Interview de Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, à France inter le 6 novembre 2019, sur les violences sexuelles, la politique de l'immigration, la laïcité, les musulmans, les menaces contre les élus et la carte judiciaire.

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Média : France Inter

Texte intégral

LEA SALAME
Bonjour Nicole BELLOUBET.

NICOLE BELLOUBET
Bonjour.

LEA SALAME
Et merci d'être avec nous ce matin. On va parler dans un instant évidemment des mesures annoncées sur l'immigration, mais d'abord, d'abord, avez-vous entendu, Madame la Ministre, le témoignage très fort de l'actrice Adèle HAENEL sur Mediapart.

NICOLE BELLOUBET
Oui, oui, je l'ai entendu.

LEA SALAME
Elle accuse le réalisateur Christophe RUGGIA d'agressions sexuelles alors qu'elle avait entre 12 et 15 ans, les faits ne sont pas prescrits, elle pourrait porter plainte, mais elle dit qu'elle ne le fera pas parce que, je la cite : il existe une violence systémique faite aux femmes dans le système judiciaire, la justice nous ignore, je crois en la justice, mais elle doit se remettre en question pour être représentative de la société. Qu'est-ce que vous répondez ce matin à Adèle HAENEL ?

NICOLE BELLOUBET
Alors, d'abord, j'ai entendu ce qu'elle a dit, j'ai trouvé évidemment que c'était très courageux, j'ai été choquée par ce qu'elle a dit sur la justice, enfin choquée, non pas au sens critique, mais au sens où elle l'a formulé ainsi, moi, je pense qu'elle a tort de penser que la justice ne peut pas répondre à ce type de situation, je pense, au contraire, surtout avec ce qu'elle a dit, qu'elle devrait saisir la justice qui me semble être en capacité de prendre en compte ce type de situation. D'ailleurs, l'ensemble des mesures que nous développons à la fois dans le texte de loi, qui est en cours de discussion au Parlement, ce soir, au Sénat, et par les mesures qui sortiront du Grenelle de l'Environnement, c'est aussi une manière de mieux prendre en compte la parole des femmes qui ont été victimes de ce type de situation…

LEA SALAME
Oui, en même temps on voit, deux ans après #MeToo, que le traitement des plaintes pour violences sexuelles est toujours aussi difficile, Madame la Ministre, avec des procédures à rallonge, avec des plaintes qui sont classées sans suite…

NICOLE BELLOUBET
Non, mais il est difficile, mais… non, mais la justice est aussi, et d'abord, c'est l'Etat de droit fondé sur la preuve ; nous essayons d'améliorer…

LEA SALAME
C'est difficile à prouver…

NICOLE BELLOUBET
Nous essayons d'améliorer par mille et une manières, notamment en permettant aux femmes de déposer plainte dans les hôpitaux, en permettant la plainte en ligne et d'autres éléments, nous essayons de faciliter le dépôt de preuves, nous formons des gens pour recueillir ces preuves-là, et donc je crois que tout cela contribue vraiment à améliorer cette situation, et je conseillerais à Adèle HAENEL d'aller en justice.

LEA SALAME
Si elle n'y va pas en justice, ça veut dire que cet homme, Christophe RUGGIA, est condamné publiquement sans avoir été jugé, qu'il a été radié de la société des réalisateurs, qu'il est condamné d'une certaine manière par un tribunal médiatique, est-ce que ça ne vous interroge pas, vous qui êtes Garde des sceaux, et dans ces cas-là, si elle ne porte pas plainte, est-ce que le Parquet peut se saisir ?

NICOLE BELLOUBET
C'est difficile qu'il se saisisse, là, sur des faits tels que je les ai lus, mais vraiment, je pense qu'il y a presque une nécessité à partir de ce qu'elle a dit de faire, en quelque sorte, de poser cette question à la justice pour que les choses soient traitées clairement et objectivement, elle en sortira renforcée, et la situation de la personne qui est mise en cause également.

LEA SALAME
Alors les mesures pour l'immigration, il ne s'agit pas de faire des quotas de personnes venant d'Afrique, du monde arabe ou d'Asie, il s'agit juste de savoir combien on veut d'ouvriers agricoles, d'ingénieurs, d'informaticiens, de techniciens, c'est ça la philosophie qui préside à l'instauration des quotas de l'immigration économique ?

NICOLE BELLOUBET
Alors d'abord, le Premier ministre, qui organise un comité interministériel tout à l'heure, donnera exactement la version qu'il souhaite mettre en oeuvre, moi, ce que je souhaiterais dire ici, c'est que je n'ai jamais pensé que les quotas étaient la réponse, enfin, la seule réponse, ce que j'ai lu sur les pays qui ont instauré, comme l'a dit Thomas LEGRAND, sur les pays qui ont instauré des quotas obligatoires, ça n'a jamais marché, donc je ne crois pas que ce soit, enfin, il me semble que c'est ce que j'ai lu, je ne crois pas que ce soit la réponse, en revanche…

LEA SALAME
Mais c'est ce que vous allez annoncer ou pas ?

NICOLE BELLOUBET
Non, pardonnez-moi, d'abord, c'est le Premier ministre qui annoncera, ensuite, il me semble que se donner des lignes directrices pour dire que la France a besoin de tel ou tel type d'emplois, ce n'est pas, me semble-t-il, être exactement dans la même philosophie, donc, moi, je pense…

LEA SALAME
Donc c'est un peu ce que je viens de vous dire, la phrase que je viens de vous dire en disant : il ne s'agit pas de dire, on prend des gens venant d'Afrique, d'Asie ou du monde arabe, il s'agit de dire combien on a besoin d'ouvriers…

NICOLE BELLOUBET
Non, mais je ne sais même pas si ce sera combien, là, nous verrons ce que précisera Muriel PENICAUD, mais c'est de dire : voilà, la France manque de personnes dans tel, tel ou tel secteur, se donner des lignes directrices, me semble-t-il, ce n'est pas imposer des quotas obligatoires, et je crois que ce que doit rester la France, j'y tiens beaucoup, c'est un pays d'accueil, et que dans le cadre de cet accueil-là, il faut aussi prendre en compte la réalité de ce que vivent et les Français, allons porte de la Chapelle pour voir la réalité de ce que vivent les Français, et les personnes qui demandent l'asile. Donc nous avons des efforts à faire des deux côtés pour que notre pays reste une terre d'accueil, c'est capital, c'est d'ailleurs dans notre Constitution, j'ai eu l'occasion de le dire ici. Et sur les quotas, encore une fois, je crois qu'on peut se donner des lignes directrices qui nous permettent d'avoir un regard un peu différent.

LEA SALAME
Mais là, pardon, on joue sur les mots, pourquoi est-ce que ça s'appelle…

NICOLE BELLOUBET
Non, je ne vois pas pourquoi on joue sur les mots…

LEA SALAME
Parce que ça s'appellera des quotas économiques, où on dira : on prend tant de vétérinaires, on prend…

NICOLE BELLOUBET
Mais faut-il dire : on prend tant vétérinaire ou on prend tant d'ouvriers agricoles, ne peut-on pas dire tout simplement : nous avons des besoins dans telle, telle et telle filière, ces besoins peuvent être pourvus, soit par des formations pour des personnes françaises, soit par de l'accueil de personnes venant d'autres nationalités…

LEA SALAME
Mais c'est ce que disait Thomas LEGRAND, c'est que d'une certaine manière, vous n'assumez pas que cette mesure, au fond, ça encouragerait l'immigration…

NICOLE BELLOUBET
Mais pourquoi on n'assume pas ? Mais, pardon…

LEA SALAME
Ça encouragerait l'immigration choisie, puisqu'on prendra… il y en a 33.000 aujourd'hui, aujourd'hui, sur les 260.000 titres de séjour qu'on donne chaque année, il y en a 33.000 qui est de l'immigration économique…

NICOLE BELLOUBET
Eh bien, pourquoi est-ce que nous n'aurions pas…

LEA SALAME
Vous en voulez plus ou moins ?

NICOLE BELLOUBET
De quoi, d'immigration économique ?

LEA SALAME
Oui.

NICOLE BELLOUBET
Je souhaite que nous accueillions de la meilleure façon possible les personnes qui se présentent à notre frontière, à partir du moment où, soit, elles ont des qualités qui correspondent à ce qu'est un demandeur d'asile, d'une part, soit, elles offrent une possibilité en matière économique qui correspond à un besoin qu'a notre pays, soit, ce sont des étudiants que nous accueillons aussi, parce que nous avons besoin dans notre politique d'accueil d'avoir des personnes qui viennent se former en France, il me semble que ça forme un tout, et je ne vois pas où il y a, là, un problème éthique ou idéologique.

LEA SALAME
Vous voulez aussi durcir les conditions du regroupement familial pour lutter contre les abus, notamment les pères qui reconnaissent des enfants qui ne sont pas les leurs pour leur donner un titre de séjour, ces abus-là, ces annonces sur le regroupement familial, ces abus, ils concernent combien de cas en fait ?

NICOLE BELLOUBET
Alors, écoutez, je n'ai pas les chiffres au moment où vous me…

LEA SALAME
Parce qu'on parle de quelques milliers sur les 260.000, c'est à peu près marginal…

NICOLE BELLOUBET
Moi, je considère que dans cette question d'immigration, je le redis, on doit être un pays d'accueil, qu'il faut éviter les fraudes par rapport aux règles que nous posons, et que cela suppose un équilibre entre les deux, entre l'accueil et l'intégration, d'une part, et entre des mécanismes de fraude qui me semble-t-il, peuvent être parfaitement palliés et refusés.

LEA SALAME
Donc la philosophie, c'est de continuer d'être une terre d'accueil, c'est ça, c'est d'encourager l'immigration ou de la réduire ?

NICOLE BELLOUBET
Pour moi, la philosophie, clairement, c'est que la France est une terre d'accueil, je le dis clairement, mais une terre d'accueil, ça ne veut pas dire faire n'importe quoi, et la solution, vous le savez, elle ne repose pas que sur les questions que vous venez de me poser-là, elle repose sur une prise en compte européenne, c'est essentiel, elle repose sur l'aide publique au développement, elle repose sur une politique qui est beaucoup plus large. Il n'empêche que dans cette politique-là, la France doit aussi être une terre d'accueil.

LEA SALAME
Nicole BELLOUBET, le président des Républicains, Christian JACOB, a écrit au président de la République pour lui demander une nouvelle commission sur la laïcité, sur le modèle de la commission Stasi, qui avait abouti à la loi interdisant les signes religieux en 2004, est-ce que vous y êtes favorable à une nouvelle commission Stasi ?

NICOLE BELLOUBET
Je n'y suis pas particulièrement favorable, non pas parce que ça vient du président JACOB, mais ce que j'ai du mal à concevoir, c'est ce qu'apporterait de nouveau cette commission-là, peut-être faudra-t-il la mettre en place, ma réponse n'est pas définitive, j'ai lu ce qu'a écrit le président JACOB, j'ai eu l'occasion de dire que, il me semble que l'Etat du droit, en tout cas, par rapport aux questions qui ont été posées, sur le voile, etc, il me semble que l'Etat du droit est satisfaisant. Et donc, je ne sais pas s'il est besoin d'une nouvelle commission, si cela contribue à forger, je dirais, une identité commune sur ces questions-là, pourquoi pas, mais a priori, je n'en voyais pas le besoin.

LEA SALAME
Qu'est-ce que vous pensez de la manifestation contre l'islamophobie qui aura lieu dimanche prochain à Paris, une tribune a été signée par plusieurs dirigeants politiques, dont Jean-Luc MELENCHON ? La Tribune évoque des lois liberticides contre les musulmans, est-ce qu'il y a quelque chose qui vous gêne dans cette formulation ou vous encouragez cette manifestation ?

NICOLE BELLOUBET
Non, je n'encourage pas cette manifestation, enfin, à titre personnel, je n'aime pas le titre de lois liberticides, je pense que vis-à-vis de nos compatriotes musulmans, il faut, là encore, que nous ayons une attitude d'inclusion et pas d'exclusion, j'étais dans les Landes le lendemain de l'attentat à Bayonne, enfin, de l'agression à Bayonne…

LEA SALAME
Contre la mosquée…

NICOLE BELLOUBET
Oui, et j'ai eu l'occasion de recevoir l'ensemble des associations du culte musulman de cette région-là. Ce que me demandaient les musulmans, que j'ai reçus, c'est vraiment la cohésion nationale autour d'eux. Et là encore, je crois que nous devons éviter toute fracture, il me semble que nous sommes garants de cette cohésion nationale. Et ce qu'ils me demandaient également, c'était de ne pas ériger la presse, la presse, et nous, les médias et nous, des sujets qui sont des sujets clivants. Je crois que les deux…

LEA SALAME
Ces paroles, c'est les médias ou c'est le président de la République qui a parlé de société de vigilance ?

NICOLE BELLOUBET
Je vous dis ce que m'ont dit les personnes que j'ai reçues. Sur la question de la société vigilante, là encore, moi, je pense que la vigilance, c'est quelque chose qui s'impose au bénéfice de tous, que la vigilance, ce n'est pas la défiance.

LEA SALAME
Deux petites questions encore, les menaces, les violences, les outrages ne cessent d'augmenter envers les députés et les élus de la République, le maire de Signes est mort l'été dernier, des permanences sont vandalisées. Vous avez une mesure à nous annoncer ce matin pour les rassurer.

NICOLE BELLOUBET
Je ne sais pas si ça les rassurera, mais en tout cas, nous avons, au ministère de la Justice, ce matin même, je vais publier une circulaire à l'attention des procureurs généraux et des procureurs de la République, pour que tous les actes de violence qui sont perpétrés contre les élus, quels qu'ils soient, contre leur permanence, que tous ces actes soient évidemment recensés, soient poursuivis, pour qu'il n'y ait pas de tolérance par rapport aux élus de la République, et que, évidemment, les élus soient tenus informés de ces éléments-là, parce que le dialogue avec eux est essentiel.

LEA SALAME
Dernière question, Nicole BELLOUBET, vous vous êtes expliquée devant la Commission des lois du Sénat après la diffusion par Le Canard enchaîné d'une note de votre cabinet envoyée…

NICOLE BELLOUBET
Ce n'était pas une note, c'était un mail…

LEA SALAME
Oui, mais enfin, une note de… envoyé au Premier ministre, concernant la future réforme de la carte judiciaire qui prévoit la suppression de juges d'instruction, on a découvert que cette note de votre cabinet, ce mail, faisait un lien entre la suppression des juges d'instruction et les scores électoraux de la République en Marche, ce qui laissait penser que là où les scores étaient bons, eh bien, il n'y aurait pas de suppression de juge d'instruction, vous avez plaidé la maladresse, n'est-ce pas un peu court, madame la Ministre ?

NICOLE BELLOUBET
Je considère qu'il ne peut pas y avoir de décision publique qui soit partisane, ce qui s'est passé, là, je le redis clairement, est une erreur, je ne fonde mes décisions que sur l'intérêt général.

LEA SALAME
C'est le nouveau monde ça ?

NICOLE BELLOUBET
Non, ce n'est pas nouveau, ni l'ancien, enfin, je veux dire, ce n'est pas la question, la question, c'est qu'il ne peut y avoir de décision publique que sur l'intérêt général, et d'ailleurs, ce que j'ai dit aux parlementaires qui m'ont interrogée, c'est qu'ils auraient tout logiquement, ils pourraient contrôler ces décisions, c'est dans leur mission.

LEA SALAME
Nicole BELLOUBET était notre invitée. Merci et belle journée à vous.

NICOLE BELLOUBET
Merci.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 12 novembre 2019