Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec BFMTV le 6 janvier 2020, sur les tensions entre l'Iran et les États-Unis et la situation en Irak.

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Média : BFM TV

Texte intégral

Bonsoir Jean-Yves Le Drian. Merci beaucoup d'être notre invité. Vous êtes le ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Bonne année...

R - Merci, à vous aussi.

Q - Est-ce que c'est une année qui va voir un conflit majeur ? Est-ce que c'est une année de guerre qui s'annonce ?

R - La situation est grave, la situation est même très grave ; il y a un enchaînement de l'escalade qui devient extrêmement préoccupant et qui, si elle se poursuit, peut amener à une situation de conflit, oui c'est vrai. Et c'est la raison pour laquelle il faut mobiliser tous nos efforts pour enrayer ce processus extrêmement perturbant et qui peut nous entraîner dans des affres difficilement contrôlables après.

Q - Vous dites "conflit", on pourrait dire carrément "guerre" ?

R - Nous ne sommes pas en guerre mais si, aujourd'hui, la mobilisation ne se fait pas pour aboutir à une désescalade, alors les risques de guerre sont au rendez-vous. Oui, la situation n'a jamais été aussi grave. C'est dû au fait que - on le dit depuis déjà plusieurs mois - il fallait engager des initiatives pour permettre à la fois de renforcer l'accord de Vienne, l'accord de non-prolifération, l'accord qui a été mis en oeuvre en 2015 pour éviter que l'Iran n'accède à l'arme nucléaire. Il fallait compléter cette initiative et cet accord qui est positif, par des initiatives liées à la stabilisation régionale, par des mesures de négociation pour la limitation de l'usage des missiles par la puissance iranienne. Nous avons fait des propositions en ce sens. Le président de la République, dès septembre 2017, aux Nations unies, avait proposé un scénario...

Q - Mais on voit bien aujourd'hui que le président de la République comme l'Europe toute entière semblent impuissants devant cette tension extrême...

R - Nous avons toujours été au rendez-vous de l'initiative. Dès septembre 2017, nous avons proposé une négociation aux deux parties sur l'ensemble de ce dispositif pour qu'il y ait une stabilisation régionale. Il y a eu ensuite des mauvaises décisions de part et d'autre, une montée d'escalade qui s'est accentuée les jours derniers et qui aboutit aujourd'hui à une situation extrêmement grave et extrêmement dangereuse pour notre sécurité, la vôtre, la nôtre, la sécurité de la région et la sécurité aussi des Français et des Européens.

Q - Justement, est-ce qu'il y a encore de la place pour la diplomatie dans cette situation aujourd'hui ? Parce que vous nous expliquez que la France a été à l'initiative - on va revenir d'ailleurs sur cet accord nucléaire, on se demande s'il est encore vivant, s'il existe encore -, mais est-ce qu'il y a encore de la place pour la diplomatie ou l'heure est plutôt carrément au conflit ouvert ?

R - Il y a toujours de la place pour la diplomatie et je constate, après tous les entretiens qu'a eus le président de la République avec ses homologues, à la fois russe, à la fois en Europe, à la fois avec les autorités américaines, je constate avec tous les contacts que j'ai pu avoir de mon côté depuis deux ou trois jours, que personne ne veut la guerre. Tout le monde dit "ce n'est pas possible, il faut arrêter l'escalade", donc prenons les moyens pour le faire. Et les moyens pour le faire, c'est d'abord que la partie iranienne renonce à des ripostes, à des représailles mais aussi qu'on ouvre des négociations, que l'Iran revienne dans l'accord de Vienne et que la négociation sur la stabilité régionale puisse se mettre en oeuvre. C'est ce que nous avons proposé depuis septembre 2017, nous, la France : le président Macron a pris des initiatives fortes, on a failli à un moment donné être sur le point d'un accord à deux reprises, au G7 à Biarritz...

Q - Mais tout ça, c'était un mirage... ça s'est envolé...

R - Cela ne s'est pas complètement envolé puisque notre initiative a été prise en septembre de l'année dernière pour essayer d'aboutir au même résultat, c'était proche du résultat. Cela montre que c'est possible, à la seule condition que les deux parties s'engagent dans un processus de négociations pour permettre la stabilité régionale. C'est un message que l'ensemble des Européens, l'ensemble des acteurs que j'ai pu rencontrer depuis trois jours, que l'ensemble des acteurs que le président Macron a pu avoir, disent très clairement. Donc aujourd'hui, il y a encore une place pour la diplomatie, heureusement.

Q - Donc de la part des Russes, des Chinois... vous avez parlé avec eux, les Russes peuvent jouer un rôle...

R - Des Européens viennent de déclarer hier dans un communiqué commun - la chancelière, le Premier ministre Johnson - cette volonté qui commence dans un premier temps par le fait que les Iraniens renoncent à une stratégie de représailles qui serait nuisible pour tout le monde parce que personne n'a intérêt à la guerre, personne dans la région - je pense en particulier aux pays voisins mais aussi à l'ensemble des pays qui sont garants, qui sont signataires de l'accord de Vienne.

Q - Jean-Yves Le Drian, pour la France, qui a causé l'escalade ? Parce qu'on a vu le communiqué de presse après l'échange téléphonique entre le président Macron et Donald Trump : face à la récente montée des tensions en Irak et dans la région, le président de la République souligne son entière solidarité avec nos alliés face aux attaques perpétrées ces dernières semaines contre les emprises de la coalition en Irak. Il n'y a pas eu de condamnation en quelque sorte de cette frappe de drones contre Soleimani et il y a une forme de soutien direct à Donald Trump, de la France ; c'est cela, la position de la France ?

R - La position de la France est une volonté d'aboutir à une désescalade et de faire en sorte que les décisions qui ont été prises - les mauvaises décisions qui ont été prises de part et d'autre - puissent être gommées par une volonté de négociations. Cette possibilité-là est toujours sur la table. Les offres que nous avons faites aux deux parties, en particulier en septembre dernier à New-York, sont toujours disponibles ; elles sont partagées par beaucoup d'acteurs et donc aujourd'hui il est temps d'arrêter cette logique et cette spirale infernale.

Q - Mais on soutient Donald Trump ? On est de quel côté ?

R - On a dit qu'on était en désaccord frontal avec les Iraniens lorsqu'ils attaquaient les emprises de la coalition ; parce que nous sommes là-bas pourquoi ? Parce que nous sommes dans la coalition contre Daech, parce que notre bataille et la bataille pour notre sécurité, elles passent dans le combat contre Daech et contrairement à ce qu'on peut entendre ici ou là, cette bataille n'est pas finie. Il y a eu la fin d'une bataille territoriale mais il y a aussi aujourd'hui, en permanence, des capacités de résurgence de Daech. Le fait qu'il y ait aujourd'hui des actions clandestines, en particulier en Irak, mais aussi beaucoup en Syrie, montre que ce combat-là doit être mené jusqu'à son terme. Et la coalition, c'est cela.

Q - Mais du coup, vous êtes inquiet parce que la Coalition annonce - elle est emmenée par les Etats-Unis -, elle a annoncé suspendre l'entraînement des forces irakiennes et le combat contre Daech pour protéger les bases irakiennes qui accueillent les troupes américaines.... Donc là, vous vous en inquiétez ? Vous dites aux Américains : non, on ne peut pas suspendre ?

R - Il y a aujourd'hui une phase de suspension pour que chacun puisse assurer la propre sécurité de ses forces sur le territoire irakien et sur le territoire syrien, c'est tout à fait logique mais la bataille doit continuer. La coalition contre Daech continue, elle est toujours en action, elle est toujours mobilisée parce que c'est l'objectif essentiel...

Q - Elle n'est pas morte.

R - Elle n'est pas morte, loin de là. Il faut la poursuivre. Il faut la poursuivre aussi en faisant en sorte que l'Irak assure sa propre souveraineté et que l'Irak ne devienne pas un champ de manoeuvres pour l'enjeu d'un affrontement de deux puissances qui ne sont pas des puissances irakiennes...

Q - Mais le Parlement irakien a voté une résolution demandant le départ des Américains ; est-ce que cela veut dire qu'il est sous emprise iranienne aujourd'hui ?

R - Oui, le Parlement irakien a posé un acte politique pour dire : c'est moi Irak qui ai demandé la présence de la Coalition sur mon territoire, pour nous permettre de gagner contre Daech. Et il pose aujourd'hui la question de la poursuite de ce combat contre Daech en souhaitant que la souveraineté irakienne soit respectée.

Moi j'ai eu hier soir le Premier ministre irakien ; il me paraît logique que nous puissions travailler ensemble pour avoir un mode de fonctionnement de la coalition et de la souveraineté irakienne qui se conjugue dans l'intérêt de tous, parce que c'est aussi l'intérêt de l'Irak que d'être une puissance respectée, un pays autonome, un pays qui s'affirme, une Nation qui se reconstruit après tous les drames qu'ils ont vécus depuis de nombreuses années.

Q - Parce qu'aujourd'hui, il est menacé, entre guillemets, d'être sous une emprise totale de l'Iran...

R - Aujourd'hui, si nous sommes dans une logique de déstabilisation, alors cela risque de remettre en cause l'identité irakienne propre mais il y a des éléments suffisamment forts en Irak pour affirmer la puissance de la nation irakienne ; c'est ce que nous souhaitons. Nous sommes très attachés à la souveraineté de l'Irak et il importe de parler avec les Irakiens sur tous ces sujets.

Q - Avant d'évoquer la sécurité des Français, ce qui est très important, on a assisté à un échange encore aujourd'hui entre Donald Trump qui dit : "L'Iran n'aura jamais l'arme nucléaire" et à l'instant, le président Rohani, qui répond à Donald Trump en lui disant : "Ne menacez jamais la nation iranienne". Donc on sent bien que là, on approche de quelque chose qui est extrêmement chaud... qui est extrêmement direct en plus !

R - Tous les interlocuteurs, je vous le redis, que j'ai pu avoir, y compris Mike Pompeo, disent : il faut la désescalade. Et aujourd'hui, il peut y avoir des propos un peu forts qui sont prononcés de part et d'autre, mais cela n'empêche pas la nécessité de rentrer dans une phase de la diplomatie pour éviter les drames qui peuvent se profiler à l'horizon.

Q - Qu'est-ce que vous dites à nos concitoyens français, à nos soldats français, ceux qui sont dans la région ? Est-ce qu'il faut qu'ils s'inquiètent pour leur sécurité ?

R - Nous avons pris toutes les mesures nécessaires, à la fois pour nos forces - Mme Parly le fait - et à la fois pour les concitoyens, nos compatriotes qui vivent en Irak et en Iran, pour leur conseiller de ne pas se déplacer. Nous disons aussi, je le dis, à tous ceux qui auraient l'intention de se rendre dans ces deux pays, de reporter leurs déplacements pour assurer la sécurité de nos concitoyens dans ces deux pays mais aussi dans les pays avoisinants parce que les représailles, si elles arrivent - ce que nous ne souhaitons pas - pourraient être dangereuses. Donc il importe qu'une grande vigilance soit respectée partout.

Q - Donc vous déconseillez les déplacements des Français dans cette région de façon générale.

R - On déconseille les déplacements en Irak et en Iran aujourd'hui bien sûr...

Q - ... De façon très claire ; il y a une inquiétude qui peut éventuellement...

R - Non mais il y a des précautions indispensables à prendre dans une situation potentiellement conflictuelle ; il faut être très vigilant et nous conseillons la plus grande prudence à l'ensemble de nos compatriotes.

Q - Est-ce que comme les démocrates américains, vous pensez que Donald Trump a fait de la politique politicienne en menant cette frappe par drone contre ce général Soleimani qui n'est pas un saint bien sûr et qui est à la tête d'une milice qui a fait beaucoup de mal ; mais est-ce qu'en même temps Donald Trump a d'abord fait de la politique politicienne ? De l'électoralisme ?

R - Deux choses : d'abord le général Soleimani n'est pas un enfant de choeur, vous l'avez rappelé : il est mandaté par le Guide suprême pour mener les actions de déstabilisation dans toute la région. C'est lui qui est à l'initiative des soutiens majeurs de certains éléments de la force al-Qods auprès de Bachar al-Assad, c'est lui qui est à l'initiative des transferts de missiles pour des milices alliées ou des groupes qui sont en relation avec l'Iran un peu partout dans la région. Il est aussi à l'initiative d'actions qui ont été menées contre l'Arabie Saoudite. Il est d'ailleurs sur la liste des personnes considérées comme terroristes, non pas par les Etats-Unis mais par l'Union européenne. Donc ce n'est pas un enfant de choeur.

Par ailleurs, il faut dire aussi d'un autre côté, que la frappe qui a été faite par les Etats-Unis à son encontre, sa neutralisation, ce n'est pas l'action de la coalition contre Daech. C'est une opération qui a été menée par les Etats-Unis, sans que nous soyons informés, pour des raisons de considérations sécuritaires qui leur appartiennent mais ce n'est pas une action menée par la coalition. Il importe aujourd'hui que nous puissions retrouver la dynamique de la coalition pour se battre contre ce qui est l'ennemi essentiel, c'est-à-dire Daech.

Q - Pour vous, en un mot, l'accord nucléaire n'est pas mort, l'accord de 2015, il n'est pas fini ?

R - Il se détricote tous les deux mois par de mauvaises décisions prises par les Iraniens, à la suite d'une mauvaise décision prise par les Etats-Unis en décidant le retrait de l'accord de Vienne. Le fait que tous les deux mois, les autorités iraniennes violent une partie de l'accord lui fait perdre beaucoup de substance.

Et la dernière décision, qui à mon sens n'est pas connectée avec la neutralisation du général Soleimani, devait déjà être anticipée par les autorités iraniennes. Cette dernière décision fait qu'aujourd'hui, les Iraniens peuvent procéder à de l'enrichissement d'uranium finalement sans aucune contrainte. Ils peuvent le faire avec la quantité qu'ils veulent, dans les lieux qu'ils souhaitent, avec le nombre de centrifugeuses qu'ils souhaitent. C'est ce qu'ils viennent de décider.

Alors il faut d'abord le faire vérifier par l'Agence internationale de l'énergie atomique, les inspecteurs feront ce travail-là puisqu'ils ont toujours accès à la situation en Iran. Mais il est vrai que la succession de ces violations, aujourd'hui, nous fait nous interroger sur la validité à long terme de cet accord. Nous estimons - quand je dis "nous", ce sont tous ceux qui sont parties prenantes de cet accord, c'est-à-dire à la fois la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la France mais aussi la Russie et la Chine - que cet accord tient toujours.

Mais ces violations posent des questions et nous nous interrogeons sur la nécessité de saisir ce qu'on appelle le mécanisme de règlement des différends. C'est prévu dans l'accord : à un moment donné où on constate qu'il y a des interrogations sur le respect de l'accord, alors on peut engager ce mécanisme. Nous réfléchissons à cette opportunité et nous prendrons une décision dans les jours qui viennent.

Q - Voilà pour la situation entre l'Iran et les Etats-Unis et dans toute la région. Un autre sujet a aussi marqué l'actualité récente, c'est cette fuite, ce départ de l'ancien PDG de Renault, du Japon, Carlos Ghosn, qui a rejoint le Liban où il va tenir une conférence de presse mercredi à 14 heures. Est-ce que Carlos Ghosn peut venir en France s'il le décide ?

R - Pour l'instant, il ne l'a pas demandé ; pour l'instant, M. Ghosn était sous surveillance des autorités japonaises en attendant son procès ; il a décidé de se rendre au Liban dont il a la nationalité et le règlement de cette affaire aujourd'hui doit se faire entre le Japon et le Liban. Pour l'instant, nous n'avons pas d'autres informations. Nous avons pris nos responsabilités en la matière. L'assistance consulaire, l'assistance de l'ambassadeur, ont été totales pendant toute la période et de l'emprisonnement et de la résidence surveillée de M. Ghosn. Aujourd'hui, il est au Liban et il assume ses choix et ses responsabilités.

Q - Est-ce qu'il aurait utilisé des documents officiels français pour arriver au Liban à votre connaissance ?

R - Pas à ma connaissance. Nous n'avons pas d'informations particulières sur ce sujet.

Q - Et vous avez des contacts avec le Japon, les autorités japonaises depuis ?

R - Pas depuis mais on a des contacts réguliers avec les autorités japonaises mais pas depuis le passage de M. Ghosn au Liban.

Q - Il y a un de ses avocats aujourd'hui, qui a attaqué assez durement le gouvernement français en disant qu'il n'était pas très solidaire de Carlos Ghosn.

R - Nous avons fait à l'égard de M. Ghosn toute l'action que nous menons, à l'égard de l'ensemble de nos concitoyens, de nos compatriotes qui aujourd'hui, sont dans tel ou tel pays, soit en prison, soit soumis à la justice de ce pays et nous l'avons fait au Japon de manière très régulière.

Q - Est-ce qu'il peut venir en France - je répète ma question - est-ce qu'il peut venir en France s'il le demande demain ?

R - J'ai l'habitude, surtout en ce moment, de ne pas répondre à des questions qui ne se posent pas.

Q - Elle peut se poser...

R - On verra.

Q - Vous n'avez pas de philosophie là-dessus... c'est donc ni oui ni non...

R - S'il vient en France, ce sera à la justice française d'étudier son cas mais pour l'instant, cette question ne se pose pas.

Q - Merci beaucoup Jean-Yves Le Drian d'être venu sur notre plateau.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 janvier 2020