Interview de M. Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire chargé des retraites, délégué auprès de la ministre des solidarités et de la santé à Europe 1 le 23 septembre 2019, sur la réforme des retraites et les équilibres entre les différents régimes

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Intervenant(s) : 
  • Jean-Paul Delevoye - Haut-commissaire chargé des retraites, délégué auprès de la ministre des solidarités et de la santé

Média : Europe 1

Texte intégral

SONIA MABROUK
Bonjour Jean-Paul DELEVOYE.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Bonjour Sonia MABROUK.

SONIA MABROUK
Faut-il désormais d'habituer en France aux violences d'une poignée d'irréductibles, aux mêmes images de poubelles qui brûlent, aux gaz lacrymogènes qui envahissent l'atmosphère, bref, s'habituer à ce que l'image de notre pays soit ternie ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
On ne peut pas s'habituer et on doit distinguer, je dirais la pathologie de nos sociétés modernes, c'est la disparition du futur. Vous savez, avant on était tiré par les utopies, et aujourd'hui beaucoup de concitoyens, mais pas uniquement qu'en France, s'interrogent, est-ce que le progrès économique engendrera le progrès social ? Et cette souffrance du quotidien crée aujourd'hui une exigence politique nouvelle, mais à côté de cela il y a celles et ceux qui sont dans la destruction, dans la violence pour la violence, et dans l'irrespect. Je crois que ce qu'il convient de réintroduire dans notre société c'est que devant les extraordinaires changements qui sont devant nous, regardez Thomas COOK, regardez la brutale accélération qui a concerné des dizaines de milliards de personnes, des milliards de personnes en quelques années, sur la transformation climatique, sur la modification de la consommation. Comment nos systèmes démocratiques peuvent-ils accompagner, anticiper, ces changements, si derrière il y a celles et ceux qui pensent que c'est la violence qui doit l'emporter sur le dialogue ?

SONIA MABROUK
Et comment le faire plus précisément en France, dans un contexte social comme celui-ci, ça vous paraît compatible avec la réforme ultrasensible des retraites ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Absolument, parce que…

SONIA MABROUK
C'est un voeu pieux, c'est une conviction, vous l'espérez ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
C'est une profonde conviction, pourquoi ? Parce qu'il ne s'agit pas d'une réforme, et je vous rappelle que toutes les réformes précédentes ont été accompagnées d'un discours…

SONIA MABROUK
On joue sur les mots, ce n'est pas une réforme, c'est un projet…

JEAN-PAUL DELEVOYE
Pas du tout. Mais attendez, toutes les réformes précédentes ça consistait à changer, soit la durée de cotisation, soit la durée d'âge, là c'est un projet de société que nous portons, et qui consiste à revisiter complètement le contrat social générationnel entre celles et ceux qui travaillent et celles et ceux qui sont en situation de retraite, et donc ce projet de société, c'est d'offrir à tous la solidarité de la nation. Est-ce que demain on peut garantir à nos enfants que l'avenir de leur retraite d��pendra exclusivement de l'avenir de leur profession, au moment où tout est en train de bouger ? La réponse est non. Et je vois bien qu'aujourd'hui un certain nombre de personnes qui défendent des systèmes de retraite, eux-mêmes écrivent que dans 20 ans, 25 ans, le rapport démographique va les mettre en difficulté et en faillite.

SONIA MABROUK
Mais Jean-Paul DELEVOYE, vous défendez un projet de société dont on dit que le gouvernement a peur, il aurait peur de sa propre réforme, peur que ça déraille, peur que tout aille de travers, peur qu'il y ait la fameuse convergence des colères.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Alors, moi je ne connais pas ce sentiment.

SONIA MABROUK
Vous êtes le seul peut-être au sein du gouvernement.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Non. Qu'il y ait une attention particulière, à voir comment nos concitoyens, qui aujourd'hui, pour la majeure partie d'entre eux, ne connaissent pas le système des retraites, mais dont le regard sur le système actuel est clair, sans ambiguïté, ils estiment que le système actuel est injuste, ils estiment que le système actuel est illisible et qu'il n'est pas du tout adapté aux mobilités professionnelles, et la preuve, c'est qu'il y a 80 % des Français qui veulent qu'on change le système, donc il y a une volonté très forte de l'opinion, avec plus ou moins de changements, avec une demande très forte de supprimer les régimes spéciaux, de supprimer les régimes parlementaires, ce que nous allons faire, et le contrat social que nous proposons et qui d'ailleurs est en résonance par rapport au climat, notre génération a une responsabilité envers les jeunes dans l'état dans lequel on a laissé la planète et nous avons une responsabilité de renforcer la relation entre les jeunes et les retraités, pourquoi ? Parce que les jeunes n'ont plus confiance au système.

SONIA MABROUK
Mais tout le monde ne veut pas de votre changement, Jean-Paul DELEVOYE, que dites-vous, que répondez-vous ce matin concrètement aux professions libérales qui dénoncent un hold-up d'Etat, le régime est à l'équilibre, pourquoi leur demander de boucher les trous des régimes spéciaux déficitaires, vous leur faites les poches, pardonnez-moi ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Alors prenons le débat, argument contre argument, si vous prenez la situation par exemple des avocats.

SONIA MABROUK
En grande partie votre électorat d'ailleurs que vous déboussolez.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Oui mais alors ce qui est intéressant, c'est, on remet à l'heure la phrase de Winston CHURCHILL, la différence entre le politique et le politicien, le politicien pense aux prochaines élections, et le politique aux prochaines générations. Nous, nous avons à construire un système qui sera solide dans les 20 ou 25 ans qui viennent parce que les jeunes ne croyant plus, vont dire à quoi ça sert de financer un système dont je ne vais rien toucher, sont en train de se tourner vers la capitalisation, or nous, nous sommes pour la répartition.

SONIA MABROUK
Attendez, ça veut dire que les avocats, les professions libérales sont à courte vue, ils n'imaginent pas les années à venir ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Les avocats, en tout cas ont mobilisé sur des arguments qui sont faux avec des chiffres qui sont vrais, nous avons remis des documents écrits, j'en ai un d'ailleurs qui consiste à dire et je vais vous le lire, nous avons remis ce document de travail qui consistait à dire d'une part que, l'objectif recherché est de permettre dans le cadre du système de faire en sorte que les avocats puissent cotiser au taux du système universel, 28.12 et d'autre part que les équilibres de la profession soient respectés en faisant en sorte que pour les avocats à bas revenus, sans hausse supplémentaire de cotisation ou avec une hausse acceptable. Donc c'est-à-dire que nous avons sur la table une solution pour chaque profession et quand nous entendons la Caisse des avocats elle-même dire, nous avions avant 9 avocats pour un retraité, aujourd'hui 5, demain et nous allons épuiser nos réserves, nous avons nous à protéger les jeunes avocats, les jeunes professionnels, les jeunes Français de dire retrouver la confiance dans un système qui renforce…

SONIA MABROUK
Pour l'instant ils n'ont pas l'air de vous faire confiance, ils sont encore enfin, dans la rue, il y a quelque temps…

JEAN-PAUL DELEVOYE
Parce qu'il y a du calcul et donc le dialogue, la franchise, la transparence, moi je vais engager 350 réunions dans les 2 mois qui viennent et nous aurons arguments contre arguments.

SONIA MABROUK
Que de réunions Jean-Paul DELEVOYE, c'est important ce que vous dites, le président de la République sera à Rodez cette semaine pour lancer le débat sur la réforme des retraites, il va dialoguer avec 500 citoyens, mais à quoi rime ce débat permanent, ce blablatage incessant ? Certains disent à nous endormir.

JEAN-PAUL DELEVOYE
C'est très curieux parce qu'en même temps vous démarrez votre journal en indiquant, allons-nous toujours vivre avec une violence et moi je crois que l'arme la plus absolue contre les violences, c'est le dialogue. Et moi je suis un homme de compromis, je respecte les arguments des uns et des autres, je veux restaurer la controverse, renforcer le rôle du politique et du syndicalisme.

SONIA MABROUK
Et beaucoup louent votre profil de négociateur hors pair Jean-Paul DELEVOYE, mais certains disent, oh, là, là c'est un peu l'anesthésiste en chef chargé de nous endormir pour mieux nous faire passer la pilule des retraites.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Le projet que nous portons est un projet universel qui a des principes très forts, à métier identique, retraite identique, à cotisations identiques, retraite identique, quel que soit votre statut, quelle que soit votre profession, vous allez avoir maintenant des parcours professionnels extrêmement divers. Eh bien, à chaque fois que vous aurez un salaire, vous acquerrez des points, vous allez accumuler un capital points, et vous aurez in fine le choix de partir à la retraite quand vous le souhaitez. Et nous embarquons aussi beaucoup de solidarité, dans le système, nous proposons de réduire l'écart entre les hommes et les femmes, de mettre une politique familiale autour de l'enfant, d'avoir une pension de reversion identique pour tout le monde. Donc ce système, il est clair, lisible, juste et transparent.

SONIA MABROUK
Jean-Paul DELEVOYE, malgré tout, il y a des oppositions de toutes parts, il y a Xavier BERTRAND qui a jugé, il y a quelques jours, votre réforme hypocrite, injuste et dangereuse, je vous parle de lui, parce qu'il a voulu réagir ce matin, il est en ligne, en direct sur Europe 1, il nous écoute, il a écouté cette interview, et veut vous interpeller. On lui donne la parole.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Avec plaisir.

XAVIER BERTRAND
Bonjour.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Bonjour Xavier.

XAVIER BERTRAND
Bonjour Jean-Paul. Ce n'est pas la première fois que je me permets de venir à une interview, je l'avais fait, il y a quelques mois, sur le problème du maintien d'une ligne de train, et je remercie Europe 1. Avec Jean-Paul DELEVOYE, voilà un peu plus de 15 ans, on a défendu la même réforme, c'était en 2003, il était ministre, j'étais parlementaire, aujourd'hui, je ne suis pas là pour polémiquer dans cette émission, je voudrais juste dire à Jean-Paul DELEVOYE que si cette réforme est juste, si cette réforme maintient le niveau de vie des retraités et le montant de leur pension, ce qui est pour moi est le plus important, je lui demande une chose, une chose, de mettre en place un simulateur individualisé qui permettra à chacun, avant le vote de la loi, et comme le vote de la loi n'interviendra que dans quelques mois, vous avez largement le temps de le faire, de mettre les critères que vous voulez mettre dans le texte, pour que chacun voie bien avec le nouveau système comment ça va se passer pour lui, à titre personnel, je suis persuadé que parce qu'il n'y a pas de mesure d'âge, on aura une baisse des pensions, mais seulement après 2025, donc je dis à Jean-Paul DELEVOYE, je sais que c'est un homme d'écoute, je sais que c'est un homme de dialogue : mettez en place ce simulateur ; il existe un simulateur sur le système actuel, mais c'est la première fois où dans une réforme, on ne saura pas précisément avant comment ça se passera derrière…

SONIA MABROUK
Et il vous répond, Xavier BERTRAND. Il vous répond Jean-Paul DELEVOYE, au micro d'Europe 1.

JEAN-PAUL DELEVOYE
D'abord, Xavier, bonjour. D'abord, j'ai beaucoup de respect pour lui, j'ai voté pour lui, et je connais le combat qu'il mène en faveur de la région des Hauts-de-France. 1°) : d'abord, Xavier, merci de mettre en avant ce qui figure dans mes propositions. J'ai très clairement indiqué que, et vous le savez mieux que moi, avant que la loi soit proposée, il y aura ce qu'on appelle les études d'impact, et puisque nous allons avancer dans les arbitrages, nous avons très clairement indiqué qu'il y aurait des simulateurs collectifs, personne ne peut, en tout cas, je me suis engagé à ce qu'aucun décideur politique, aucun décideur syndical ne prenne position sans avoir la capacité de mesurer les conséquences de ces décisions. Deuxième élément, nous avons très clairement écrit qu'entre 2020 et 2025, chaque personne pourra disposer d'un simulateur individuel pour pouvoir très clairement éclairer le moment de son départ à la retraite avec quel niveau de retraite. Et nous voyons bien qu'aujourd'hui d'ailleurs le Conseil d'orientation des retraites, et j'ai entendu l'argument de Xavier BERTRAND sur les 25 meilleures années passées sur la carrière, ça a un effet redistributif très positif sur les petites retraites, le système actuel est très injuste, ce sont les carrières heurtées, partielles, courtes, qui financent les meilleures retraites. Et en même temps, pour les femmes, nous annulerons l'âge de la décote à 67 ans pour le rapprocher vers 64 ans.

SONIA MABROUK
Vous lui avez répondu, Jean-Paul DELEVOYE, et d'ailleurs, je le dis, si Xavier BERTRAND veut engager plus longuement le débat avec vous, vous êtes tous deux invités à ce micro d'Europe 1…

JEAN-PAUL DELEVOYE
Bien sûr, j'ai beaucoup de respect pour lui, c'est quelqu'un de bon sens, de sensé…

SONIA MABROUK
On va conclure…

JEAN-PAUL DELEVOYE
Et d'efficace.

SONIA MABROUK
Merci Jean-Paul DELEVOYE. Une dernière question, parce que vous restez toujours un gaulliste social ou vous vous êtes dissout, dilué dans le Macronisme aujourd'hui ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Absolument. Attendez, est-ce que vous perdez ce qui fait votre origine et votre identité…

SONIA MABROUK
Je vous pose la question…

JEAN-PAUL DELEVOYE
Moi, j'ai toujours combattu en faveur de la participation des salariés dans le monde de l'entreprise, thème cher au général de Gaulle, j'ai toujours… rappelez-vous dans les ordonnances de 45, les Gaullistes et les communistes, qui sont à l'origine de notre système de protection sociale, ont imaginé un système qui préservait le travailleur de l'incertitude du lendemain, nous sommes exactement aujourd'hui dans les mêmes interrogations sur l'incertitude du lendemain. Et donc c'est très Gaulliste, cette philosophie gaulliste, qui consiste à rajouter à l'émancipation de l'homme par le travail, qui est au coeur de la philosophie Macronienne, fait qu'aujourd'hui, je suis totalement convaincu de la pertinence…

SONIA MABROUK
Gaulliste et Macronien, en même temps. Merci Jean-Paul DELEVOYE d'avoir été notre invité ce matin. Merci à vous.…

JEAN-PAUL DELEVOYE
Et merci à Xavier BERTRAND d'avoir pris du temps ce matin…


source : Service d'information du Gouvernement, le 30 septembre 2019