à cette autonomie de la personne. Pour autant l'AAH, revenons trois secondes sur l'allocation.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
L'allocation pour adulte handicapé.
SOPHIE CLUZEL
Portée à huit cent soixante euros en novembre de cette année, encore quarante euros en novembre 2019 de cette année, portant à neuf cent euros. C'est le plus haut minimum social, c'est un treizième mois pour les personnes handicapées. C'est plus de 10 % du pouvoir d'achat. C'est cinq cents millions pour cette année, c'est le seul sujet qui est en vraie augmentation. Je tiens à rappeler ça, c'est dix milliards pour un million de personnes. C'est un investissement, cette augmentation, de deux milliards et demi sur le quinquennat. Je pense qu'il faut le dire parce que c'est une vraie augmentation de pouvoir d'achat pour les personnes.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Avancer l'âge de la retraite pour les handicapés, parce qu'eux comme tous, c'est soixante-deux ans aujourd'hui.
SOPHIE CLUZEL
Oui, enfin il faut arrêter de…
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Mais parfois, c'est plus difficile de travailler avec un handicap.
SOPHIE CLUZEL
Mais bien sûr, mais pour ça il y a d'autres chose. Il y a justement les aménagements de temps de travail, les adaptations de poste et là on n'est pas bon. Il faut qu'on s'améliore. Il faut qu'on ait une réponse beaucoup plus practive pour les entreprises qui ont besoin aussi d'avoir une réponse sur les adaptations à l'accompagnement. Donc il faut certainement travailler plus sur les adaptations pendant le temps de travail, mais en revanche il faut aussi qu'on ait une politique. S'ils veulent être citoyens comme tout le monde, il faut qu'on rentre dans le droit commun. Sinon on n'arrivera pas justement à…
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Donc pas d'âge spécifique de départ en retraite.
SOPHIE CLUZEL
Non, pas d'âge spécifique mais un meilleur accompagnement pendant le temps de travail. Ça, c'est important.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
La baisse de la CSG sur les pensions d'invalidité.
SOPHIE CLUZEL
Alors pareil. Les pensions d'invalidité, elles représentent une masse importante et pour autant, en effet, elles subissent aussi la CSG. Mais là encore, il y a des compléments pour les personnes handicapées. Donc on peut cumuler par exemple l'allocation adulte handicapé et la prime d'activité. En fait ce qui ressort massivement dans tous les débats, c'est la complexité de notre fiscalité. C'est la complexité des prestations sociales. On a un non-recours aux prestations sociales, à tous ces tiroirs complémentaires.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
C'est trop compliqué.
SOPHIE CLUZEL
C'est trop compliqué.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Dernière chose : exonérer les sommes perçues par les aidants familiaux. Parce qu'on s'aperçoit effectivement que quand on aide quelqu'un de sa famille, on perçoit parfois des aides et on est taxé, on paye des impôts dessus.
SOPHIE CLUZEL
En fait les aidants familiaux, soit ils sont aidants professionnels…
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Aidants professionnels ou familiaux.
SOPHIE CLUZEL
Et donc en effet, par la prestation du handicap ils peuvent se déclarer justement aidants familiaux et là le salaire est vraiment indécent. C'est indécent, c'est bien ça qu'il faut revoir.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
C'est vrai, c'est vrai.
SOPHIE CLUZEL
C'est moins de ne pas taxer que de reconnaître vraiment qu'il y a une valorisation de cet aidant familial important. Je rappelle qu'il y a près de onze millions d'aidants familiaux soit pour aider son enfant handicapé, soit pour aider sa personne âgée et c'est tout l'enjeu justement de la grande concertation sur la dépendance : comment on replace les aidants familiaux vraiment dans une trajectoire beaucoup plus accompagnante. Mais la vraie problématique, c'est simplifions et donnons de la lisibilité à toutes ces prestations.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Avec un guichet unique pour le handicap ?
SOPHIE CLUZEL
Il y a deux axes de travail. Il y a le revenu universel d'activité dans lequel justement sera prise en compte aussi l'allocation adulte handicapé. Il faut que l'on simplifie, il faut qu'on puisse avoir une lisibilité parce qu'on a un trop gros taux de non-recours. Et puis il y a toute cette politique de faire sa place à la personne handicapée, qu'elle puisse vivre de son travail. Moi c'est ça qui m'importe. Donc on a là des leviers sur l'emploi et les entreprises inclusives ; on pourra en reparler.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Alors on va parler de la loi que vous défendez en ce moment, la loi de l'inclusion à l'école. C'est un peu techno comme mot.
SOPHIE CLUZEL
Non, non, vous avez raison. Parlons de scolarisation, tout simplement.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Scolarisation. Qu'est-ce que vous voulez changer exactement ?
SOPHIE CLUZEL
Je veux juste que le courant naturel vers l'école soit vraiment prioritaire pour les familles. Moi je suis la ministre des familles et des personnes handicapées. Aujourd'hui elles me disent : « C'est un parcours du combattant encore. On a des ruptures… »
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Les autistes. Combien c'est difficile de scolariser son enfant quand il est autiste.
SOPHIE CLUZEL
Mais bien sûr, parce qu'il y a un problème de formation. Parce qu'il y a eu une prise en charge qui n'a pas été assez précoce auprès des enfants. J'ai une stratégie nationale pour l'autisme avec trois cent quarante-quatre millions sur la table. Pour changer la donne sur l'intervention précoce, pour que la génération 2018 de ces enfants soit vraiment sauvée comme partout dans tous les autres pays d'Europe et qu'ils puissent aller à l'école. Ça veut dire une prise en charge précoce avec un reste à charge zéro pour les familles avant même que le diagnostic soit posé. C'est-à-dire qu'on va enfin prendre en compte l'ergothérapie, la psychomotricité, la psychologie qui n'était pas pris en compte tant que le diagnostic n'était pas posé. On révolutionne tout. A partir de 2019, on met des plateformes justement de prévention et de prise en charge précoce partout en France.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Et à l'école, est-ce qu'on peut rendre obligatoire la scolarisation de tous les enfants en situation de handicap ? Comment ça se passe concrètement ?
SOPHIE CLUZEL
Mais elle est obligatoire.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Elle est obligatoire mais elle n'est pas souvent possible, vous le savez.
SOPHIE CLUZEL
Ils sont enfants avant d'être handicapés.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Parfois c'est des établissements spécialisés parce que justement il n'y a pas les accompagnements dont vous parliez tout à l'heure.
SOPHIE CLUZEL
Justement, on change la donne dans cette grande révolution qu'on fait avec Jean-Michel BLANQUER. C'est qu'on transporte, on transfère si vous voulez ces professionnels du médico-social dans les murs des écoles.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Dans les écoles.
SOPHIE CLUZEL
C'est comme ça que partout ailleurs ça marche. Avec Jean-Michel BLANQUER, nous sommes allés au Danemark ; nous sommes allés au Canada. Nous sommes allés voir comment ça fonctionnait. C'est vraiment une autonomie d'une école avec tous les moyens au sein de l'école. Ce n'est pas simple à mettre en place parce qu'il faut parfois plus de locaux, parce qu'il faut aussi accompagner ces professionnels qui travaillaient dans des établissements spécialisés à venir travailler avec l'enfant dans l'école. Mais c'est comme ça qu'on fonctionnera.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Et c'est important aussi pour les autres enfants qui ne sont pas handicapés.
SOPHIE CLUZEL
Bien sûr.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Ça changera leur regard sur le handicap. Ça commence là aussi.
SOPHIE CLUZEL
Mais bien sûr. Ça fera des adultes futurs qui seront employeurs et qui n'auront plus d'appréhension et c'est comme ça qu'on change le regard.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Alors il y a un sujet qui remonte beaucoup dans les débats. Je crois que vous étiez hier à un débat sur ce thème à Vincennes : c'est les services publics dans les territoires, dans la ruralité. Parce que c'est vrai que moins de services publics de proximité, c'est particulièrement pénalisant pour les personnes handicapées. Et pourtant, c'est ce que fait l'Etat depuis des années en fait, de reculer les services publics au niveau local.
SOPHIE CLUZEL
Sur la politique du handicap, il faut préciser que je la co-construit et que je la copartage avec les départements.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
C'est vrai.
SOPHIE CLUZEL
Ce sont les départements qui sont chef de file de la politique sociale avec justement les allocations individuelles de solidarité. La maison départementale des personnes handicapées, elle est vraiment portée par les départements. Donc j'ai un énorme débat avec les départements.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Mais quand il n'y a plus de bureau de poste dans votre village, quand vous êtes une personne handicapée c'est encore plus compliqué.
SOPHIE CLUZEL
Mais c'est bien pour ça qu'il faut absolument conserver cette réponse de proximité. Et vous avez raison, c'est ce qui ressort dans les débats. J'étais hier à Vincennes, mais avant j'étais justement aussi avec les jeunes dans un lycée : le lycée Carcado-Saisseval avec un débat sur les jeunes. Ils nous disent : « Nous, on est citoyen. Dès qu'on n'est plus dans un grand aménagement urbain, on est citoyen. » J'ai rencontré des jeunes qui faisaient deux heures et demie de trajet au fin fond du 77. Ils disent « On n'a pas les réponses de proximité aussi pour les jeunes. » Donc c'est un vrai sujet de débat cette territorialisation, comment on remet du service de proximité au plus près. Et c'est encore plus prégnant pour, en effet, les personnes en situation de handicap. Vous avez raison.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Tout à l'heure en coulisses, vous disiez qu'avec les jeunes avec qui vous avez débattu, vous avez parlé notamment de la citoyenneté, du vote blanc, du vote obligatoire.
SOPHIE CLUZEL
Très intéressant.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Qu'est-ce que vous en pensez, vous, du vote blanc et du vote obligatoire ? C'est deux sujets différents.
SOPHIE CLUZEL
Déjà sur le vote, alors c'était un débat : est-ce que c'est un droit ? est-ce que c'est un devoir ? C'était très intéressant. Déjà moi, je remets les personnes handicapées majeurs protégés sous tutelle dans leur pleine citoyenneté…
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Ça, c'est un autre débat aussi.
SOPHIE CLUZEL
Parce que ça, c'est un vrai vote.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Mais expliquez-moi. Le Président de la République et donc vous avait annoncé que les quatre cent mille personnes qui sont aujourd'hui sous tutelle vous retrouvez, combien ?
SOPHIE CLUZEL
Trois cents à peu près.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Trois cent mille vont retrouver leur droit de vote, leur droit de citoyenneté. Est-ce que franchement, je vous pose la question très simplement, est-ce que c'est raisonnable ? Est-ce qu'il n'y a pas des personnes qui sont en situation de dépendance intellectuelle et psychologique peut être avec leurs aidants ou avec les soignants, et qui ne sont pas capables d'exercer en pleine conscience leur droit de vote ?
SOPHIE CLUZEL
Mais est-ce que ce n'est pas cet argument-là qui a privé les femmes du droit de vote jusqu'en 1948 ?
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Mais peut-être.
SOPHIE CLUZEL
Cette notion de dépendance, cette notion d'incapacité. C'est ce regard-là qu'on porte sur les personnes. Donnons-nous les moyens de leur faire exprimer leur volonté. Aujourd'hui, pour des personnes qui sont souvent empêchées, o' est encore au papier crayon alors qu'il y a des logiciels formidables, avec des logiciels qui permettent par exemple avec le eye tracking, avec l'oeil, de pouvoir exercer sa pleine expression…
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
De voter avec l'oeil ? Pourquoi pas ?
SOPHIE CLUZEL
Mais déjà de dire quand est-ce que j'ai envie de manger ou de ne pas manger dans un établissement médico-social.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Bien sûr, bien sûr.
SOPHIE CLUZEL
Ça va nous faire un bond en avant énorme sur l'accompagnement. Mais au-delà de ces personnes vraiment très empêchées, aujourd'hui moi j'avais des parents qui me disaient : « Je ne mettrai pas mon majeur sous tutelle parce que ça risque de le priver de droit de vote. » Donc sous encore ce prétexte de protection, on était empêché de pouvoir s'exprimer. Mais pas que : de se marier, de se pacser, de divorcer, de se soigner Monsieur. Pensez-vous que, par exemple, quand quelqu'un avait une rage de dents, qui était majeur protégé sous tutelle, il fallait l'autorisation du juge pour pouvoir le soigner ? Ça, on libère.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Quand ?
SOPHIE CLUZEL
Là, avec le projet de loi de Nicole BELLOUBET qui est en navette parlementaire.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Et le droit de vote ?
SOPHIE CLUZEL
Pareil.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Pareil, il est dans le projet justice.
SOPHIE CLUZEL
Oui. Donc ça sera bon pour les européennes.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Pour les européennes, on aura des personnes qui sont sous tutelle qui pourront voter.
SOPHIE CLUZEL
Exactement. Donc j'en appelle et j'en ai appelé à tous les présidents de partis politiques. J'ai fait une lettre à tous les partis, tous les présidents de partis politiques pour leur dire : les personnes en situation de handicap sont électeurs mais aussi sont éligibles. Rendez-vous compte, aucune personne handicapée sur les listes en sortant des élections européennes aujourd'hui.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Vous avez demandé d'ailleurs aux partis d'intégrer à leur liste des personnes handicapées.
SOPHIE CLUZEL
Oui, c'est ça. Faites un appel aux candidatures de personnes handicapées.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
La République en Marche va le faire alors ?
SOPHIE CLUZEL
Mais bien sûr. La République en Marche va le faire. J'en ai longuement parlé avec le Président et ils le font. Mais comment on a fait pour les femmes ? C'est pareil. On a fait un appel à candidatures, rappelez-vous. Donc moi je dis : les personnes handicapées, dix millions de citoyens, quatre-vingts millions en Europe, il faut qu'elles soient représentées. On a une crise de la représentation aujourd'hui, de la légitimité. Zéro homme politique, personne en représentation nationale ou un député officiellement annoncé handicapé, ce n'est pas normal. Ce n'est absolument pas normal. Il faut absolument que nous ayons des personnes handicapées qui parlent et qui portent leur propre parole.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Alors c'est un autre sujet, vous ne m'avez pas répondu. De manière générale, le vote blanc, le vote obligatoire avec les jeunes vous en avez parlé hier.
SOPHIE CLUZEL
C'était passionnant. Vote obligatoire, oui, que si on met le bulletin blanc.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Blanc. En fait, ça marche avec.
SOPHIE CLUZEL
Ils le disent tous, ça marche avec.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
On peut m'obliger à voter mais il faut que je puisse voter blanc et que ce soit reconnu.
SOPHIE CLUZEL
Voilà. C'était leur grande revendication.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
C'est logique d'ailleurs.
SOPHIE CLUZEL
Oui, c'est logique. Et puis aussi un très grand axe sur la discrimination qui est ressorti, tout le ressenti sur la discrimination. C'est très prégnant pour eux. Discriminations de tout ordre : discrimination raciale, discrimination d'orientation sexuelle, discrimination sur le handicap, c'est ressorti aussi. Ce grand mot de discrimination. On voit bien, et c'est ressorti dans le débat du Président de la République, cette singularité de chacun. Elle est vue aujourd'hui comme quelque chose qui fait peur. On n'ose pas se dire singulier ; or pourtant, c'est la richesse de notre société. C'est ça la société inclusive.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Alors c'est j'aimerais bien vous parler de ce qui est a priori pour beaucoup comme un recul : la loi logement. La loi qui a été adoptée l'an dernier ne prévoit plus que seulement 10 %…
SOPHIE CLUZEL
Vingt.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
20 %, c'est vrai que ça a changé en cours de discussion. 20 % des logements neufs soient adaptés aux personnes handicapées. Avant c'était 100 %, et vous avez présenté ça comme étant une avancée. Expliquez-moi.
SOPHIE CLUZEL
Non. J'ai présenté ça comme… Moi, je suis aussi une ministre pragmatique et je veux des droits réels. On avait 100 %, pour autant on avait un ascenseur qu'au quatrième étage. Alors qu'est-ce que ça veut dire d'avoir des logements accessibles s'ils ne sont pas accessibles par l'ascenseur ? Donc j'ai dit que j'allais jusqu'au bout et j'ai annoncé, et le décret est sorti, qu'on abaissait l'obligation d'ascenseur pour ouvrir le parc d'accessible. Pour autant, on garde notre ambition de 100 % accessible dans les parties communes. C'est-à-dire qu'une personne en fauteuil pourra tout à fait circuler, aller visiter sa famille parce qu'ascenseur, parce que parties communes, salon et toilettes seront 100 % accessibles. Pour autant, vous aujourd'hui vous n'avez pas besoin d'accessibilité parce que vous avez la chance de n'avoir personne dans votre famille, vous n'avez pas envie d'une immense salle de bains. Demain vous avez un accident parce que 80 % des handicaps sont acquis par un accident. Vous voulez pouvoir changer votre cloison sans beaucoup de frais, donc c'est ça en fait le logement évolutif. On construit intelligemment. On ne met pas de canalisations entre une salle de bain et une chambre pour pouvoir la déplacer. On met directement - c'est un peu technique mais c'est important - on met directement un double siphon ; vous pourrez enlever votre baignoire et mettre votre lavabo, votre douche. Donc c'est ça construire de façon évolutive et de permettre ainsi non plus qu'aux personnes à mobilité réduite d'avoir de l'accessibilité ou de l'évolutif, mais à l'ensemble de la société. C'est le bien-vivre chez soi, rester vieillir chez soi, les familles nombreuses, voilà. C'est comme ça que le handicap sert à tout le monde.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Une question sur votre engagement politique. Vous êtes là parce que d'abord vous avez eu un engagement personnel, familial puis après associatif et aujourd'hui politique. Est-ce que vous êtes déçue ? On a vu par exemple cette semaine Matthieu ORPHELIN dire que la politique du gouvernement n'était pas à la hauteur sur le plan environnemental et social. D'abord est-ce que vous comprenez son départ et est-ce que vous-même parfois vous avez des doutes ?
SOPHIE CLUZEL
Non mais des doutes, on en a tous. Moi le premier doute que j'ai, c'est que ça n'avance pas assez vite.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
C'est ça.
SOPHIE CLUZEL
C'est tout.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Est-ce que ça avance assez vite ?
SOPHIE CLUZEL
Non, ça n'avance pas assez vite puisque les personnes ne le ressentent pas assez. Donc moi mon objectif, c'est de faire avancer encore plus vite et en aucun cas je ne baisserai les bras. Je pense qu'on est plus utile à conserver sa conviction au sein justement du gouvernement ou au sein de son parti plutôt que de s'en extraire. Et je pense qu'on a besoin au contraire de faire accélérer les choses. Tant que la personne ne le ressent pas sur le territoire, tant que le Français ne voit pas le changement au quotidien, c'est qu'on n'est pas allé assez loin et pas allé assez vite. Donc non au contraire, ça me motive.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Encore deux questions. Le débat sur la PMA va s'ouvrir bientôt dans le cadre de loi bioéthique. J'imagine comme les autres membres du gouvernement que vous y êtes favorable pour toutes les femmes.
SOPHIE CLUZEL
Oui. De toute façon, moi j'ai consulté dans la loi bioéthique. Toutes les associations moins énormément sollicitée. Il y a eu une grande concertation.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Ça va être fait ? Il n'y aura pas de recul ? Des hésitations du gouvernement ?
SOPHIE CLUZEL
Je pense que c'est un engagement du Président et vraiment nous allons dans ce sens-là. En revanche il faut vraiment encadrer, il faut accompagner les femmes sur cette PMA, c'est le maître-mot. On ne peut pas dire PMA comme ça. Moi je pense que ce qui est très important, c'est d'accompagner les femmes vraiment sur ce que ça entraîne dans leur vie quotidienne et cætera. On voit trop de gamines qui ont des enfants qui sont laissées à l'abandon et cætera, donc c'est l'accompagnement, vraiment l'accompagnement dans le geste de la PMA est dans ce que ça engendre aussi.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Une dernière question. On a vu hier, enfin on a retranscrit ce témoignage bouleversant de Cécile DUFLOT dans le procès de Denis BAUPIN. Elle a été victime d'un harcèlement de la part de Denis BAUPIN, c'est ce qu'elle raconte au tribunal. Qu'il veut rentrer dans sa chambre au moment où elle est en train d'extraire le lait puisqu'elle avait accouché deux mois avant. C'est bouleversant et c'est courageux de sa part, non ?
SOPHIE CLUZEL
Vous l'avez dit, c'est courageux. Moi j'admire ces femmes, en l'occurrence Madame DUFLOT, qui va jusqu'au bout de son témoignage. Ce n'est pas facile. Ce n'est pas facile de se mettre à nu, ce n'est pas facile d'exprimer tout ce qu'on a vécu et ça fait en plus… Quelques temps après, ça fait remonter. Donc moi, j'encourage vraiment toutes celles qui ont subi des violences ou des attaques comme ça à pouvoir témoigner. C'est comme ça qu'on changera la donne, c'est tolérance zéro à des gestes déplacés mais c'est vrai pour tout. C'est vrai aussi pour les violences faites aux femmes, faites aux femmes handicapées, c'est catastrophique. Donc j'en appelle vraiment à oser témoigner, oser s'exprimer, mais pour cela il faut qu'on accompagne vraiment la prise de parole de ces femmes parce qu'elles n'ont pas toute la capacité comme Madame DUFLOT de pouvoir s'exprimer, mais bravo. Voilà.
CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Merci beaucoup, Sophie CLUZEL, d'avoir été notre invitée.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 13 février 2019