Texte intégral
Q - Emmanuel Macron n'est-il pas trop esseulé en Europe ?
R - Nous travaillons avec tous les pays de l'UE. Pour nous, le projet européen est un projet de partage, pas de division. Cela ne nous empêche pas d'avoir des désaccords avec les gouvernements nationalistes. Nous avons par exemple des inquiétudes sur le risque de violation de l'Etat de droit en Pologne, en train d'être évalué par le Conseil. Mais cela n'empêche pas la Pologne d'être d'accord avec la France sur la politique agricole commune ou d'autres sujets liés au prochain budget et à la taxation des géants du numérique.
Ce que l'on vit dans les rapports franco-allemands est le contraire de ce que les Cassandre avaient prédit. L'Allemagne s'est ainsi ralliée à notre proposition d'un budget de la zone euro. Cela ne va certes pas aussi loin que ce que la France propose, mais c'est un premier pas significatif. Ce budget, cela fait dix ans qu'on en parle, et il est désormais réalité. En matière de défense aussi, nous avons obtenu davantage en dix-huit mois qu'en plusieurs décennies. La semaine dernière encore, des avancées ont eu lieu, avec l'interdiction de la pêche électrique dans l'UE, la création d'une Autorité européenne du travail, qui viendra garantir le respect des règles sociales par tous, ou encore les progrès en faveur de la protection des droits d'auteur.
Q - Le clivage évoqué par Emmanuel Macron entre nationalistes et progressistes est-il désormais mis en sourdine ?
R - Il n'est pas artificiel et il n'est pas abandonné. Ne pas voir qu'il y a aujourd'hui une poussée nationaliste, extrémiste et démagogue en Europe, c'est ne pas avoir d'yeux pour voir. Lorsqu'Emmanuel Macron a parlé d'une "lèpre qui monte", il a nommé ce qui se passait, sans avoir peur de le dire et avec envie de la combattre. Jusqu'à présent, certains en Europe avaient préféré fermer les yeux et se boucher les oreilles. Ce silence s'est traduit par une montée de mouvements autoritaires.
Il y a aujourd'hui un vent mauvais qui souffle sur le continent. Face à cela, deux attitudes sont possibles : mettre la tête dans le sable en espérant tirer son épingle du jeu ou prendre le risque d'affronter ce vent mauvais en s'exposant aux critiques, à la violence verbale - et pas seulement - de certains de nos adversaires. C'est ce choix que nous avons fait.
Q - L'Europe est souvent perçue comme un instrument de la mondialisation, et non pas comme un outil de protection...
R - Le soutien pour l'UE n'a jamais été aussi fort en France depuis 1983. Plus un seul parti en France ne prône la sortie de l'Europe ou de l'euro, à part François Asselineau [président de l'Union populaire républicaine]. Les Français ont sur l'Europe des attentes très fortes et ils ont peur d'être déçus : transition écologique, politique migratoire efficace et équilibrée, défense de nos intérêts dans la mondialisation. Se replier, c'est le discours de certains nationalistes, pas le réflexe d'une majorité de Français.
Q - Comment et avec quels alliés comptez-vous peser davantage dans l'UE ?
R - Notre point faible est que nous ne disposons pas à ce jour d'un groupe politique au Parlement, qui soit la traduction de la force de LRM au niveau européen. Le premier parti français représenté à Strasbourg est le Rassemblement national [ex-Front national], qui n'est nulle part si ce n'est dans les enquêtes judiciaires pour emplois fictifs de collaborateurs. Il n'a aucune influence et vote en général le contraire de ce qu'il dit à Paris. Il aurait par exemple pu aider à lutter contre le dumping social, ce n'est pas le choix qu'il a fait. Les Républicains sont quant à eux divisés sur à peu près tous les sujets.
Mais la donne va changer. Toutes les élections nationales ont affaibli les partis traditionnels, et ont fait émerger des forces nouvelles. Et pas seulement des forces populistes. Vous avez à l'esprit l'exemple italien. Le centre droit et le Parti démocrate ont été remplacés au pouvoir par la Ligue et le Mouvement 5 étoiles, qui se sont exprimés contre l'Union européenne sans vraiment dire ce qu'ils en attendaient. Mais ce n'est pas ce que l'on constate en Grèce, ni au Portugal, ni même en Espagne...
Q - En Espagne, Ciudadanos, l'un de vos partenaires potentiels en Europe, s'allie en Andalousie avec l'extrême droite de Vox. Que comptez-vous faire ?
R - Ce n'est pas le choix qu'aurait fait LRM. Vous n'imaginez pas une seconde, dans une élection, fût-elle locale, LRM s'associer avec l'extrême droite en France. Mais nous jugerons sur les actes. Pour l'instant, le programme qu'ils ont adopté ne comporte aucune des mesures extrémistes proposées par Vox. Ciudadanos exprime des convictions européennes fortes. C'est aussi le cas du PSOE de Pedro Sanchez.
Q - L'extrême droite ne risque-t-elle pas de peser sur le nouveau Parlement ?
R - La nouvelle Assemblée sera plus morcelée, avec cinq groupes de taille importante. Le PPE, les socialistes [PS & D], des progressistes où nous voulons prendre toute notre place, un groupe autour des Verts et un groupe de nationalistes. La recomposition signifiera la fin de la cogestion entre le PPE et le PS & D, qui n'a pas contribué à nourrir l'intérêt des citoyens européens pour le Parlement.
Dans une telle configuration, le groupe des nationalistes ne pèsera guère. Ils ne formeront pas un groupe cohérent avec un quelconque projet. Sur le plan économique, ils se divisent entre des ultralibéraux et des partisans de l'interventionnisme étatique. Quant à la politique étrangère, certains exigent à cor et à cri un alignement sur l'Amérique de Donald Trump et d'autres regardent vers Vladimir Poutine. Une juxtaposition de postures ne fait pas une idéologie commune.
Q - La crise avec l'Italie est-elle finie ?
R - Notre ambassadeur Christian Massait est rentré à Rome le 15 février. Le signal a été entendu et compris. Le président italien, Sergio Mattarella, et Emmanuel Macron se sont parlé en début de semaine dernière, soulignant leur attachement à de bonnes relations entre les deux pays. Les deux vice-présidents du Conseil, Matteo Salvini et Luigi Di Maio, ont fait amende honorable, et notamment le second, pour le geste inapproprié et inamical qu'avait été sa rencontre, à Montargis, avec un agitateur qui parle de guerre civile et de milices paramilitaires.
Q - Avaient-ils totalement tort quand ils accusaient la France d'hypocrisie sur la question migratoire ?
R - À chaque fois qu'un navire recueille des naufragés, ce n'est ni le chancelier autrichien, ni le premier ministre polonais ou son homologue hongrois qui acceptent de prendre leur part et d'accueillir des demandeurs d'asile. Non seulement la France l'annonce, mais elle le fait.
Nous pouvons en outre nous étonner que tant de personnes traversent la frontière italienne sans contrôle. En 2017 et 2018, la France a été le deuxième pays européen pour les demandes d'asile avec 130.000 requêtes. Entre 2017 et 2018, le nombre d'arrivées de migrants sur les côtes italiennes a été divisé par dix grâce à l'action de l'Union européenne. Le discours sur l'absence de solidarité des partenaires est politique et électoraliste. La France a toujours défendu et mis en oeuvre les solutions de solidarité européenne.
Q - La guerre des mots n'est donc pas close ?
R - Nous souhaitons une relation loyale et respectueuse. Un gouvernement doit avoir pour priorité de s'occuper du bien-être de sa population, c'est pour cela qu'il a été élu et c'est sur cela qu'il sera jugé. Je ne vois pas comment des petites phrases permettront à l'Italie d'avoir une croissance meilleure que ce qu'elle a aujourd'hui.
Q - Après l'extradition de Cesare Battisti de Bolivie, Rome demande celles de quatorze brigadistes qui avaient fui en France. Qu'en sera-t-il ?
R - C'est un sujet qui est traité de justice à justice. Il ne revient pas à un ministre de l'intérieur, fût-il vice-président du conseil, de venir chercher les brigadistes en France, et il ne revient pas à son homologue français de les lui livrer. Ce sont des magistrats qui travaillent entre eux, en regardant au cas par cas, en veillant au respect d'une éventuelle prescription des faits. Ce sera du cas par cas, mais il n'y a aucune raison de s'opposer à une éventuelle extradition.
Q - Est-ce la fin de la "doctrine Mitterrand" [l'ancien président s'était engagé à ne pas extrader les anciens militants italiens, excluant toutefois les crimes de sang] ?
R - Je n'ai pas de doctrine sur les questions de justice. Si la justice d'un pays étranger qui respecte l'Etat de droit demande l'extradition de quelqu'un qui s'est rendu coupable de crimes de sang, c'est aux magistrats de décider. Je pense que notre pays a longtemps vécu en sous-estimant le traumatisme qu'a pu être le terrorisme en Italie ou en Espagne et que l'on a traité avec une indifférence, que je ne partage pas, la violence aveugle qui s'est exercée chez certains de nos voisins.
Q - Le pari du président Macron était de faire les réformes pour retrouver une crédibilité vis-à-vis de Bruxelles et Berlin. La crise des "gilets jaunes" ne risque-t-elle pas de faire renaître les doutes chez nos partenaires ?
R - Le président ne s'est pas dit : je vais faire les réformes pour faire plaisir à Angela Merkel... Il a été élu sur un projet dans un pays qui a besoin de se réformer. Aucun dirigeant politique en Europe n'est à l'abri d'un malaise social s'exprimant ici par les "gilets jaunes" mais ailleurs sous d'autres formes, y compris par des manifestations devant le Parlement de Budapest.
Ne pas prendre les mesures d'urgence pour répondre à ce malaise social, au prétexte que Bruxelles ne le permettrait pas, signifierait que l'Europe existe contre les peuples. Nous savons que nous dépasserons probablement les 3% de déficit en 2019, mais ce sera temporaire, les réformes structurelles se poursuivent, et en tout état de cause, les règles européennes prévoient des cas de circonstances exceptionnelles. On voit les premiers effets des réformes avec une croissance qui est l'une des plus robustes dans la zone euro dans un contexte international non exempt de fragilités.
Q - Le Brexit occupe-t-il toujours 50% de votre temps, ou cette part augmente-t-elle ?
R - Je ne renonce pas à notre priorité, qui est la ratification de l'accord de retrait. L'essentiel de mon temps consiste à veiller à ce que la France soit prête pour un Brexit sans accord, dont la probabilité augmente chaque jour un peu plus. L'Etat sera prêt. Il reste à faire en sorte que les autres acteurs le soient aussi, comme les régions et les acteurs économiques. Je comprends la difficulté pour les entreprises de prendre des décisions dans l'incertitude. Elles ne savent pas si elles vont exporter le 30 mars dans un pays respectant toujours les règles de l'UE ou dans un Etat tiers auquel s'appliquent les règles de l'OMC [Organisation mondiale du commerce].
Q - Que faire pour sortir de l'impasse ?
R - Les Britanniques nous ont dit ce qu'ils ne voulaient pas mais ils ne nous ont jamais vraiment dit ce qu'ils voulaient. Ils ne veulent ni de l'UE ni de l'union douanière ; le Parlement ne veut ni d'une absence d'accord ni du filet de sécurité irlandais, alors que c'était une proposition britannique, pas européenne ! Nous attendons que les autorités britanniques reviennent vers nous avec une position acceptable et soutenue par une majorité.
Le travail de négociations a été très bien mené par Michel Barnier. L'accord agréé par les Vingt-Sept et le gouvernement britannique en novembre 2018 est le meilleur accord possible. Il permet de se séparer à l'amiable et ouvre la voie à une relation future étroite entre l'UE et le Royaume-Uni. Maintenant, c'est à la démocratie britannique - gouvernement et Parlement - de décider s'ils veulent sortir de l'Union européenne en douceur ou s'ils veulent sortir brutalement.
Q - Il vaudrait mieux un "no deal" [une sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne sans accord] ?
R - Le "no deal" relèverait d'une décision britannique. Nous nous y sommes préparés. Nous travaillons à tous les scénarios depuis avril 2018. Nous devons éviter le désordre et les conséquences dommageables pour les Français, les Britanniques qui vivent en France et les entreprises françaises.
Q - Craignez-vous les ingérences étrangères en provenance de Russie ou des Etats-Unis pendant les élections européennes ?
R - Les interférences étrangères sur l'UE et la campagne européenne de mai sont une préoccupation partagée par tous les Européens. On observe une multitude de tentatives de manipulation, de désinformations et d'immixtions dans les processus électoraux portés par des gouvernements ou des initiatives privées en dehors de l'Union. L'UE met en place en mars un système d'alerte rapide pour que lorsqu'un Etat est confronté en premier à une "fake news", il puisse alerter ses partenaires.
Nous avons vu, avec la Belgique, un gouvernement trébucher sur une "fake news" [à propos du pacte onusien de Marrakech sur les migrations]. Ceux qui n'ont pas compris que les élections européennes vont être bombardées de manipulations de toutes sortes ne veulent pas voir, ou croient pouvoir en profiter.
Nous avons évidemment la volonté de dénoncer toutes les intoxications, de riposter chaque fois que c'est nécessaire, mais aussi d'aider à la prise de conscience que nous vivons est dans un espace public européen pour le meilleur et pour le pire. Avec certaines "fake news", on en a plutôt vu le pire pour le moment. C'est peut-être la première élection européenne vraiment politique et vraiment européenne.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 février 2019