Texte intégral
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le Chef d'Etat-Major des Armées,
Messieurs les Officiers généraux,
Monsieur le Préfet,
Mesdames et messieurs,
La scène se déroule à la fin février 2019. A 13h13 zoulou, le soleil brûle le désert lorsque les hélicoptères français décollent. C'est à Bou djebeha, au Nord Mali, loin de Tombouctou. Moins d'une heure plus tard, alors que les hélicoptères atteignent enfin le pick-up qu'ils traquent, celui-ci en rejoint un autre, puis un troisième : ce ne sont pas des seconds couteaux, c'est le convoi d'une cible majeure qui est en train de s'assembler. Le temps presse, car le carburant va bientôt manquer aux hélicoptères; les drones, en limite d'autonomie, devront rentrer, eux aussi.
S'engage une course-poursuite épique à plus de 120km/heure dans les dunes. Après des tirs de sommation les deux premiers pick-up se rendent ; les commandos se posent et capturent les terroristes. Faute de carburant, les hélicoptères rentrent ravitailler. Il en faut plus pour arrêter les forces spéciales. Les commandos enfourchent alors l'un des pick-ups capturés à l'ennemi et foncent à la poursuite du troisième véhicule. Ils le traquent assez longtemps pour donner ses coordonnées à un autre groupe commando qui finalement prend le relais et l'intercepte alors qu'il tente de se fondre dans un campement familial. Les terroristes sortent du véhicule, ouvrent le feu. Ils sont neutralisés. Tous. Parmi eux, il y avait leur chef, Yahia Abou-El-Hammam : l'Emir de Tombouctou.
Cette prise majeure concluait une longue traque émaillée d'opérations coup de poing, de recueil de renseignement, de filatures, et de bien d'autres choses que je tairai ici.
Les Maliens connaissaient les crimes d'Abou Yahia. Avec son groupe, il terrorisait la sous-région depuis longtemps. Nous le recherchions depuis six ans. Il était notamment le commanditaire du double attentat contre l'état-major de l'armée du Burkina Faso et contre notre Ambassade à Ouagadougou en mars 2018, qui a fait près de 20 morts et plus de 80 blessés. Sa neutralisation aura été une opération complexe, méticuleuse, de longue haleine: un chef d'oeuvre en quelque sorte, d'opiniâtreté, d'audace, et de savoir-faire, qui nous vaudra l'admiration des spécialistes étrangers.
Et pourtant, ce genre d'opérations exceptionnelles, je dois le reconnaître, est devenu le quotidien du Ministère des Armées. Vous le savez bien, hommes et femmes des forces spéciales, auxquels je suis venue rendre hommage aujourd'hui, et à travers vous, à l'ensemble des acteurs du Ministère des Armées. Personne mieux que vous n'incarne le fer de lance contre le terrorisme. Des opérations de ce type, vous en avez vu bien d'autres, comme l'héroïque libération d'otages au cours de laquelle les Premiers Maîtres Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello, ont perdu la vie au Burkina ; plus récemment encore, des neutralisations d'importantes figures de Daesh, à Kirkouk et ailleurs.
Alors pourquoi tout cela ? Est-ce parce que nous sommes plus présents, ou plus efficaces ? Ou est-ce parce que le terrorisme accroît son emprise ? Les Français sont en droit de demander où en est cet ennemi qui les a si sauvagement frappés sur notre sol. Le terrorisme est de loin la toute première menace de sécurité à leurs yeux. Le combat contre cette menace est aussi leur toute première attente envers les services de sécurité, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs, et envers les forces armées. C'est une menace particulière, par son ubiquité, son vice, sa radicalité, sa volonté de subversion. Les Français ont appris avec soulagement la fin du califat territorial de Daech en Syrie ; mais ils ont aussi compris qu'on n'en resterait pas là, et que le danger ne se dissiperait pas de sitôt.
C'est pour cela qu'il m'a paru essentiel de faire devant vous aujourd'hui un bilan de la menace et de son évolution prévisible ; de rappeler tout le spectre de l'action du ministère que je dirige pour y faire face, au sein de l'ensemble plus large de l'action de l'Etat. Et puis enfin, de tracer des pistes pour l'avenir.
Alors la première chose qui apparait lorsqu'on aborde le terrorisme, c'est qu'il faut être modestes. Modestes, parce que c'est un sujet à la fois intérieur et extérieur, et dont les dimensions excèdent de loin le seul volet sécuritaire. J'aimerais à cet égard saluer l'action remarquable des Ministères de l'Intérieur et de la Justice, ainsi que le travail du Coordonnateur National du Renseignement et de la Lutte contre le Terrorisme, placé sous l'autorité directe du Président de la République. Modestes aussi, car les résultats sont, par nature, lents à obtenir, et qu'un événement peut toujours contredire la tendance. Modestes enfin, parce qu'il s'agit d'un phénomène extrêmement complexe, que nous n'avons pas fini d'analyser, et qui échappe volontiers aux catégorisations. Terrorisme : un mot-valise, devenu l'incarnation du mal, que nous devons apprendre à prononcer sans faiblesse, sans complaisance, mais aussi sans généralisation.
Et c'est par cela que j'aimerais commencer. Sous un vocable unique, il y a plusieurs réalités. Celle du Levant, où Daech, Al Qaïda et leurs avatars se partagent l'essentiel du marché de la terreur. Ces groupes constituent une menace directe pour la France, avec une capacité de projection – comme on l'a vu au Bataclan, mais aussi une capacité d'inspirer ou d'aider des terroristes endogènes. Il y a la réalité du du Sahel aussi, où sévissent également des franchises de ces deux groupes. Et même si à ce jour elles n'ont frappé que nos intérêts et nos concitoyens dans la région, et non le territoire national elle constitue une source de menace majeure.
Alors, quelles sont les évolutions ?
Au Levant, il y a eu d'abord les derniers jours du soi-disant Etat islamique à Baghouz. Je suis allée les voir de mes propres yeux à Al Qaim en février, aux confins de l'Irak et de la Syrie. Les avions de la coalition zébraient le ciel, on voyait les premiers panaches des bombes, avant que nos canons Caesar ne prennent le relai pour pilonner le dernier réduit. Mais la fin du califat territorial ne signifie pas la destruction de Daech. Une partie a fui en Irak, une autre en Syrie, dans le désert de la Badiya notamment, ou par divers réseaux, vers Idlib. Certains des milliers de combattants piégés à l'Est de l'Euphrate se disperseront ailleurs, au gré de leurs origines : en Libye, en Afghanistan, en Asie du Sud-Est, dans les Balkans, mais peut-être demain aussi au Maghreb – de très nombreux combattants en étant originaires. Et en France aussi, que les combattants soient originaires de notre pays, ou d'un des pays du Maghreb avec lesquels nos destins sont liés.
Daech est en quelques sortes déterritorialisé ; Daech est dispersé ; mais Daech est réorganisé ; Daech est toujours menaçant, au moins autant qu'en 2012. En Irak, il s'est renforcé à Hawijah, dans les monts Hamrin, dans la plaine de Ninive, dans l'Anbar. En Syrie, il harcèle les FDS à Deir ez Zor, mais aussi à Raqqa et ailleurs. Il a réorganisé ses cellules, sa communication, ses structures internes. Il a aménagé sa clandestinité. Il a d'ailleurs théorisé cette période de repli offensif. Même lorsqu'elle croupit dans les prisons kurdes, ce n'est pas une armée qui se rend : c'est une armée qui attend son heure.
Alors, élargissons le spectre de la géographie et du temps : car c'est en réalité le conflit d'une génération. Tous les facteurs sont là pour le confirmer.
D'abord, parce que les crises profondes de gouvernance qui ont donné naissance aux groupes terroristes sont loin d'être résolues. C'est vrai en Syrie bien évidemment, où Assad poursuit son oeuvre impassible - les villes qu'on détruit, la torture, les outrages, les violences, cette longue nuit qui nous hantera et d'où ne sort nulle réconciliation. En Irak également, où la carte de Daech est aussi celle des communautés sunnites qui n'ont pas trouvé leur juste place dans la nouvelle société dominée par les chiites. Et au Sahel enfin, où les différents groupes terroristes épousent les clivages locaux entre éleveurs et cultivateurs, entre Dogons et Peuls, et où les ressources de la politique ne sont pas utilisées pour faire les ouvertures nécessaires à l'apaisement. Avec la compression de l'espace, partout où l'étau se resserrera, ils migreront en terres plus hospitalières, comme ils le firent en Bosnie, en Algérie, en Afghanistan, et comme ils le feront demain ailleurs, là où la faiblesse des Etats et les défauts de la gouvernance offriront des conditions propices.
Ces terreaux viciés ne sont pas le seul facteur de persistance.
Il y a le duopole entre Daech et Al Qaïda, entre Baghdadi et Zawahiri, qui a encore de beaux jours devant lui. Ces deux groupes ont eu leurs moments : le moment Ben Laden pour Al Qaïda avec le 11 septembre 2001, le moment Baghdadi à Mossoul en 2014. Ils ont eu leurs tensions, excommunications réciproques, rivalités de personnes, alliances et contre-alliances tactiques. Mais leur alternance est malheureusement moins un facteur de division que d'émulation. Quant à leur doctrine, elle est fluide. Les deux ont, en divers jalons de leur chemin de sang, privilégié alternativement l'ennemi proche et l'ennemi lointain ; ne les prenons pas au mot, soyons concrets: ils sont tous deux une menace, un point c'est tout.
Cet ennemi est là pour durer, car il se pense lui-même dans la durée. Quiconque se familiarise avec les discussions internes de ces groupes de fanatiques est frappé par la bizarrerie du langage de cette scholastique parallèle, égarée quelque part entre un passé lointain et des concepts douteux. Mais il l'est surtout par la vision historique qui en découle. Il joue le temps long. Il mise sur la jeunesse. Il y a eu les lionceaux du califat, l'insistance sur les familles, l'enseignement. Il y a ces structures locales, à l'étranger et même dans notre pays parfois. Tout est pensé pour fabriquer en secret la prochaine génération de tueurs.
La prison ne les arrête pas, quelle que soit d'ailleurs la qualité des services pénitentiaires. Ils la détournent pour en faire une université, un incubateur, un lieu de régénération des combattants fatigués, une étape dans un cursus, un lieu de socialisation et de planification même de l'avenir. Camp Bucca, en Irak, et la prison de Sednaya, en Syrie, dont Assad a libéré à dessein les occupants, ont couvé le Who's Who du terrorisme mondial. C'est ainsi également que les terroristes traversent parfois les programmes de déradicalisation, comme un hommage du vice à la vertu, avec le sourire du repenti, mais la haine secrètement vissée au coeur.
Nous en avons donc pour longtemps.
Le Ministère des Armées a pleinement investi le champ de la lutte contre le terrorisme, dans toutes ses dimensions. Avec le temps, il s'est d'ailleurs profondément réformé pour s'adapter à cet adversaire diffus, agile, inventif.
Nous menons deux opérations majeures contre les terroristes : au Levant, avec nos 1000 militaires dans la coalition contre Daech ; et au Sahel, avec nos 4500 militaires de l'opération Barkhane. Ces deux opérations bénéficient d'un soutien majeur de nos alliés, notamment des Américains, mais aussi des Européens. Ce n'est qu'un aspect de nos moyens de lutte. Nous menons également en mer une action de lutte contre les trafics qui alimentent les caisses des réseaux terroristes. Sur le sol national, il y a bien sûr l'opération Sentinelle, bien connue des Français, qui protège nos villes et qui a neutralisé des terroristes à plusieurs reprises. Il y a aussi notre dispositif de de contre-terrorisme maritime et l'échelon national d'urgence de contre-terrorisme, en mesure de réagir à toute attaque.
Tout cela n'est que la partie émergée de l'iceberg. Il y a aussi le renseignement, collecté par la DGSE, la DRM, la DRSD, en lien avec les autres services nationaux et étrangers. Leur travail est, par construction, peu connu. Il est néanmoins essentiel et je tiens à le saluer très solennellement. Il y a également toute la dimension cyber, qui joue un rôle absolument fondamental notamment pour contrer le poison de la propagande djihadiste. Il y a enfin la prévention, notamment par le biais de la coopération avec les forces armées locales que nous formons, en Irak, au Sahel et ailleurs.
Bien qu'il ne soit qu'une partie d'une action étatique plus large, le ministère des Armées joue un rôle absolument déterminant dans la lutte contre le terrorisme, et à travers vous tous, ce sont toutes les émanations du ministère que je veux remercier pour leur courage et pour leur professionnalisme.
Nos forces ont acquis un capital d'expérience considérable au cours des dernières années. Elles se sont adaptées à l'ennemi. Le recueil de renseignement est devenu plus pointu, la fusion des données issues de tous les capteurs est plus efficace. La chaîne de décision s'est raccourcie : elle est capable de préparer et de décider un raid de libération d'otages en quelques heures. Nos modes d'action ont évolué avec les leçons du terrain, chaque opération donnant lieu à des enseignements tirés, des RETEX. Notre organisation aussi ; comme Sentinelle, devenue plus agile, plus mobile, ainsi plus imprévisible, afin que l'incertitude change de camp. Nous avons adapté nos équipements, en prévoyant dans la LPM l'armement des drones, qui pourra, j'en suis certaine, épargner des vies. La création du COMCYBER associée à celle des services de renseignement est désormais déterminante.
Et pourtant, la lutte contre le terrorisme recèle encore pour nous une série de défis majeurs, que j'aimerais rappeler devant vous.
Le premier défi, et le plus fondamental à mes yeux, est d'ordre stratégique. Comment réussir la lutte contre le terrorisme quand les conditions de succès sont avant tout politiques et économiques ? Nous intervenons parfois comme le pompier pour éteindre le feu dans un immeuble, mais ensuite, ce que l'on nous demande, c'est d'être non seulement le pompier à demeure, face aux rémanences du feu, mais encore l'architecte, l'entrepreneur, le mécène, et même le syndic de copropriété, face à d'autres copropriétaires jaloux de leur bien, mais pas toujours enclins à l'entretenir, ni disposés à prendre conseil. C'est une position qui est peut-être inévitable, parce que nous avons le sens des responsabilités, mais qui n'est pas toujours des plus confortables.
Au fond, pour caricaturer, il y a deux grands paradigmes : le contre-terrorisme pur, comme ces poignées de commandos lâchés sur Tora Bora en 2001 pour y détruire Al Qaïda et repartir aussitôt ; et à l'autre extrémité, la contre-insurrection, comme celle menée dans le même Afghanistan cinq ans plus tard, avec des centaines de milliers de militaires, des équipes de reconstruction dans tout le pays, des milliards de dollars déversés sur l'action civilo-militaire. Chacun a ses faiblesses. Alors, au Sahel, nous avons développé une option intermédiaire. Elle combine, d'une part, l'action de haute intensité et l'accompagnement au combat des armées sahéliennes et d'autre part un mélange d'action politique et d'action civile. Je pense notamment à l'Alliance pour le Sahel qui a été menée par Jean-Yves Le Drian. Avons-nous trouvé le modèle parfait ? C'est en tout cas un effort d'adaptation permanent.
Le second défi est plus politique. Je comprends ce que les indications que j'ai données sur la menace à l'instant, peuvent avoir d'anxiogène. Mais je ne veux pas emprunter pour autant la rhétorique d'antan sur la guerre globale contre le terrorisme, GWOT en anglais - on dirait l'acronyme d'une série pleine de sang et de fureur. Je souhaite également rester à distance des interprétations qui stigmatiseraient telle ou telle religion, ou justifieraient l'injustifiable en invoquant la misère sociale. Plus important encore, nous devons rester nous-mêmes, dans nos sociétés ouvertes et nos valeurs démocratiques. Les armées, sur le territoire national, ne peuvent avoir qu'un rôle transitoire d'appoint dans la lutte contre le terrorisme. Nous devons renforcer notre résilience, mais pas accroître notre fébrilité. Je ne souhaite pas que nous devenions la citadelle assiégée, la société obsidionale. Mais il y aura toujours une tension avec les attentes de risque zéro de la population. La vigilance est nécessaire aussi dans nos partenariats étrangers. Tous les dictateurs qualifient leurs opposants de terroristes, c'est la page 1 du manuel. Il faut donc trouver la juste mesure dans nos partenariats : faire le nécessaire pour notre sécurité, mais pas au prix de nos âmes.
Le troisième défi, plus concret encore, a trait à nos équipements. Comment nous adapter à un ennemi versatile, qui a su bricoler de sérieuses menaces contre nous, comme des drones commerciaux lestés de grenades, toutes sortes d'explosifs improvisés cachés dans des vélos, des motos, des ânes et même des vaches ? Il faut donc adapter nos propres cycles d'innovation pour développer nos moyens de détection, de protection, de destruction parfois, aussi. De même, nos moyens renseignement doivent disposer des meilleures technologies, des meilleurs analystes, pour comprendre, anticiper, surveiller, avec précision et endurance. Une compréhension fine de ce qu'on appelle en bon français le Pattern of Life des terroristes est aussi ce qui nous aide à limiter les dommages collatéraux, même si, étant donné la complexité des opérations, le risque zéro n'existe pas. C'est parfois aussi l'économie de moyens que nous devons apprendre à gérer ; un Rafale et un GBU d'une demie-tonne, c'est essentiel contre un blindé de Daech, pas forcément contre un piéton armé dans un bosquet. Enfin, à l'heure où le califat est devenu également virtuel, c'est toute la surveillance et l'action cyber qu'il faut renforcer, avec les outils appropriés.
La lutte contre le terrorisme s'accompagne aussi de défis juridiques. J'écarterai d'emblée la question des drones armés, qu'on me pose souvent, car le drone armé, ce n'est pas la lame du sicaire : c'est une arme de champ de bataille, dont l'emploi obéira strictement aux règles du droit international. Pour moi, l'enjeu se situe ailleurs, notamment dans la question des détenus ; on l'a vu en Syrie et en Irak, la détention de djihadistes ou de leurs familles par des forces locales indépendantes de nous, mais que nous soutenons, suscite toujours des questions. Nous devons apprendre à y répondre avec sagesse, en respectant nos valeurs, mais en assurant aussi la sécurité des Français.
Le dernier défi que je mentionnerai est celui de la coopération internationale. Les terroristes se jouent des frontières.
Nous devons donc être aussi ductiles qu'eux. Mais pour cela, nous avons besoin de nos partenaires internationaux. Faut-il sécuriser le Gourma, au Mali, si l'on n'a pas fait un effort symétrique de l'autre côté de la frontière du Burkina ? A quoi cela servirait d'avoir balayé les terroristes dans la vallée de l'Euphrate, si les camps où ils sont gardés s'avéraient poreux ? Nos partenaires locaux sont indispensables. Parce qu'ils connaissent leur pays. Parce que nous ne pouvons pas nous substituer à eux. Notre rôle, c'est de mettre l'ennemi à leur portée, c'est de les accompagner pour qu'ils s'approprient, ensemble, leur sécurité.
Mais, me dire-vous, que se passe-t-il quand les partenariats sont impossibles ? quand à Idlib, on n'a le choix qu'entre l'inaction, dans un territoire qui compte des dizaines de milliers de terroristes endurcis, et la sauvagerie du régime syrien, qui risque de mettre trois ou quatre millions de civils sur les chemins de l'exode ?
Enfin, où est l'Europe ? Car nous aurions tort de croire que le terrorisme est une menace pour la France seule : nos partenaires ont tous été touchés, et c'est ensemble que nous devons réagir. Et pour ceux qui n'ont pas été frappés directement, il y a le devoir de solidarité. C'est un signe : l'unique activation de la clause de solidarité de l'UE, l'article 42.7, a été en réponse aux attentats du 13 novembre.
Aujourd'hui, ce sont 23 armées européennes qui sont présentes au Sahel. L'Union Européenne fait beaucoup, avec ses missions de formation comme EUTM Mali, son soutien financier massif aux pays vulnérables du pourtour syrien. Elle dépense déjà plus de 300 millions d'euros par an dans des actions destinées à renforcer la cohésion des pays en crise et lutter contre l'extrémisme violent. C'est aussi un acteur majeur de l'aide au développement. Mais elle est moins présente sur le haut du spectre ; elle peine à convaincre les Européens qu'elle traite véritablement la menace. Comment donc, lui donner le rôle qu'attendent les électeurs qui sont sortis voter en nombre le mois dernier ?
La mesure des défis n'est pas celle de notre impuissance, mais au contraire, celle de notre énergie à les relever. Car je vous le redis, ma détermination est totale. Ma mission numéro un, c'est la protection des Français. Et ma menace numéro un, c'est le terrorisme. Le Ministère des Armées sera implacable dans la défense de nos concitoyens.
C'est pourquoi j'aimerais tracer devant vous, pour finir, plusieurs pistes pour l'avenir.
La première, c'est la poursuite de notre engagement. Nous continuerons de mettre tous les moyens nécessaires dans la lutte contre ceux qui nous menacent. C'est ainsi que le Président a décidé que nous maintiendrions une présence robuste dans la coalition contre Daech au Levant, et cela, malgré la réduction de la présence américaine. Il faudra aider nos partenaires des FDS à passer au tamis l'Est de l'Euphrate, à détruire les cellules dormantes, et à empêcher tout regain. Ce moment de stabilisation devra s'accompagner d'efforts accrus sur le volet politique.
Au Sahel, où je me rendrai prochainement pour la 10ème fois, nous poursuivrons l'adaptation de notre dispositif, afin de susciter un meilleur partage du fardeau. Nous renforcerons notre action dans le Gourma, où les premières opérations montrent que les terroristes entretenaient des réseaux logistiques. Et nous augmenterons bien sûr les efforts pour impliquer davantage les partenaires, et accélérer la solution politique.
Cet engagement, je souhaite qu'il ne soit pas seulement sur le terrain, dans les sables lointains, mais aussi dans nos coeurs. Qu'on le veuille ou non, et c'est pour cela que le terrorisme choque tellement nos sociétés habituées à la quiétude, ce ne sera jamais une guerre à distance. Face à nos vulnérabilités, la ténacité, la résilience, la force morale comptent tout autant que les blindés et les hélicoptères.
Nous en aurons besoin, car c'est un long combat, et que nous devons le mener sans dévier de nos valeurs. Alors projetons ces vertus : elles seront meilleures conseillères que la peur. Elles ont d'ailleurs, à mes yeux, toute leur place dans le Service National Universel que pilotent Gabriel Attal et Geneviève Darrieussecq.
L'engagement doit être dans nos discours aussi. Il ne faut pas laisser le champ libre à la propagande de Daech ou d'Al Qaïda. Nous devrons mettre nos différentes ressources à la disposition d'un contre-discours, qui dise la vérité.
La deuxième piste, c'est que nous travaillerons à renforcer notre capacité d'anticipation et d'adaptation à tous les niveaux, pour que l'initiative ne change pas de camp. J'ai ainsi créé tout récemment l'Agence d'Innovation de Défense, qui nous aidera à garder un temps d'avance dans les équipements, mais aussi les processus. Les innovations seront identifiées, expérimentées, et mises en oeuvre en boucle courte. Les forces spéciales que vous êtes, Mesdames et Messieurs, joueront pleinement leur rôle déjà bien établi de laboratoire de pointe en milieu hostile. Je pense en particulier aux systèmes de brouillage et de détection des explosifs improvisés, ces engins qui ont déjà fait bien trop de victimes parmi les nôtres.
Je vais par ailleurs diriger dès cet après-midi un comité exécutif sur le terrorisme, qui permettra au Ministère des Armées de renforcer son appréciation de situation ainsi que la coordination de ses actions. Cela nous aidera également à renforcer notre coordination avec les autres acteurs. Je pense tout particulièrement au CNRLT, évidemment, mais aussi aux Ministères de l'Intérieur, de la Justice, de l'Europe et des Affaires étrangères, et aux bailleurs clés comme l'Agence française de développement.
Mais l'anticipation repose aussi sur une meilleure compréhension du phénomène, dans sa complexité. Les armées financeront donc des thèses de doctorat sur différents aspects du phénomène terroriste et djihadiste. Le ministère apportera également un soutien régulier et significatif à plusieurs centres de recherche qui publient régulièrement sur le sujet.
L'anticipation, c'est également identifier les lieux où les groupes terroristes risqueront de chercher refuge après le Levant, et coopérer avec les pays concernés. C'est ce que nous faisons avec notre stratégie générale de réinvestissement des Balkans. C'est ce que j'ai fait récemment à Singapour, où j'ai rencontré les principaux leaders de la zone sud-est asiatique pour renforcer notre coopération. C'est ce que nous faisons en Libye, où le Président de la République mène un effort de fond pour parvenir à une solution politique. Et c'est enfin, identifier aussi leurs sources de financement, et les combattre comme nous avons commencé à le faire avec l'initiative « No Money For Terror ».
La troisième piste enfin, c'est que nous devons faire monter en gamme l'Europe. Elle peut faire tant de choses, et nos concitoyens n'attendent que cela.
Je pense aux équipements d'abord. Je parlais tout à l'heure d'innovation : les 13 milliards du fonds européen de défense sont un levier pour y parvenir. Déjà, c'est 100 millions d'euros qui seront consacrés à l'Eurodrone, capacité essentielle pour repérer et suivre les terroristes. Mais au-delà, de nombreuses idées se profilent. Je pense par exemple à des ballons de haute altitude, qui nous permettraient de surveiller ou de communiquer dans les étendues désertiques du Sahel.
Je pense également à l'accompagnement civil des opérations. L'Union européenne est un acteur majeur du développement et de l'aide humanitaire. Aujourd'hui, intensifier son action est plus nécessaire que jamais. Il y a près de 80 000 personnes au camp d'Al Hol, dans le Nord-est syrien et la stabilisation de ces installations est un véritable enjeu de sécurité.
Mais poussons le raisonnement plus loin. L'Europe doit intégrer dans son logiciel l'action contre le terrorisme. J'ai donc créé, au sein de l'Initiative Européenne d'Intervention lancée par le Président Macron, un groupe spécial sur la dimension militaire du terrorisme, afin que nous nous aguerrissions mutuellement sur ce sujet. Les premiers contacts ont été positifs, il faut maintenant aller de l'avant.
Mais poussons encore au-delà. Si l'on ne stabilise pas le Mali, le Niger ou le Burkina Faso, l'Europe aura durablement sur sa tête non pas une, mais deux épées de Damoclès : celle du terrorisme et des prises d'otages, et celle des migrations illégales, dont beaucoup transitent par ces territoires. Il faut accompagner les forces armées sahéliennes après les avoir formées, y compris lorsqu'elles vont au combat, et pas seulement dans les états-majors. Ce n'est pas un sport de masse, j'en conviens. Mais si les Européens, qui sont directement concernés, ne le font pas, qui, alors, le fera ? Dès lors, pourquoi ne pas faire appel aux forces spéciales des pays européens ? Elles en sont parfaitement capables dès lors qu'elles le veulent. C'est ce que nous avons proposé à plusieurs de nos partenaires, en lien avec les autorités maliennes. Les retours sont encourageants et j'ai bon espoir que ce projet pourra prospérer. Ce serait une belle démonstration de comment l'Europe répond à la toute première préoccupation de sécurité de ses citoyens.
Alors, comme vous le voyez, il y a donc des motifs d'espérer. Nous ne manquons pas de détermination. Notre société est solide ; elle a enduré les attentats ; elle soutient nos opérations, même quand vient le moment terrible où il faut saluer les enfants de la nation tombés pour notre liberté. Mais rien ne me donne plus de foi dans notre résilience que de vous voir, vous les principaux responsables du ministère des Armées, et vous, hommes et femmes des forces spéciales. La nation vous observe avec les mots de Racine, « mais fidèles, mais fiers, et même un peu farouches », et elle a raison de placer toute sa confiance en vous, car nul ne pourrait la mériter davantage.
Vive la République, vive la France !
Source https://www.defense.gouv.fr, le 14 juin 2019