Texte intégral
M. le Président,
M. le Ministre,
Mesdames et messieurs les Sénateurs,
Je suis très heureux de répondre à vos questions ce matin pour cette dernière audition de votre commission d'enquête sur la souveraineté numérique. Sujet, monsieur le Président, comme vous l'avez rappelé, qui me tient particulièrement à coeur. Il me tient à coeur parce que je considère que notre souveraineté nationale dépend de notre capacité à bâtir notre souveraineté digitale et que la souveraineté européenne dépend aussi désormais directement de notre capacité à construire technologiquement, financièrement, industriellement, notre souveraineté digitale.
Quand on regarde ce qui s'est passé depuis une quinzaine d'années, l'évident, c'est que nous avons pris du retard. Nous avons pris du retard en étant incapables de faire émerger des géants du numérique français ou européens comparables aux géants américains ou aux géants chinois.
Nous avons pris du retard en ne finançant pas suffisamment des technologies de rupture qui sont indispensables pour réussir, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle. Et ces ruptures technologiques, non seulement, construiront ou non notre souveraineté politique mais elles feront au XXIème siècle des vainqueurs et des vaincus. De la même façon que la révolution industrielle du XIXème siècle a fait en Europe et dans le reste du monde des vainqueurs et des vaincus. Exactement de la même manière, la révolution digitale fera au XXIème siècle des vainqueurs, ceux qui maîtriseront les technologies de rupture, et les vaincus, ceux qui seront les clients des premiers.
Il est donc indispensable de maîtriser dans les années qui viennent un certain nombre de ces technologies de rupture. Je pense en particulier à l'intelligence artificielle, à la nano-électronique et aux calculateurs quantiques. On peut toujours parler de souveraineté politique matin, midi et soir en sautant comme un cabri sur son fauteuil, si vous n'avez pas la maîtrise de ces ruptures technologiques, vous n'avez plus de souveraineté politique. Quand vos voitures sont guidées par des logiciels étrangers, que vos communications sont transmises par des fibres étrangères, vous n'avez plus votre souveraineté politique.
Cela implique que nous répondions à toutes les nouvelles questions qui émergent de cette révolution technologique. Quelle fiscalité construire pour financer ces ruptures technologiques ? Comment allons-nous protéger nos données personnelles et nos données publiques ? Comment allons-nous concilier ces ruptures technologiques avec la maîtrise de nos destins individuels et le respect de la vie privée qui fait partie de notre modèle de société européen et qui est très différent du modèle de société qui peut se bâtir aussi bien aux États-Unis qu'en Chine ? Les deux sujets politiques que je vois donc derrière votre commission d'enquête, c'est à la fois la question de la souveraineté politique et le mode de société dans lequel nous voulons vivre au XXIème siècle. Voilà les deux enjeux de ces révolutions digitales en cours.
À partir de là, première question, comment pouvons-nous faire de la France le pays de l'innovation, et notamment le pays de l'innovation de rupture en Europe, pour essayer de combler le retard que nous avons pris depuis plusieurs années ? La première réponse est très simple. Il faut de l'argent. Je sais que ça déplaît parfois à certains qui pensent que l'innovation se fait en chambre, sans argent et sans financement nécessaire. Le financement est la clé absolue.
Et l'absence de champion digital en Europe est d'abord liée à mes yeux à l'absence des financements nécessaires pour construire ces champions en laissant la possibilité à tous les géants du numérique, américains notamment, de racheter nos technologies et nos start-up. Car nous sommes bons sur les start-up. Nous sommes bons sur la recherche. Nous sommes bons sur la recherche fondamentale. Nous sommes bons sur l'innovation. Mais comme nous n'avons pas les moyens pour faire grandir ces innovations, eh bien, nous faisons tout simplement le profit et la chance de pays étrangers.
Et je n'hésite même pas à pousser un tout petit peu plus loin le raisonnement, en me demandant si l'argent public est bien employé quand il sert au financement de start-up qui ensuite sont rachetées par le continent américain. Donc il est indispensable, c'est ma première réponse, que nous ayons des financements qui se chiffrent en centaines de millions d'euros pour les projets les plus importants.
Les chiffres, vous les connaissez aussi. 36 licornes chinoises - c'est-à-dire 36 entreprises qui ont un chiffre d'affaires supérieur à 1 milliard de dollars - ; 93 aux États-Unis ; 6 simplement en France, et une poignée en Europe. Il est donc indispensable, je le redis, que les financements nécessaires soient dégagés pour financer ces révolutions numériques en cours.
Nous avons donc pris depuis mai 2017 un certain nombre de décisions qui, pour certaines, ont été critiquées, mais que je revendique parce que je les crois indispensables au financement de l'innovation. La première, c'est l'allègement massif de la fiscalité sur le capital. On ne peut pas dire qu'il faut beaucoup de capital pour financer l'innovation et continuer à avoir une fiscalité sur le capital qui soit pénalisante.
Nous avons donc allégé massivement cette fiscalité sur le capital et nous aurons un comité d'évaluation placé auprès de France Stratégie qui rendra ses premières conclusions sur l'impact de cette réforme au cours de cet automne.
La deuxième décision que nous avons prise, c'est de sanctuariser le crédit impôt recherche. Je sais qu'il fait l'objet de beaucoup de critiques. Qu'il représente aujourd'hui plus de 6 milliards d'euros de dépenses publiques. Je souhaite que nous ne touchions pas au crédit impôt recherche. Et je le redirai à l'occasion de la présentation du projet de loi de finances pour 2020 d'ici quelques jours.
Je suis d'accord bien entendu pour tenir compte des remarques qui ont été faites par la Cour des comptes sur les dépenses de fonctionnement qui sont liées au crédit impôt recherche et au taux qui est appliqué aux dépenses de fonctionnement dans le crédit impôt recherche. Et je suis tout à fait prêt à suivre les recommandations de la Cour des comptes pour que ces dépenses de fonctionnement soient moins lourdes pour le contribuable dans le crédit impôt recherche. Je le proposerai dans le PLF 2020.
En revanche, modifier les paramètres fondamentaux du crédit impôt recherche, notamment sur le régime de groupe, serait à mon sens une erreur stratégique. Car nos entreprises ont besoin de stabilité pour investir. Elles ont besoin de la stabilité de notre fiscalité, si nous voulons garder des centres de recherche en France et continuer à être compétitif en matière de financement de l'innovation.
Le troisième choix, c'est la cession d'actifs publics. Et je revendique ce choix qui je le sais, fait couler beaucoup d'encre, mais qui est un vrai choix stratégique pour l'avenir de notre pays. On peut préférer voir l'État gérer les jeux de hasard. Je considère que ce n'est pas son rôle.
Et nous engagerons donc la privatisation de la Française des Jeux d'ici à la fin de l'année 2019 si les conditions de marché le permettent. Nous le ferons, je le précise, en apportant toutes les protections nécessaires qui n'existent pas aujourd'hui face à l'addiction aux jeux.
Et c'est bien tout le paradoxe. L'État a la maîtrise de la Française des Jeux, mais l'État ne joue pas son rôle de protection contre l'addiction aux jeux. Moi, je préfère - et c'est ce que nous allons faire - renforcer le rôle de l'État dans la protection contre l'addiction aux jeux en créant une autorité administrative indépendante dont le premier objectif sera de lutter contre l'addiction aux jeux tout en laissant des opérateurs privés s'occuper des jeux de hasard, de tirage et de grattage, qui à mon sens ne sont pas la responsabilité de l'État.
Même chose pour Aéroports de Paris où nous allons renforcer les protections, notamment sur les tarifs aéroportuaires, sur la fixation de ces tarifs, sur les contrôles aux frontières. Mais une fois que la procédure de recueil des signatures sera achevée, je redis ma conviction que ce n'est pas le rôle de l'État de gérer les activités commerciales d'un aéroport (boutiques, hôtels ou parkings). Et que l'argent de l'État est mieux employé en investissant dans ce fonds pour l'innovation de rupture doté de 10 milliards d'euros.
Il a deux avantages. Le premier, c'est qu'il permet de dégager des financements stables sur une longue durée pour financer les innovations de rupture qui ne sont pas accessibles aux opérateurs privés parce qu'ils ne sont pas rentables. 250 millions d'euros de revenus par an, 2,5 milliards sur 10 ans, garantis, qui ne sont pas soumis aux procédures budgétaires, puisque c'est dans un fonds pour l'innovation de rupture et ce n'est pas budgété. Donc, cela n'est pas susceptible d'être remis en cause chaque année.
Deuxième avantage, c'est que ça préfigure le Fonds pour l'innovation de rupture européen que nous voulons porter avec le président de la République et qui nous permettrait de disposer du même instrument que l'instrument américain DARPA. C'est bien toute la difficulté de ces innovations de rupture.
Cette politique commence à donner des résultats quand je regarde trois indicateurs. D'abord, le marché du capital risque français qui est en pleine croissance puisque les levées de fonds atteignaient à peine 1 milliard d'euros en 2014, 3,6 milliards en 2018 et 5 milliards en 2019. C'est le chiffre que nous devrions atteindre pour cette année.
Deuxième exemple, nous sommes devenus la première destination pour les investissements industriels et les investissements en recherche et développement -144 projets en 2018. C'est plus que l'Allemagne et le Royaume-Uni réunis. Je veux dire que, en termes d'investissements industriels et d'investissements en matière d'innovation, la France est devenue le pays le plus attractif en Europe.
Enfin, comme vous le savez, nous sommes le premier pays d'entrepreneurs en Europe.
Quelle est la difficulté qu'il nous reste à résoudre et sur laquelle je vais m'employer à apporter des solutions dans les deux années et demie de fin du quinquennat ? Nous avons du mal à lever des tickets importants. Et je pourrais citer nombre de PME importantes, très réputées, qui font des produits que vous connaissez tous autour de cette table, qui voudraient grandir, que ce soit dans le domaine de la santé, dans le domaine de la musique, dans le domaine du transport, et qui cherchent des tickets à 100, 200 ou 250 millions d'euros. Elles ne les trouvent pas en France. Elles ne les trouvent pas en Europe. Et donc elles vont s'adresser à des fonds américains.
C'est une perte de souveraineté directe pour nous. Quand une grande entreprise très réputée cherche un ticket de 200 millions d'euros et doit aller dans un fonds américain, c'est une perte de souveraineté pour la France. C'est donc pour moi une priorité absolue de faciliter la levée de fonds pour des tickets supérieurs à 100 millions d'euros de façon à accélérer le développement du financement des entreprises technologiques en France.
Nous avons un excellent rapport qui m'a été remis par Philippe Tibi sur le financement de nos leaders technologiques français. Nous nous inspirerons de ce rapport d'ici quelques jours pour faire des propositions. Mais une fois encore, je reviens à ce que je vous disais au début de mon intervention, je ne me résigne pas à ce que nous financions les start-up pour qu'elles deviennent des champions américains quelques années plus tard. Or, depuis des années, c'est ce que nous faisons.
La deuxième réponse, au-delà de ce développement qui passe par le financement, c'est la protection. La protection de nos technologies. C'est toujours regrettable de voir par exemple un géant de la robotique allemand comme Kuka, sur lequel des centaines de millions d'investissements ont été fait, racheté par un géant chinois qui, du coup, bénéficie des meilleures technologies en matière de robotique.
La même chose peut nous arriver, il est indispensable de mieux protéger nos entreprises stratégiques. Je le dis depuis le début du quinquennat, je refuse le pillage des technologies françaises. Et nous devons nous doter de tous les instruments pour empêcher le pillage des technologies les plus sensibles. Nous devons être vigilants sur le fait qu'aujourd'hui, un certain nombre de puissances étrangères ne s'intéressent pas simplement à des géants industriels bien connus comme Safran ou Thales, mais de plus en plus à des petites start-up installées dans des villes de taille moyenne qui ont des technologies de rupture ou qui commencent à mettre en place des technologies de rupture, et qui sont rachetées ou pillées par des puissances étrangères.
Nous allons donc protéger un certain nombre de secteurs technologiques grâce au renforcement, dans la loi Pacte, du contrôle des investissements étrangers en France. Je pense en particulier à trois secteurs technologiques qui sont directement liés à notre sécurité nationale : la cybersécurité, le spatial et l'intelligence artificielle.
La deuxième protection qu'il faut garantir au-delà des technologies, c'est la protection des données. Il y a des inquiétudes qui sont tout à fait fondées sur ce sujet, notamment par rapport au fameux texte américain dit Cloud Act. Nous avons défini avec le président de la République une réponse stratégique sur cette question des données en distinguant les différentes sortes de données.
La première chose, c'est de protéger les données personnelles. Après le scandale planétaire de Cambridge Analytica, il est intolérable de voir il y a encore quelques jours des grandes entreprises du digital puisse être suspectées d'enfreindre le règlement général sur la protection des données. La Commission européenne doit donc être totalement intransigeante sur ces questions et nous devons nous appuyer sur l'Union européenne pour protéger nos données.
La deuxième chose, c'est d'apporter aux données des entreprises et aux acteurs économiques toute la protection nécessaire.
J'ai eu de longs échanges avec l'ensemble des entreprises qui sont concernées en essayant de distinguer avec elles les types de données qu'il s'agit de protéger. Il y a un certain nombre de données entrepreneuriales qui ne sont pas stratégiques du tout et qui se chiffrent en millions.
Ces données ne posent pas de difficulté, elles peuvent être stockées en libre accès, et je pense que ce serait un mauvais investissement que de vouloir stocker toutes les données des entreprises françaises, même celles qui ne sont pas sensibles. Il y a en revanche des données plus sensibles qui vont être stockées chez des opérateurs américains car ils ont des capacités de stockage et surtout des capacités de valorisation de ces données. C'est le plus important.
C'est-à-dire qu'ils disposent déjà de suffisamment d'avance en termes d'intelligence artificielle pour stocker les données, et à partir de ces données, pouvoir orienter ces données vers tel client qui a telle habitude à tel moment de l'année pour se rendre dans tel hôtel ,sur tel lieu de villégiature.
La seule chose que nous voulons, c'est que l'administration américaine ne puisse pas récupérer ces données sans que l'entreprise soit avertie et sans qu'il y ait un minimum de contrôle. Car aujourd'hui, ce qui nous pose problème dans le Cloud Act, c'est que l'administration américaine, n'importe quelle agence américaine - je ne parle pas de la justice américaine mais bien d'une agence administrative américaine - peut aller récupérer des données chez un hébergeur, par exemple chez Microsoft, sans que l'entreprise qui a hébergé ces données chez Microsoft ne soit avertie et sans qu'il n'y ait de possibilité de contrôle, y compris de contrôle judiciaire.
Ce sont les deux points qui nous posent problème, nous souhaitons parvenir à un accord entre l'Union Européenne et les États-Unis sur le fonctionnement du Cloud Act pour qu'une administration américaine ne puisse jamais récupérer les données d'une entreprise française ou européenne stockées chez un opérateur américain sans l'accord explicite de cette entreprise, préalable ou non. Il me semble qu'un accord préalable serait de loin la meilleure solution.
Enfin, il y a un troisième niveau de données. Celles qui sont liées directement à notre souveraineté ou aux intérêts fondamentaux. Par exemple, les données de prix sur des ventes d'avions. C'est évidemment une donnée absolument fondamentale et stratégique, et il n'est pas question que ces données puissent être hébergées chez un autre hébergeur qu'un hébergeur national ou européen.
Nous voulons donc créer un cloud de confiance. Ce cloud de confiance aura vocation à stocker toutes les données stratégiques des entreprises qui le souhaitent. Nous avons lancé ces travaux pour mettre en place ce cloud de confiance français. Ses premiers travaux devraient apporter des résultats d'ici à la fin de l'année 2019. Nous nous appuyons en particulier sur l'entreprise Dassault Systèmes pour travailler sur ce cloud de confiance. Il doit permettre aux entreprises, privées comme publiques, de stocker leurs données stratégiques en toute indépendance et avec toutes les garanties de sécurité nécessaires.
Vous m'avez interrogé également sur la protection des épargnants et la monnaie virtuelle, notamment le projet de monnaie Libra de Facebook. J'ai dit à plusieurs reprises, notamment à l'occasion du G7 des ministres des Finances à Chantilly, ma préoccupation devant ce projet de monnaie Libra. Je veux redire ici devant votre commission ma préoccupation devant ce projet. Nous ne pouvons pas accepter qu'une entreprise privée se dote des instruments de souveraineté d'un État. Et la monnaie est un instrument de souveraineté d'un État.
D'abord parce que ça pose des problèmes de sécurité. L'État est soumis à des règles en matière de lutte contre le financement du terrorisme ou de lutte contre les financements illégaux qui sont extraordinairement stricts. Et nous avons bâti, notamment avec le GAFI, des instruments de lutte contre le financement du terrorisme qui nous ont pris des années, qui sont très efficaces et très contraignants. Le Libra ne serait pas soumis à ces mêmes obligations.
La deuxième raison, c'est que dans des États qui ont des monnaies faibles, le Libra pourrait parfaitement se substituer à ces monnaies souveraines. Imaginez - pour prendre un exemple - que Libra existe en Argentine. Pays dont la monnaie, le peso, a connu des dévaluations successives très fortes et où une grande partie des devises s'est parfois transformée en dollars et placée ensuite à l'étranger avec une évasion monétaire majeure. Qu'est-ce que cela donnerait si Libra était aujourd'hui en activité en Argentine ? Est-ce qu'il n'y aurait pas un risque que Libra se substitue au peso, et donc à la souveraineté même de la République argentine ?
Pour cette deuxième raison, je redis ma préoccupation et notre volonté d'examiner avec la plus grande attention possible ce projet Libra.
Troisième chose, c'est que Libra présente un risque systémique. Facebook n'est pas une PME avec 45 clients. Facebook a 2 milliards d'utilisateurs. Dès lors que Facebook disposerait de cette monnaie virtuelle, il y aurait un risque d'effet systémique sur les activités de Facebook et sur ses activités monétaires. En revanche, nous devons avoir conscience qu'il y a une vraie difficulté qui est liée aux coûts de transaction internationaux, y compris d'ailleurs à l'intérieur de l'Europe.
Je pense qu'il faut travailler dans deux directions : une direction privée et une direction publique.
La direction privée, c'est de voir comment les banques, notamment les banques françaises, peuvent parvenir, en particulier en Europe, à réduire leurs coûts de transaction financière. Je sais que certaines y sont prêtes, mais ça me paraît une piste de réflexion intéressante que les banques privées, en particulier en Europe, réduisent les délais et les coûts de transaction entre les États européens.
La deuxième piste qui me paraît intéressante et que j'ai ouverte il y a quelques jours - je m'en suis entretenu avec Mario Draghi et avec Christine Lagarde - c'est la possibilité de réfléchir à une monnaie digitale publique. Et je proposerai à l'occasion des assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Washington en octobre que nous lancions la réflexion sur ce projet de monnaie virtuelle publique qui permettrait d'apporter des réponses aux difficultés de coût et de rapidité de transactions que je viens de mentionner.
Je rappelle d'ailleurs sur ce sujet que certaines banques centrales, au Royaume-Uni, en Suède, ont commencé à lancer des expériences. Je pense qu'il serait bon que la Banque centrale européenne puisse se saisir de cette difficulté.
La troisième grande réponse au-delà du financement de l'innovation, de la protection nécessaire de données et de technologies, c'est la réponse fiscale. La France n'a jamais voulu stigmatiser quelque entreprise que ce soit. Et certainement pas les entreprises de nos alliés américains. Le projet français, c'est de bâtir une fiscalité du XXIe siècle adaptée à la réalité économique du XXIème siècle.
Au XXIème siècle, la valeur se crée sans présence physique sur le territoire. Alors on peut continuer à taxer les entreprises qui ont une présence physique. On peut continuer à alourdir les taxes et les impôts sur les entreprises manufacturières. Mais au bout du compte, vous allez ruiner les entreprises manufacturières européennes et françaises au profit d'entreprises sans présence physique américaines ou chinoises. Et ça, je ne peux pas l'accepter à la fois pour des raisons d'intérêt national et des raisons de justice.
Aujourd'hui, sans citer de noms, vous avez des grandes entreprises du digital qui vont faire plusieurs milliards d'euros de chiffre d'affaires en France, qui vont avoir des dizaines de millions de consommateurs français et qui, parce qu'elles n'ont pas de présence physique en France, pas d'usines ou très peu, pas d'entreprises ou très peu, pas d'employés, pas de salariés ou très peu, vont payer quelques millions d'euros à peine d'impôts sur les sociétés. C'est injuste et c'est totalement inefficace pour financer les biens publics qui doivent continuer à être financés.
Donc, nous avons voulu combler ce vide fiscal qui est lié à l'absence de juges de taxation des entreprises sans présence physique. C'est ça le coeur de la proposition française. Arriver à trouver un moyen de taxer les entreprises qui ont des clients, des chiffres d'affaires et des profits mais pas de présence physique. Et c'est un enjeu majeur pour le XXIème siècle puisque les profits seront de plus en plus dématérialisés.
Et je ne parle même pas des géants du numérique.
Mais prenez l'industrie automobile. Qu'est-ce qui va faire demain la valeur de l'industrie automobile ? Ce ne sont pas les roues. Ce n'est pas la carrosserie. Ce sont les données que vous stockerez dans vos voitures qui permettront d'alimenter le système de guidage autonome de la voiture. C'est ça qui aura de la valeur. Qu'est-ce qui va faire la valeur demain d'une boutique de luxe? Cela va être la marque. Cela va être de l'intangible. Pas la présence physique. Qu'est-ce qui va faire la valeur d'une entreprise qui fait par exemple des aérofreins ou des trains d'atterrissage ? Mais ce n'est pas le train d'atterrissage. Demandez au patron de Safran sur quoi il fait ses profits. Pas sur les trains d'atterrissage. Sur les données qui sont récupérées à chaque fois, à chaque atterrissage sur le train qui vous donne une expérience, une valeur qui peut ensuite être revendue.
C'est là que se fait la valeur au XXIème siècle en grande partie. Et donc, c'est là que doit se trouver la taxe. C'est ça le projet de taxe digital que nous portons depuis 2 ans avec le président de la République.
Nous avons essayé de le faire en Europe et nous étions sur le point d'y arriver. Quatre Etats s'y sont opposés : la Suède, la Finlande, le Danemark et l'Irlande. Comme la règle fiscale en Europe, c'est l'unanimité, nous n'avons pas pu faire adopter cette taxation. Je rappelle simplement que 24 Etats étaient pour. Qu'il y avait une proposition de la Commission européenne. Que cette proposition était solide. La seule conclusion que j'en tire, c'est qu'il est urgent de passer à la majorité qualifiée en matière de décisions fiscales en Europe plutôt qu'à l'unanimité.
Faute de solution Européenne, nous avons adopté une taxation nationale qui était votée, je vous en remercie à l'unanimité au Sénat et à l'Assemblée nationale. Preuve que, sur ce sujet, la prise de conscience des parlementaires comme des Français de l'enjeu stratégique de la taxation digitale est totale. Et je constate que dans d'autres pays Européens, par exemple en Espagne, en Grande-Bretagne, en Italie, en Autriche, le même type de taxation est soit adopté, soit sur le point d'être adopté à la fois pour des raisons de justice et d'efficacité fiscale.
Les États-Unis nous ont menacé de taxer nos vins si nous mettions en place cette taxation. Il y a eu une décision souveraine. Elle sera évidemment appliquée et la taxation qui a été votée à l'unanimité du Parlement français s'appliquera pour 2019 à compter du 1er janvier 2019. C'est-à-dire, en prenant en compte l'intégralité du chiffre d'affaires des grandes entreprises digitales avec un chiffre d'affaires mondial supérieur à 750 millions d'euros sur l'année 2019. Mais nous avons trouvé avec le président de la République un accord de principe avec nos amis américains à l'occasion du G7 de Biarritz.
L'accord de principe repose sur deux points très simples. Trouver une solution internationale à l'OCDE qui se substituera à la taxation nationale dès qu'elle aura été adoptée à l'OCDE avant même sa ratification.
Deuxième point de l'accord de principe qui a été trouvé à Biarritz, c'est que nous calculerons le montant de cette taxation internationale appliquée en 2019. Et si les entreprises du digital ont payé au titre de la taxe nationale qui s'appliquera, comme je vous l'ai dit, en 2019, davantage que ce qu'elles auraient dû payer au titre de la taxe internationale, elles bénéficieront d'un crédit du montant de cette différence. Ce qui permettra de dire que la taxation internationale est bien ce qui l'a emporté. Cela a toujours été notre souhait, il faut qu'elle puisse s'appliquer depuis le début. Tout cela prouve une chose. La stratégie française était la bonne.
Et si aujourd'hui les choses bougent à l'OCDE, c'est parce que la France a mis en place cette taxation nationale et que nos amis américains redoutent une seule chose la multiplication de taxes nationales partout à travers le monde. La France a ouvert une voie. Je ne vous dis pas que la négociation est facile. Elle est compliquée. On aura l'occasion d'y revenir, notamment pour des raisons techniques mais aussi politiques. Je me suis rendu à Washington la semaine dernière. Je reverrai mon homologue américain très prochainement. Nous avons mis en place un groupe de travail Etats-Unis-France-OCDE avec un objectif : parvenir à une solution internationale au début de l'année 2020 qui prendrait la place de la solution nationale.
Voilà les décisions que je voulais mettre en avant sur cette question clé de la souveraineté numérique. Vous voyez que, à mes yeux, les choses sont à la fois simples et extraordinairement ambitieuses.
Elles sont simples parce que le constat, c'est que nous avons pris un retard considérable en Europe et qu'il faut maintenant tout faire pour le rattraper.
Extrêmement ambitieuses parce que, si nous voulons rattraper ce retard et garantir notre souveraineté digitale au XXIème siècle, il faut des financements adaptés, une protection solide et une fiscalité juste.
C'est ce que nous nous employons à faire avec le président de la République et le Premier ministre depuis 2 ans.
Source https://www.economie.gouv.fr, le 13 septembre 2019