Interview de Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, à France-Inter le 2 octobre 2019, sur l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen et les risques de pollutions industrielles.

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Média : France Inter

Texte intégral

NICOLAS DEMORAND
Bonjour Agnès BUZYN.

AGNES BUZYN
Bonjour Nicolas DEMORAND.

NICOLAS DEMORAND
Beaucoup de question à vous poser ce matin, des questions factuelles pour commencer, car ce sont les faits qui ont posé problème depuis l'incendie de l'usine LUBRIZOL de Rouen, les faits qui ont alimenté la défiance. Première question simple : pourquoi l'Etat a-t-il mis cinq jours a publié la fameuse liste des produits qui se trouvaient dans l'usine ?

AGNES BUZYN
Alors, d'abord, il a fallu la demander aux responsables de l'usine…

NICOLAS DEMORAND
Vous ne l'aviez pas, l'Etat ne l'avait pas ?

AGNES BUZYN
Non, l'Etat n'a pas la liste, c'est les responsables de l'usine qui l'ont, comme vous le savez, ces listes ne sont pas rendues publiques habituellement en raison des risques attentats, pour que des gens ne viennent pas chercher des produits toxiques et ne sachent pas ce qu'il y a dans ces usines Seveso. Donc la loi ne permet pas d'avoir ces données publiques. Donc il a fallu la demander à l'usine, il a fallu que l'usine la traduise en termes de formules, de façon à ce qu'on comprenne exactement quels sont les éléments présents dans l'usine, qu'on connaisse leur toxicité, donc tout cela est rendu public, et il va falloir maintenant comprendre comment se comportent ces composants lorsqu'ils brûlent.

NICOLAS DEMORAND
Mais donc, l'Etat, les pouvoirs publics n'ont eu l'information précise qu'hier ?

AGNES BUZYN
Oui, nous n'étions en mesure de publier une liste de produits avec leur définition, leur formule que, hier et donc, ça a été rendu public lorsque ça a été connu.

LEA SALAME
Vous reconnaissez que ça tardé ?

AGNES BUZYN
Oui, moi, je pense que ce qui compte avant tout, j'entends la question, mais qu'est-ce qu'on fait de cette liste, en réalité, aujourd'hui, personne ne sait exactement, et c'est la demande que nous allons faire à l'INERIS, qui est l'agence chargée de l'évaluation des risques industriels, personne ne sait vraiment ce que donnent ces produits mélangés lorsqu'ils brûlent. Donc ce qui était plus important à notre avis, c'est de vérifier que les produits hautement toxiques n'étaient pas dans les fumées, dans les suies ou dans l'eau. Et donc c'est la première chose que nous avons faite, et ça, ça a été rendu public bien en amont, c'est-à-dire, dès vendredi, nous avons été capables de parler de la qualité de l'air, dès samedi, nous avons publié ce que nous avions sur les suies, que les gens trouvaient à leur domicile, et en réalité, c'est ça qui compte, c'est le produit fini, c'est : qu'est-ce qu'on trouve dans son jardin…

LEA SALAME
Alors, justement, qu'est-ce qu'on trouve dans son jardin, en tout, plus de 5.200 tonnes de produits chimiques ont brûlé dans cet incendie, est-ce que vous pouvez nous dire ce matin s'il y a un risque que ces produits soient nocifs, toxiques, polluants, cancérigènes ?

AGNES BUZYN
Alors, aujourd'hui, je dis ce que je sais, c'est-à-dire que nous avons cherché les produits les plus communément trouvés après un incendie dans une usine qui contient des hydrocarbures ou des dérivés d'essence ou de lubrifiants. Et donc les produits les plus dangereux, les plus habituels sont les hydrocarbures polycycliques, qui sont des produits éventuellement cancérigènes, c'est la première chose que nous avons cherchée à la fois dans les fumées et à la fois dans les suies, et là, nous pouvons dire qu'il n'y en a pas, en tous les cas, quand on en trouve, c'est en dessous des traces, en dessous des seuils habituels, c'est-à-dire des contaminants habituels de l'environnement. Ensuite, nous avons cherché l'amiante, et sur l'amiante, parce que le toit de l'usine était en amiante, et le toit, et donc nous avons cherché l'amiante, des fibres d'amiante dans l'environnement, dans l'air et dans les suies, sur un rayon de 300 mètres autour de l'usine, il n'y en a pas au-dessus des seuils admis dans l'environnement. Et nous allons élargir maintenant la recherche d'amiante au-delà des 300 mètres, mais s'il n'y en a pas dans les 300 mètres, il est vraisemblable que nous n'en trouverons pas après au-delà, mais nous allons de toute façon faire cette recherche. Le troisième toxique que nous recherchons, c'est la dioxine, qui est aussi un produit très dangereux, et ça, nous aurons les résultats au fur et à mesure dans la semaine avec les derniers résultats demain et après-demain. Et dès que nous aurons ces résultats de la dioxine dans l'air ou dans les suies, ils seront rendus publics. Après, il y a des choses que je ne sais pas, c'est-à-dire que l'INERIS, l'agence responsable des risques, doit me dire à quoi on peut s'attendre quand une usine avec plus de 300 produits toxiques brûle, et ça, l'Etat aujourd'hui ne peut pas répondre à cette question.

LEA SALAME
C'est vrai que vous n'êtes pas censée absolument tout savoir très vite, mais quand même, il y a des gens qui nous écoutent ce matin, il y a des gens qui nous écoutent à Rouen, alors les questions sont très simples, est-ce que l'air de Rouen qu'on respire ce matin est pollué ?

AGNES BUZYN
Alors, aujourd'hui, l'air est revenu, et l'est, d'ailleurs depuis le début, il est respirable, c'est-à-dire que l'air de la fumée, pour les éléments que nous avons aujourd'hui, est un air de combustion, c'est-à-dire, c'est une fumée de carbone, comme un feu de cheminée, nous n'avons pas trouvé dans cette fumée les polluants les plus à risque, et que nous avons recherchés en premier, d'autres analyses suivront, notamment la dioxine, je l'ai dit. Et aujourd'hui, l'air à Rouen est un air qui a la qualité de l'air normale à Rouen.

NICOLAS DEMORAND
Est-ce que l'eau est potable à Rouen ?

AGNES BUZYN
Alors, l'eau est potable depuis le premier jour, nous le savons, parce que l'eau est prélevée dans des nappes souterraines et elle n'a pas été polluée à aucun moment, et ça, toutes les communes, aujourd'hui, sont formelles sur la potabilité.

LEA SALAME
Vous revenez sur le mot de dioxine, c'est vrai que ce mot revient beaucoup, parce que c'est ce qui fait peur apparemment, s'il n'y a pas de dioxine dans l'air, le risque, n'y a-t-il pas un risque que les dioxines descendent dans le sol, polluent les sols et les ruissellements d'eau du sol, et est-ce que là, il y a un risque sérieux ?

AGNES BUZYN
Alors, c'est la raison pour laquelle nous cherchons la dioxine dans les suies, c'est-à-dire dans les retombées de la fumée, et donc s'il n'y en a pas dans les suies, il n'y en aura pas dans le sol, et c'est pour ça que nous attendons avec impatience, je dirais, les résultats de la dioxine, qui vont être rendus aujourd'hui, demain et après-demain, ça dépend de la date du prélèvement, et c'est normal que ce soit long, c'est un produit qui est compliqué à retrouver d'où le délai par rapport aux autres toxiques que nous avons recherchés dès le départ.

LEA SALAME
Vous y êtes allée vendredi dernier, Madame la Ministre, et vous avez déclaré : oui, la ville est clairement polluée, est-ce que vous nous le répétez ce matin ?

AGNES BUZYN
Mais évidemment, moi, je suis comme les habitants de Rouen, la ville est noire, il y a de la suie, il y a évidemment un impact de cet incendie sur la ville. Ce qui compte maintenant, c'est de savoir si cette pollution entraîne un risque pour la santé, moi, mon seul…

NICOLAS DEMORAND
Alors, précisément ?

AGNES BUZYN
Mon seul objectif, c'est de pouvoir dire aux gens : vous ne risquez rien ou vous risquez quelque chose, et de l'évaluer, et donc j'ai évidemment, comme tous les habitants de Rouen, dit : la ville est polluée, je ne vais pas commencer à nier l'évidence !

LEA SALAME
Oui, le problème, c'est là où il y a eu un petit couac de communication, si vous pouvez me permettre, c'est que vous avez dit ça, et quelques heures après, une autre ministre, Elisabeth BORNE est venue dire : circulez, il n'y a rien à voir, tout va bien, vous reconnaissez qu'il y a eu, disons, des sons de cloche un peu contradictoires ?

AGNES BUZYN
Mais c'est parce que ça dépend de ce qu'on met derrière le mot pollution, cette pollution, c'est-à-dire, cette suie qu'on voit, qui est là, qui est noire, et que les gens ont commencé à nettoyer fort heureusement dès vendredi, est-ce qu'elle a une dangerosité ? Et c'est ça que nous évaluons aujourd'hui. Est-ce que c'est ça que nous évaluons aujourd'hui, est-ce que c'est un danger. Aujourd'hui, les premiers éléments sur les toxiques les plus habituels, les plus dangereux sont rassurants. Alors, je ne dis pas qu'il n'y aura rien, puisque des analyses sont toujours en cours, mais les premiers résultats sont rassurants, et donc cette pollution, qui est réelle, pour l'instant, elle n'entraîne pas de risques pour la santé avec ce que nous connaissons aujourd'hui.

NICOLAS DEMORAND
Allez-vous, certains le demandent, et c'est dans le prolongement de ce que vous venez de dire, mettre en place un suivi médical de longue durée comme ce fut le cas après AZF ?

AGNES BUZYN
Alors, aujourd'hui, j'ai saisi l'Agence de santé, les agences de santé publique et l'INERIS pour me faire une évaluation des risques sanitaires, et eux, ils ont besoin des résultats, des prélèvements pour évaluer le risque, il faut qu'ils sachent ce qu'il y a dans l'air et dans les suies, c'est-dire au contact de…

LEA SALAME
Donc vous nous dites patience, c'est ça ?

AGNES BUZYN
Non, non, et donc, ils vont me faire cette évaluation des risques sanitaires sur la base des prélèvements et des résultats des prélèvements, et évidemment, mettront en place un suivi adapté aux risques sanitaires qu'ils vont évaluer, mais, aujourd'hui, tant que je ne sais pas quel est le risque à moyen, long terme, c'est-à-dire tant que je n'ai pas la certitude qu'il n'y a absolument rien dans aucun prélèvement, évidemment, il y aura un suivi de la population si besoin.

NICOLAS DEMORAND
Seriez-vous favorable, Agnès BUZYN, à ce qu'une commission d'enquête parlementaire remette tout à plat et réfléchisse à cet épisode ?

AGNES BUZYN
Il y a de toute façon des parlementaires qui veulent une enquête parlementaire, et je trouve ça très bien, parce que l'Etat n'a rien à cacher, les autorités n'ont rien à cacher, et d'ailleurs, je ne sais même pas quel serait l'intérêt des autorités, et notamment des autorités sanitaires, de cacher des choses. Donc c'est très bien, une enquête parlementaire, ça permet de montrer ce qu'on a fait, et je pense que le préfet a pris les très bonnes décisions dès le départ, parce qu'il ne savait pas ce qu'il y avait dans les fumées, il ne savait pas ce qu'il y avait dans la suie, il a demandé à la population de se mettre à l'abri en attendant d'avoir les premiers résultats, et il a demandé à la population de ne pas toucher avec les mains les suies, de mettre des gants, de laver à grande eau. Donc je trouve que…

LEA SALAME
Mais vous comprenez que c'est ça le message contradictoire, il est là, c'est qu'en fait, vous dites : tout va bien… enfin, tout va bien, vous ne dites pas ça, mais vous dites : l'air est respirable, l'eau est potable, et en même temps, vous ne pouvez pas manger ce qui vient du sol…

NICOLAS DEMORAND
Les légumes…

LEA SALAME
Les légumes qui viennent du sol, vous devez mettre des gants…

NICOLAS DEMORAND
Vous ne pouvez pas boire de lait…

LEA SALAME
Vous comprenez que le message est difficile à comprendre ?

AGNES BUZYN
Oui je comprends parfaitement. Les gens ne comprennent pas pourquoi on dit : prenez des précautions et l'air est respirable, et par contre, pour l'alimentation, attendez. Mais tout le monde peut comprendre que le risque qu'on prend quand on respire certains toxiques, n'est pas le même que celui du comprend quand on mange, d'autres toxiques ou quand on touche d'autres produits et donc en réalité nous sommes obligés d'évaluer trois types de risques, les produits inhalés, c'est-à-dire des produits respirés, les produits au contact, au touché et les produits qui seront éventuellement ingérés, c'est-à-dire mangés. Et donc ce n'est pas forcément les mêmes produits et les mêmes toxicités, donc en réalité ce qui est mal compris par la population, c'est qu'on applique un principe de précaution, c'est-à-dire que tant qu'on n'est pas certain que dans l'alimentation, il n'y a pas éventuellement de la dioxine, eh bien on ne permet pas de manger les aliments.

NICOLAS DEMORAND
Mais est-ce que vous reconnaissez tout de même, Agnès BUZYN, ce matin que l'exécutif a raté la communication autour de cette crise, information et communication ?

AGNES BUZYN
Moi, je n'ai pas envie de faire des commentaires…

NICOLAS DEMORAND
Non, non alors là, c'est retour d'expérience, comme on dit.

AGNES BUZYN
Il y aura un retour d'expérience de la communication…

NICOLAS DEMORAND
Mais on peut déjà faire un petit bilan d'étape.

AGNES BUZYN
Il y aura un retour d'expérience de la communication, plus il y a de personnes qui communiquent, plus c'est évidemment compliqué d'avoir une parole unique comprise par la population.

LEA SALAME
Alors est-ce que ce n'est pas ça le problème, c'est que vous avez été trop nombreux à communiquer ?

AGNES BUZYN
Peut-être, c'est peut-être une des leçons qu'on doit retenir, mais c'est vrai que les agriculteurs ont besoin d'entendre Didier GUILLAUME, les spécialistes de l'environnement et des risques ont besoin d'entendre d'Elisabeth BORNE sur les produits chimiques qui sont stockés dans l'usine. Moi, je parle aux gens de leur santé et le vocabulaire qu'on utilise n'est pas forcément le même en fonction des personnes qu'on souhaite toucher et à qui on parle. Donc il y aura un retour d'expérience et puis ensuite les psychologues, les sociologues, les éditorialistes politiques expliqueront pourquoi la population, aujourd'hui pourquoi les Français ont du mal à accepter la parole…

NICOLAS DEMORAND
Il faut peut-être réécrire un protocole d'information des populations dans ce genre de situation, parce que là en voyant les choses, on a l'impression qu'il n'y en a pas.

AGNES BUZYN
En réalité, il y en a, sauf que je pense que dans les accidents comme AZF ou la plupart des accidents ou des catastrophes industrielles, parce qu'on parle d'une catastrophe industrielle, dont on espère qu'elle ne sera pas une catastrophe environnementale, voire sanitaire, mais cette catastrophe industrielle, elle est gérée normalement par le ministère de l'Environnement et donc on se préoccupe des risques locaux, sur place, dans une usine, d'explosion, les risques pour les travailleurs et on s'occupe de l'environnement et souvent la santé vient en troisième lieu. Or en réalité on s'aperçoit très vite que la santé est la première préoccupation et c'est peut-être là où il faut renforcer le rôle du ministère de la Santé.

LEA SALAME
Votre message est entendu. Une dernière question, on entendait Delphine BATHO hier qui disait que c'était la pire catastrophe sanitaire en France depuis AZF, vous êtes d'accord avec ça ?

AGNES BUZYN
Sanitaire, je ne sais pas, industrielle c'est certain, environnementale également, mais sanitaire, nous sommes en train d'évaluer le risque sanitaire. Donc avant de le dire, je souhaite que non et nous mettons tout en oeuvre pour que ça n'en soit pas, les évaluations sont rassurantes au fur et à mesure qu'elles tombent, mais nous n'avons pas encore tout.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 4 octobre 2019