Texte intégral
Q - Bonjour et bienvenue, Jean-Yves Le Drian, l'actualité hors de nos frontières donne le tournis, le monde est entré dans une phase d'ébullition, où se mêlent les effets des révolutions technologiques, sociales, politiques, qui mettent les gouvernements sous pression et qui inquiètent les peuples chaque jour. Nous pouvons voir sous nos yeux les mutations de ce monde nouveau, qu'il s'agisse des tensions au Moyen-Orient, au Proche-Orient, du choc entre Chinois et Américains, du chaos qui menace en Algérie et en Tunisie, et autour d'un bassin méditerranéen où le drame des migrants ne s'arrête pas. Entre le G7 et l'Assemblée générale de l'ONU fin septembre, entre les discussions, hier, avec de hauts responsables américains et des rencontres cruciales à Moscou, demain, aujourd'hui, vous êtes, Jean-Yves Le Drian, au grand rendez-vous d'Europe 1, avec CNews et les Echos, c'est dire si votre parole est attendue, pour nous dire si les effluves du succès scénographique du sommet du G7 de Biarritz, se sont évaporées ou pas, et surtout nous expliquer en quoi chaque secousse sur la planète a son onde de choc dans nos vies quotidiennes. (...) Vous êtes encore une fois dans les sondages désigné comme le ministre le plus populaire du gouvernement, on sait que vous préférez le savoir-faire au faire savoir, mais ce matin on a beaucoup de questions.
Bonjour Jean-Yves Le Drian, on a beaucoup parlé du Brésil lors de cette réunion du G7 à Biarritz, on en reparle encore ces jours derniers. Les relations entre nos deux pays ne se réchauffent toujours pas, avec encore une fois Brigitte Macron insultée par un ministre brésilien, celui des finances. Votre réaction ?
R - Ma réaction personnelle, c'est que l'on ne gère pas les relations internationales pour quelque pays que ce soit, en organisant des concours d'insultes, parce que c'est ce qui se passe. Et la manière dont tel ou tel haut responsable brésilien, ministre en plus, traite Madame Macron est indigne. Elle est indigne pour Mme Macron, elle est indigne pour la France, elle est indigne également pour les femmes, à commencer par les femmes brésiliennes, qui elles-mêmes protestent contre ce type de déclarations. Mais le Brésil, ce n'est pas que cela, heureusement. J'ai effectué un déplacement, il y a quelques semaines, dans ce grand et beau pays, où la France est très présente.
Q - Vous n'aviez pas rencontré le président brésilien d'ailleurs.
R - J'avais rencontré mon collègue Araujo, pendant un long moment, nous avions évoqué ensemble beaucoup de sujets, y compris les sujets environnementaux, nous avions décidé de mettre en place une commission mixte entre le Brésil et la France sur les enjeux environnementaux. Donc je ne confonds pas les dirigeants actuels du Brésil avec ce qui est la réalité du Brésil, mais je constate malheureusement le maintien de propos agressifs, des invectives qui ne sont pas acceptables.
Q - On sursaute en vous entendant parler, parce que vous dites votre " réaction personnelle ". Ce n'est pas une réaction de la France ? Il n'y a pas de voix diplomatique ?
R - Je suis ministre des affaires étrangères, donc les deux se mélangent. Mais c'est ma réaction d'homme aussi, parce que quand vous constatez ce type d'insultes, vous réagissez humainement.
Q - Jean-Yves Le Drian, quand le Premier ministre reçoit hier à Bordeaux le chef indien Raoni, premier opposant au président brésilien, ce n'est pas aussi de la provocation ?
R - Le président de la République avait aussi reçu M. Raoni, et le précédent président de la République l'avait également reçu. Il y a donc là une habitude de relations, sur lesquelles d'ailleurs j'ai été amené à m'expliquer lorsque je suis allé au Brésil, donc ce n'est pas une nouveauté, même si aujourd'hui, cela prend une dimension singulière, en raison de la situation en Amazonie. Je vous dis, pour le Brésil, nous sommes disposés à une collaboration qui existe déjà. Beaucoup d'entreprises françaises sont présentes dans ce pays, il y a des écoles françaises, des lycées français, bref, des Brésil qui aiment la France, au-delà des propos vindicatifs que l'on a pu entendre.
Q - Sur le fond, d'un mot sur ce qui se passe, il y a des incendies qui continuent, des pompiers français vont en Bolivie pour également participer aux secours. Est-ce qu'il faut, selon vous, créer un droit d'ingérence environnemental et climatique, lorsque ce genre de catastrophe arrive ?
R - Sur le fond d'abord, la France, en particulier au moment du G7, a pris les initiatives nécessaires pour répondre à l'urgence. Vous avez évoqué le fait qu'hier une quarantaine de sapeurs sont partis en Bolivie, avec du matériel, des drones, pour contribuer à lutter contre les incendies. Et il y a, par ailleurs, l'enjeu amazonien qui n'est pas uniquement un enjeu brésilien, qui est partagé par huit pays, dont la France, puisque la Guyane est amazonienne, enjeu sur lequel la France, parce qu'elle préside le G7, a pris des initiatives au moment du sommet de Biarritz, pour qu'au moment de l'Assemblée générale des Nations unies, dans quelques jours, puisse se constituer ce que nous appelons, pour l'instant, l'Alliance pour l'Amazonie, qui regrouperait à la fois les pays concernés, les Etats souverains d'Amazonie, mais aussi tous les acteurs qui veulent contribuer à faire en sorte qu'il y ait une reforestation, qu'il y ait des pratiques nouvelles. Ce n'est pas le droit d'ingérence. Parce que cela existe déjà. Il faut rappeler les choses telles qu'elles sont. Il y a eu un accord à Paris, pour lutter contre le changement climatique. Parce qu'en ce qui concerne les biens communs, il faut que la communauté internationale se mette d'accord sur des principes, sur des engagements. Et dans les Accords de Paris, il y a eu des engagements qui ont été pris.
Q - Mais il ne marche pas cet accord de Paris.
R - Je vais jusqu'au bout. Il y a des engagements qui ont été pris et qui vont être renouvelés, nous l'espérons, lors de la réunion sur le climat, ce qu'on appelle la COP, qui va se tenir au Chili dans quelque temps, au mois de décembre. Ces engagements concernent aussi le Brésil, puisque le Brésil a validé l'Accord de Paris, il l'a ratifié, et il s'est engagé à agir pour la reforestation de l'Amazonie, pour la préservation de l'Amazonie. Donc les autres pays du monde sont en droit de se dire " est-ce que chacun respecte ce qu'il a dit qu'il allait faire ". Aujourd'hui, pour le Brésil, on constate que c'est incertain. C'est le moins qu'on puisse dire. Donc il importe, lorsque nous allons nous retrouver au Chili, que l'on puisse mettre sur la table l'ensemble de ces enjeux et voir comment chacun lutte contre le réchauffement climatique, à commencer par les pays d'Amazonie.
Q - Ce sera une occasion supplémentaire de vous réinviter à votre retour du Chili. A Biarritz, ce n'était pas " l'été indien ", c'était " l'été iranien ", durant le G7. Avant d'en parler on va écouter cet extrait du documentaire " dans les coulisses du G7 " réalisé par les équipes de CNews : " (Emmanuel Macron) Après cette rencontre, avec le ministre Zarif, je rentre, j'ai un nouvel échange avec le président Trump, en tête-à-tête, à notre hôtel. Cela crée un arc électrique, si je puis dire, autour du sommet et cela met tout le monde dans la situation d'essayer de retrouver un accord. " On le voit, l'Iran s'éloigne de plus en plus, justement, de cet accord de 2015. Téhéran a annoncé hier la mise en service de quarante centrifugeuses avancées qui vont permettre de produire de l'uranium enrichi, ce qui est complètement contraire à l'accord de 2015. En clair, l'Iran s'assoit sur cet accord. Est-ce que ce n'est pas un pied de nez vis-à-vis des Européens et de la France en particulier ?
R - Les premiers à s'être assis sur l'accord, ce sont les Etats-Unis, il faut rappeler l'histoire : les Accords de Vienne ont été signés par un certain nombre de pays dont les Etats-Unis qui ont estimés ne plus être engagés par cet accord et donc ont retiré leur signature. Ils ont aussi mis en oeuvre des mesures de sanction, ils ont remis en place les sanctions, avec un élargissement de celles-ci, ce que l'on appelle les sanctions extraterritoriales, qui font que tout acteur qui fait des actes commerciaux avec l'Iran est susceptible d'être pénalisé dans ses relations avec les Etats-Unis, si bien que tout le monde hésite, si bien que...
Q - Cela veut dire que vous comprenez l'attitude de Téhéran ?
R - Non, je vais revenir sur Téhéran. Je rappelle l'histoire
Q - pas trop longtemps, hein.
R - ...si bien que l'Iran était en panne de retour des avantages qu'il aurait pu retirer de la signature de cet accord. Ensuite, l'Iran apporte de mauvaises réponses à une mauvaise décision qui est celle des Américains. Mauvaises réponses, parce que le fait d'essayer de se désengager, de poser des actes de désengagement de l'accord que l'on appelle le JCPoA, disons de l'Accord de Vienne, induit une escalade et ne met pas en place les dispositions nécessaires pour que l'on puisse trouver des accords. Mais les voies du dialogue sont toujours ouvertes, y compris aujourd'hui. Il faut que l'Iran renonce à ce type d'action qui entrave le processus de désescalade que nous voulons mettre en place, mais nous continuons notre action pour permettre qu'il y ait une plus grande sérénité dans la région.
Q - Est-ce qu'il y a une capacité à négocier quelque chose ? Est-ce que cette médiation française va déboucher sur un résultat concret, sur une rencontre Trump-Rohani à New York, par exemple ? Est-ce l'objectif de la France ?
R - Je crois qu'il ne faut pas mélanger les choses. La chorégraphie, c'est-à-dire la rencontre d'un tel avec un tel, du président Rohani avec le président Trump, c'est à la fin de l'histoire. On ne fait pas la chorégraphie en commençant. On essaie d'abord de mettre sur la table l'ensemble des enjeux qui sont très simples : comment fait-on pour que l'Iran revienne dans l'Accord de Vienne, quels sont les avantages financiers potentiels que l'Iran peut trouver dans cette opportunité, et puis comment fait-on pour que l'Iran s'assoit à la table des discussions pour parler du reste, c'est-à-dire ce qui se passera après 2025, c'est-à-dire à la fin de l'Accord de Vienne, et comment peut-on éviter les déstabilisations dans la région. Voilà l'agenda potentiel sur un sujet très grave, parce que si l'Iran accède à l'arme nucléaire, alors c'est toute la région qui a un risque de guerre. Nous sommes dans une situation de conflictualité potentielle très inquiétante.
Q - A combien de mois sont-ils de l'arme nucléaire, là ?
R - Ils sont à plusieurs mois encore. Et les actes qui ont été posés sont des actes négatifs mais ils ne sont pas définitifs, je l'espère. On peut revenir en arrière relativement facilement, encore faut-il que les voix du dialogue puissent revenir.
Q - Effectivement, vous l'avez souligné, c'est à cause des Américains que cela a commencé, mais on a vu que la France s'installe dans ce rôle de médiation, le président de la République l'a qualifié lui-même, "France puissance médiatrice", cela vous convient comme terme ?
R - La nouveauté, pour faire référence à l'image que nous avons vue, c'est qu'à Biarritz le président Trump a fait des ouvertures au président Macron, appelé le président Macron président d'une "puissance médiatrice", ou d'une "puissance d'équilibre" comme je préfère, en tout cas l'acte a été posé.
Q - Vous préférez ce terme, vous, pourquoi ?
R - L'acte a été posé et c'est à partir du moment où l'acte a été posé le samedi midi que le président a souhaité que l'on puisse avoir des discussions assez ouvertes avec le ministre Zarif qui est venu spécialement de Téhéran pour en parler, en particulier avec moi, mais aussi avec le président de la République. Donc il y a eu une désescalade, une baisse de tension, et la France a joué son rôle, de facilitatrice de paix. Et on ne peut jouer ce rôle de facilitateur de paix que si on est une puissance, parce qu'autrement, on peut être un petit pays en essayant d'articuler les volontés des uns et des autres, certains le font d'ailleurs très bien. Mais dans ces enjeux-là qui sont cruciaux pour la paix dans le monde, qui sont cruciaux pour la paix dans cette région, il faut qu'une puissance forte, comme la France, puisse jouer ce rôle, elle le joue.
Q - La diplomatie, c'est évidemment le rôle des mots. Vous préférez puissance d'équilibre à puissance médiatrice, pourquoi ? Parce que médiatrice, c'est trop passif ?
R - Je veux bien les deux. Mais une puissance ne peut être médiatrice que si elle est une puissance d'équilibre, donc disons les deux.
Q - Après l'Iran, la Russie. Vous partez dès ce soir à Moscou pour une première rencontre depuis 2014 avec votre homologue. Vous y serez avec Florence Parly, ministre de la défense, donc vous rencontrez vos homologues. Quel est l'objectif de ce rapprochement, de cette nouvelle politique française, vis-à-vis de la Russie, qui suscite d'ailleurs un peu d'interrogation chez certains de nos partenaires européens?
R - D'abord, les relations avec la Russie, entre la France et la Russie, mais aussi entre l'Europe et la Russie, n'ont jamais été aussi basses depuis la fin de la guerre froide. Il y a des raisons à cela : il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous sommes en désaccord profond, sur la question ukrainienne, que ce soit les questions d'ingérence, que ce soit la question syrienne, l'utilisation de l'arme chimique, bref, il y a une accumulation de, plus que des irritants, d'oppositions, de tensions, qui existent. Parallèlement à cela, constatons que le statu quo de défiance dans lequel nous sommes installés ne sert personne, n'aboutit à rien. Il y a toujours les conflits gelés, il y a toujours des blocages, il y a toujours une incompréhension aux Nations unies. Donc, le président de la République a souhaité que l'on puisse essayer d'envisager de passer d'une défiance un peu absolue à des éléments de confiance. Et c'est ce que nous allons essayer de faire avec Florence Parly, à Moscou, demain. Non pas que nous ne nous voyons pas, je rencontre mon collègue Lavrov régulièrement, mais on n'avance pas. Donc essayons, dans cette configuration, d'aborder ensemble les sujets sur lesquels on peut aboutir progressivement à des éléments de confiance. On sait que ce sera long, nous allons là-bas sans naïveté, on connaît nos désaccords, mais peut-être pouvons-nous embrayer sur un certain nombre d'accords, la lutte contre le terrorisme, la collaboration dans le spatial, le renforcement de la relation économique, le renforcement des relations entre les sociétés civiles, l'appréciation des crises, ensemble, tout cela peut faire partie d'une nouvelle donne. Parce que sinon, si on ne bouge pas, et c'est le sentiment profond du président de la République, alors, on pousse la Russie vers l'Est, alors que cette Russie est européenne, elle a une histoire, une géographie, une culture européennes et progressivement, devant ce blocage, la Russie va vers la Chine. Donc, comment peut-on l'éviter ?
Q - Vous avez inscrit votre action, et celle du président de la République, dans le temps long. Mais il y a aussi les urgences, il y a l'Ukraine, il y a l'urgence de faire repartir ces discussions. On voit les éxchanges de prisonniers entre la Russie et l'Ukraine hier attestent aussi d'un réchauffement. Est-ce que vous allez vous saisir de ce moment-là pour faire revivre ce fameux sommet du format de Normandie, comme on dit, qui réunit les pays importants, dont la France, autour de cette crise ?
R - Je pense qu'il y a une opportunité, il y a une porte entrouverte, pour commencer à avancer sur le règlement de ce conflit, d'abord parce que le nouveau président ukrainien Zelensky a fait des gestes, en démilitarisant une partie dans le Donbass, une partie de ses forces, ensuite en permettant qu'il y ait un échange de prisonniers. Il y a eu échange de prisonniers. C'est une bonne nouvelle, y compris Oleg Sentsov qui était emprisonné depuis déjà très longtemps,
Q - le cinéaste
R - y compris les marins du détroit de Kertch qui avaient été emprisonnés il y a maintenant quelques mois. Bref, il y a là une ouverture. Est-ce que cette ouverture peut se poursuivre ? Nous le souhaitons et il faudrait à ce moment-là que la Russie réponde à l'Ukraine par des actions de déminage et de désarmement des armes lourdes dans les secteurs concernés et que parallèlement l'Ukraine engage les réformes institutionnelles qui sont prévues dans les accords de Minsk, parce que pour l'instant on était bloqué au statu quo, on était bloqué dans l'impossibilité d'avancer. Et, peut-être demain, du coup, une réunion au plus haut niveau, entre les chefs d'Etat et de gouvernement, sur le règlement de la crise ukrainienne.
Q - Jean-Yves Le Drian, on vous entend, on entend vos intentions et en parallèle l'Europe s'apprête à reconduire pour six mois des sanctions contre la Russie, elles arrivent à échéance le 15 septembre prochain. Le porte-parole du ministère russe des affaires étrangères parle de processus avec un disque rayé, est-ce que cela ne vient pas en contradiction avec ce que vous dites ?
R - Non, pas du tout, nous n'allons pas demain à Moscou pour lever les sanctions. On sait pourquoi les sanctions ont été posées. Elles ont été posées après l'annexion de la Crimée et en raison des actions menées par la Russie dans une partie de l'Ukraine, essentiellement dans le Donbass. Tant que le processus ne sera pas engagé, les sanctions seront là.
Q - Quel geste faut-il pour que justement ces sanctions soient levées, qui affectent beaucoup aussi le système économique français, dans certains domaines, les agriculteurs, dans le monde aussi de la finance ?
R - Le processus de Minsk, en format Normandie pour sa mise en oeuvre, doit avancer pour permettre une stabilisation en Ukraine, et alors progressivement les sanctions pourraient être révisées, mais pour l'instant nous n'y sommes pas. On est simplement à un échange de prisonniers. Mais un échange de prisonniers, cela n'avait pas eu lieu depuis longtemps, donc je considère que c'est un signe positif d'une bonne évolution, encore faut-il qu'il y en ait d'autres.
Q - Cette inflexion de la politique de la France à l'égard de la Russie suscite des interrogations, y compris, semble-t-il, au sein même de l'administration. Le président de la République a fait état de façon un peu surprenante d'un " Etat profond " qui serait un peu en résistance par rapport à cette nouvelle ligne. Comment est-ce qu'il faut le comprendre ? Vous avez des hauts fonctionnaires ou des ambassadeurs qui ne sont pas en ligne avec ce que vous dites ?
R - Je ne la sens pas cette opposition. Le président de la République dit souvent, s'adressant à tel ou tel ministre : il faut que l'Etat profond de votre administration comprenne bien la ligne et l'orientation que je veux donner au pays, qu'il se mobilise. Il l'a dit aux diplomates, il le dit ailleurs. Il faut que l'ensemble, le fonctionnement du Quai d'Orsay puisse se mobiliser sur ces sujets.
Q - Mais c'est plus spécifique sur la Russie quand même.
R - Moi, je ne le sens pas. Je sens au contraire, dans cette initiative, beaucoup d'intérêt et de mobilisation de la part des diplomates.
Q - Sur le Brexit, la date limite, on s'en rapproche, le 31 octobre, elle avait été fixée, d'ailleurs voulue par Emmanuel Macron, lors d'un Conseil européen. Or, le Parlement britannique et la chambre des lords ont voté une loi imposant un report du Brexit après le 31 octobre, en cas de no deal. Est-ce que la France est prête, oui ou non, à accepter ce report ?
R - La situation en Grande-Bretagne est quand même très perturbante, parce qu'en fait sur le fond, si l'on ne suit pas les évolutions depuis trois ans, il y a une espèce de conflit de légitimité entre le peuple qui, par la voie du référendum, il y a trois ans, a dit " je veux sortir " - ce n'était pas notre position, nous regrettons cette positon, mais le peuple britannique s'est exprimé - et puis le Parlement, expression du peuple aussi, qui ne sait pas comment sortir et qui pendant trois ans essaie de voir comment on peut faire respecter la décision du peuple britannique et ne trouve pas la manière de faire.
Q - Et sur le calendrier ?
R - Et sur le calendrier non plus. Parce qu'il n'y a aujourd'hui, au Parlement britannique, de majorité pour rien. Il n'y a pas de majorité pour l'accord de retrait. Il n'y a pas de majorité pour aller aux élections. Il n'y a pas de majorité pour le no deal. Il n'y a de majorité pour rien. Donc, il y a une impasse.
Q - Qu'est-ce qu'il faut faire ? Qu'est qu'il peut faire Boris Johnson ?
R - Il faut lui demander. Il y a une impasse et il faut que les Britanniques disent ce qu'ils veulent. On ne va pas aller se substituer aux Britanniques. C'est aux Britanniques de nous dire voilà ce que nous voulons. Nous, nous ne souhaitions pas qu'ils sortent de l'Union européenne. Ils ont décidé de le faire. Dites-nous, chers amis britanniques, comment vous voulez faire pour qu'on puisse vous aider à le faire. Mais pour l'instant on ne sait pas ce qu'ils veulent faire puisqu'il n'y a pas de majorité sur aucune des options. Donc c'est une impasse...
Q - Et si on reportait la date ?
R - Il y a aujourd'hui une impasse qui se traduit par des risques qui concernent le Royaume-Uni puisque l'Ecosse agite l'éventualité d'une indépendance à cet égard. Donc, que les Britanniques assument leur situation.
Q - Mais s'ils nous disent qu'ils veulent reporter la date du 31 octobre. Qu'est-ce qu'on leur répond ? On est d'accord ou pas ?
R - Dans l'état actuel des choses, c'est non. Puisqu'ils disent qu'ils veulent proposer d'autres solutions alternatives, des arrangements alternatifs pour assurer le retrait et assurer le no deal. Nous ne les avons pas vus, donc c'est non, on ne va pas recommencer tous les trois mois. Que le Parlement britannique, que les autorités britanniques nous disent le chemin.
Q - Et toujours avec Jean-Yves Le Drian, le patron de la diplomatie française effectivement, il n'y a pas un sujet qui ne soit pas urgent ou brûlant. Le 15 septembre, dans une semaine donc auront lieu les élections présidentielles en Tunisie. Elles se déroulent de manière assez particulières puisque Nabil Karoui, le propriétaire d'une télévision privée, un des favoris des sondages est en prison, accusé de fraude fiscale. Il reste quand même candidat et il mène campagne depuis sa cellule. Europe 1 a pu en exclusivité cette semaine interviewer son épouse. C'était jeudi dans la matinale de Mathieu Belliard, écoutez cet extrait : " Ecoutez, moi, je fais appel à mon pays, je fais appel à ma justice, je fais appel aux hommes nobles et honorables de notre pays et je sais qu'ils vont être là. Je sais qu'ils vont le faire. Bien évidemment on a des relations d'amitié avec la France mais moi franchement je fais appel à mon pays, je fais appel à ma justice ". Que dit la France face à cette situation particulière ?
R - La France constate que la transition démocratique s'effectue correctement en Tunisie.
Q - Vous trouvez ?
R - C'est une jeune démocratie. C'est une constitution récente. C'est le premier pays du printemps arabe mais un printemps qui s'est poursuivi par la voie démocratique. La mort du président Essebsi a entraîné une accélération du calendrier mais le processus se déroule. Respectons-le. Il est très honorable. Alors il y avait six candidats, Monsieur Darmon. Je ne vais pas aller prendre position pour tel ou tel candidat. Et la justice tunisienne est majeure, je la respecte et je n'ai pas d'autre commentaire.
Q - Ce n'est pas un peu un déni de démocratie quand même ? Quand un candidat comme ça ne peut pas se présenter ?
R - Il y a une justice en Tunisie que je respecte, il y a une constitution en Tunisie que je respecte et ce que je souhaite c'est que la transition démocratique se fasse le mieux possible.
Q - D'une manière plus générale, la Tunisie est-elle pour vous un pays menacé par la situation post Daech, perte du califat. Est-ce qu'il faut craindre les agissements du voisin Libyen ?
R - Là, ce n'est plus directement le processus démocratique. Nous souhaitons que le pouvoir tunisien soit bien affirmé et soutenu par l'ensemble de la population. J'espère que c'est ce qui va se passer. La difficulté de la proximité avec la Libye est réelle puisqu'il y a en Libye de nouveau l'apparition de poches de Daech dans le sud libyen. Et il faut s'en prémunir. C'est un sujet plus vaste qui a été aussi abordé au moment du G7 avec l'ensemble des membres du G7. Sur cette question d'ailleurs, c'est un échange que nous pouvons avoir avec les Russes. Nous pensons qu'il est urgent de faire en sorte qu'il y ait une conférence internationale sur la Libye avec l'ensemble des acteurs, à la fois les voisins, mais aussi tous ceux qui d'une manière ou d'une autre ont affaire à la Libye, certains groupes par des armes, ceux qui ont une proximité telle qu'ils peuvent agir pour qu'enfin on trouve les voies d'une réponse politique à cette situation. Parce qu'il n'y aura pas en Libye de victoire militaire, quelle que soient les intentions des uns et des autres. Au contraire, il peut y avoir un accroissement de conflictualité entre différents groupes armés qui, à ce moment-là, peuvent remettre en cause notre propre sécurité. Donc, l'urgence c'est de trouver les voies d'un cheminement politique en Libye. On les connaît, on sait le processus tel qu'il peut être. Encore faut-il qu'il y ait une détermination de l'ensemble des acteurs pour le faire.
Q - Quelle voie politique pour un pays voisin, l'Algérie, vingt-neuvième vendredi consécutif de manifestation, sur place une forte mobilisation toujours et un chaos politique mais aussi économique peut-être qui se profile. Votre commentaire sur la situation.
R - Il n'y a pas de chaos dans les rues. Il y a une population qui s'exprime très régulièrement depuis le mois de février, tous les vendredis. Et il y a une transition politique depuis le départ du président Bouteflika qui n'est pas simple parce c'est un grand moment de l'histoire de l'Algérie. Nous, Nous comptons sur le sens de la responsabilité des Algériens. Nous pensons que la voie du dialogue doit s'imposer pour trouver des solutions.
Q - Et les conséquences de la purge dans les clans industriels font que les entreprises s'arrêtent, que le chômage technique se répand partout.
R - Il est opportun que les Algériens prennent en considération l'ensemble de cette donne mais il faut qu'ils trouvent eux-mêmes les voies du dialogue. Ce n'est pas à la France d'aller dire aux Algériens comment il faut faire. Ils sont devant une étape importante de leur vie commune...
Q - C'est un pays à côté de nous quand même.
R - Oui, bien sûr, nous sommes très attachés à l'Algérie et nous souhaitons que les voies du dialogue permettent une solution politique rapide.
Q - Mais on voit bien aussi que les rentrées liées aux mannes pétrolières sont en train de baisser. Cela fragilise considérablement le budget. Est-ce que vous ne craignez pas tout simplement un chaos dans ce pays aussi important et pour la région et pour nous, pour la France ?
R - Je trouve que pour l'instant la maturité est au rendez-vous, la responsabilité est au rendez-vous et nous souhaitons que cela se poursuive en ce sens. Nous sommes en appui de toutes les voies de dialogue qui peuvent avoir lieu pour permettre à l'Algérie d'avoir une nouvelle étape de sa vie politique qui soit forte et qui fasse honneur à l'Algérie.
Q - Jean-Yves Le Drian, le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l'Homme vient de rendre un rapport sur le Yémen. Il pointe le fait que les Etats qui vendent des armes à l'Arabie saoudite et aux Emirats, et c'est le cas de la France, et là je cite : " pourraient être tenus responsables de complicité de violation du droit international en raison des crimes de guerres qui sont commis là-bas. Alors, est-ce que ça pourrait vous amener à reconsidérer le fait de vendre des armes à l'Arabie saoudite ?
R - Nous sommes extrêmement vigilants sur le type d'armes que nous fournissons à l'Arabie saoudite et aux Emirats, singulièrement depuis les opérations initiées par la coalition arabe au Yémen. Mais sur cette question il faut voir l'ensemble. Parce qu'aujourd'hui, par exemple, les jours qui viennent de se passer, c'est l'Arabie saoudite qui est victime de drones en provenance des Houthis qui attaquent l'Arabie saoudite sur ses frontières et même sur ses aéroports. Donc, il y a une situation impossible, insupportable au Yémen. Là aussi, il n'y aura pas de solution militaire. Il faut mettre en oeuvre les éléments d'une solution politique qui est très compliquée parce qu'au Yémen vous avez à la fois les Houthis qui sont soutenus par l'Iran mais vous avez aussi Al Qaïda, mais vous avez aussi Daech, mais vous avez aussi un gouvernement légitime qui ne peut plus siéger, et vous avez aussi des acteurs qui veulent une scission du Yémen. Donc, on ne peut pas régler la question du Yémen uniquement à coups d'anathèmes. C'est beaucoup plus complexe que ça.
Q - Ce sont des crimes de guerre (inaudible)
R - Que l'Allemagne, à ma connaissance. Et l'Allemagne repousse régulièrement cette décision mais la France assume ses responsabilités dans la région. Mais nous sommes extrêmement vigilants et même très parcimonieux sur la manière dont nous intervenons en soutien pour les livraisons d'armes à l'Arabie saoudite. Mais nous ne voulons pas que dans cette partie du monde on ne voit la crise yéménite que par un côté. Il faut la voir dans son ensemble et il faut trouver aujourd'hui les moyens de sortir de cette sale guerre. Les Saoudiens, les Emiriens ont leur responsabilité à cet égard.
Q - Jean-Yves Le Drian, que répondez-vous à l'avocat Henri Leclerc, le président d'honneur de la Ligue des droits de l'Homme, qui vous demande d'en finir avec la politique du cas par cas, concernant le rapatriement de ces enfants de djihadistes qui sont aujourd'hui toujours retenus en Irak. Le cas par cas, on en finit ou pas ?
R - La logique que nous développons sur les combattants étrangers est bien connue. Maître Henri Leclerc le sait bien. Nous avons quatre principes : premièrement l'impunité. Je ne parle pas des enfants. Les combattants étrangers, mais cela peut être des combattantes aussi, doivent être jugés pour les crimes qui sont commis. Je rappelle ce que nous avons subi ici en France. C'est venu de là, de cette zone-là. Deux, nous respectons les autorités irakiennes. Trois, il y a aujourd'hui une situation de guerre dans le nord-est syrien. Il y a des camps, et les camps nous n'y sommes pas présents. Nous essayons de rapatrier, autant que faire se peut, lorsqu'on a bien identifié les possibilités, des enfants isolés et de manière exceptionnelle, lorsque la mère l'autorise, des enfants qui ont leur mère dans les camps. Et puis quatre, il nous faut agir, réfléchir à la mise en oeuvre d'un dispositif judiciaire particulier pour que demain on puisse juger les combattants étrangers qui sont là. Ce n'est pas uniquement un problème français.
Q - Qu'est-ce que ça veut dire imaginer ? Ça veut dire un tribunal en France ?
R - On travaille aujourd'hui avec plusieurs de nos collègues européens à la mise en oeuvre d'un dispositif judiciaire qui permette de régler cette question.
Q - Ce serait quoi ? Une cour internationale liée à la justice ?
R - Ce n'est pas uniquement français... qui pourrait permettre de juger les combattants djihadistes. Mais nous sommes toujours en situation de guerre dans le nord-est syrien.
Q - Donc, vous annoncez aujourd'hui qu'une instance de cour européenne de justice peut voir le jour.
R - Nous sommes en train de travailler à la mise en oeuvre d'un dispositif de ce type qui est la seule bonne solution. Non seulement pour la question des enfants mais aussi pour la question des combattants.
Q - Effectivement, on reviendra beaucoup sur cette information. On a vu qu'effectivement un nouveau gouvernement est arrivé en Italie. L'Italie va demander l'aide à l'Europe sur deux sujets, en particulier plus de souplesse sur le budget et puis également un accord sur les migrants de façon à pouvoir éviter le retour de l'extrême droite au pouvoir. Est-ce que la France est prête à aider l'Italie et donc à enterrer la brouille qu'il y avait eu à l'époque ?
R - Il y a un nouveau gouvernement en Italie. C'est la responsabilité des Italiens. Il apparaît aujourd'hui effectivement plus ouvert dans sa dimension européenne, plus déterminé à avoir avec la France des relations positives, plus ouvert aussi à la mise en oeuvre de dispositifs migratoires partagés. Nous sommes prêts à en parler. J'ai écrit à mon nouveau collègue, Monsieur Di Maio, pour lui faire part de ma bénévolence à cet égard. Cela vient de se passer et j'espère que nous allons avoir avec l'Italie des relations plus constructives.
Q - Vous avez des rendez-vous programmés peut-être.
R - J'espère que cela va venir.
Q - Il vous a demandé des nouvelles des gilets jaunes ?
R - Pas du tout.
Q - La brouille est terminée, la page est tournée entre la France et l'Italie ?
R - Il y a eu une nouvelle donne que chacun constate. Nous ne sommes plus là non plus dans l'invective et la rodomontade. Nous sommes dans la volonté d'agir en commun au sein de l'Union européenne. La nomination de Monsieur Gentiloni qui est ancien Premier ministre au poste de commissaire européen pour l'Italie est un bon signe.
Q - C'est pour vous une réponse uniquement italienne ou vous avez le sentiment que quelque part les régimes populistes reculent parfois, n'arrivent pas à faire leur preuve lorsqu'ils arrivent donc au pouvoir ?
R - Il y a des moments où certains responsables politiques, on a pu le constater pour Monsieur Salvini, se voient plus forts qu'ils ne le sont. Et ils font des erreurs. C'était le cas.
Q - Louis Aliot, vice-président du RN dit : " Il reviendra au pouvoir ".
R - Moi, je n'en suis pas certain. Quand on fait des erreurs lourdes comme cela, parfois cela dure longtemps.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 septembre 2019