Texte intégral
MARC FAUVELLE
Deux invités ce matin sur France Info au lendemain de la disparition de Jacques CHIRAC à 86 ans, Jacques VENDROUX, ancien directeur des sports, rebonjour Jacques.
JACQUES VENDROUX
Bonjour.
MARC FAUVELLE
Intime des CHIRAC depuis des années et des années, et à vos côtés Jean-Paul DELEVOYE, bonjour.
JEAN-PAUL DELEVOYE
Bonjour.
MARC FAUVELLE
Bienvenue sur France Info, ancien ministre de Jacques CHIRAC, vous avez été ministre de la Fonction Publique de 2002 à 2004, c'était dans le gouvernement de Jean-Pierre RAFFARIN. On va rembobiner, en quelque sorte, avec vous cette incroyable carrière politique de Jacques CHIRAC, de la Corrèze jusqu'au palais de l'Elysée. D'abord je voudrais tout simplement vous demander à tous les deux le premier souvenir que vous avez de Jacques CHIRAC, votre tout première rencontre avec lui, Jean-Paul DELEVOYE.
JEAN-PAUL DELEVOYE
Moi je découvrais la politique, je n'étais pas du tout destiné à cela, je venais d'être élu conseiller général du Pas-de-Calais, de Bapaume, et analysant les différents programmes présidentiels je vois que celui de Monsieur MITTERRAND ne peut absolument pas tenir, et je vois Jacques CHIRAC, je suis plutôt, j'ai été élevé au biberon gaulliste, et je sentais une résonance dans son programme, dans l'homme, dans l'incarnation, et on m'a convié à participer à un meeting politique de Jacques CHIRAC à Campagne-lès-Hesdin, auprès du sénateur Désiré DEBAVELAERE, et avant les meetings il y avait toujours un dîner, et c'est la première fois que je l'ai rencontré. Et on sentait, mais je ne le mesurais pas, je découvrais ce qu'était l'animation politique, déjà autour de lui il y avait, enfin il y avait comme souvent chez les animaux politiques, il y avait une espèce d'énergie, une espèce de mouvement collectif, une espèce d'entraînement, de motivation, et quand on le voyait il irradiait, il émettait des choses, enfin on ne pouvait qu'être séduit, adhérer, et dès qu'on franchissait un pas, et qu'on rentrait dans cette intimité, on était entraîné, on était emballé, on était motivé. C'était un extraordinaire entraîneur, un extraordinaire manager, un extraordinaire… et puis derrière ça respirait qu'il n'était pas là, on n'était pas là, pour être élu, pour des intérêts de caractère local et de court terme, on était là pour la France, et donc ça nous faisait vibrer. Il était aussi entouré d'hommes qui avaient fait l'Histoire, Maurice SCHUMANN et d'autres, on sortait aussi avec l'ombre portée du Général DE GAULLE et de POMPIDOU, c'était assez fascinant pour des jeunes comme moi, à peine 30 ans…
MARC FAUVELLE
En quelle année c'était ?
JEAN-PAUL DELEVOYE
C'était en 1980 et il préparait la campagne présidentielle de 1981.
MARC FAUVELLE
Où il allait perdre, perdre ensuite en 88, avant de remporter l'Elysée en 1995.
JEAN-PAUL DELEVOYE
Oui.
MARC FAUVELLE
Toujours avec Jacques VENDROUX et avec Jean-Paul DELEVOYE pour évoquer la destinée politique de Jacques CHIRAC. On a évoqué l'avant-95, la campagne, le fait que Jacques CHIRAC se déclare. En va maintenant entrer de plein pied dans cette campagne de 1995, Renaud DELY, avec un thème de campagne qui a sans doute fait la victoire de Jacques CHIRAC.
RENAUD DELY
Ce thème et cette expression, c'est la fracture sociale. Jacques CHIRAC en fait le diagnostic durant sa campagne. Il l'aborde pendant toute la campagne, il évoque cette fracture sociale. On va l'écouter, c'est un extrait du débat d'entre-deux-tours de l'élection présidentielle, débat qui l'oppose à Lionel JOSPIN.
Document du 2 mai 1995
JACQUES CHIRAC
Le danger aujourd'hui de notre pays, c'est la fracture sociale qui s'est traduite sur le plan politique par l'éparpillement des votes et par l'importance du vote protestataire. J'ai dénoncé cette fracture sociale, j'ai expliqué qu'il y avait un nombre croissant de Français qui vivaient dans la peur pour leur lendemain ou pour celui de leurs enfants.
MARC FAUVELLE
Jean-Paul DELEVOYE, quelques mois plus tard réforme des retraites, des millions de Français dans la rue. Est-ce que c'était juste un thème de campagne ?
JEAN-PAUL DELEVOYE
Quand il était en préparation, je me souviens que Claude CHIRAC était venue à la maison avec des conseillers, me demandant ce qui serait intéressant dans sa visite du Pas-de-Calais. Et à part les choses classiques, je lui dis : « Quelque chose qui serait peut-être bien, c'est d'aller voir le Père Léon », qui était un personnage mythique dans le Pas-de-Calais, la Communauté d'Emmaüs. Michel ROCARD le connaissait bien, lui qui avait inventé le RMI, et le Père Léon était quelqu'un qui, en contrepartie d'un travail, hébergeait, logeait et disait : « Je veux l'épanouissement de l'homme par le travail. » Et les conseillers avaient dit : « Non, non. Ça ne fait pas d'image, ce n'est pas… », etc. Et Claude avait dit : « Si, si. Mon père va adorer ça. » Il a passé deux heures, deux heures et demie à boire de la soupe avec les précaires. Il y a quelque chose de très émouvant. Quelqu'un est sorti du rang, c'était les boat people, on a oublié ça. Il a dit : « Mais Monsieur CHIRAC, avec votre femme vous nous avez hébergés » et Jacques CHIRAC est resté copain, avec Claude est resté copain avec ce Père Léon. C'est-à-dire qu'il était… Vous savez, son sens paysan, le contact humain, il avait compris que l'humanité c'était aussi d'accompagner la souffrance. Moi j'ai assisté, mais j'ai entendu des témoignages, combien de fois vous étiez à côté de lui dans la voiture. Il disait : « Passez-moi untel », et untel c'était quoi ? C'était quelqu'un qui perdait un proche, qui perdait un boulot, qui était sur un lit d'hôpital, et c'était toujours discret. C'était toujours discret.
MARC FAUVELLE
La politique et la rue, Jean-Paul DELEVOYE, l'ont rattrapé quelques mois seulement après cette campagne sur ce thème de la fracture sociale.
JEAN-PAUL DELEVOYE
Oui mais ce qui s'est passé, rappelez-vous, d'abord c'est Philippe SEGUIN. C'était le discours de Pantin, c'était le basculement de la campagne. D'ailleurs, rappelez-vous, les sondages étaient faibles, et à partir de ce diagnostic auquel les uns et les autres raisonnaient, ç'a été ça. Mais sur la retraite, rappelez-vous, c'est une phrase mais Alain JUPPE le reconnaît lui-même. Tout le discours sur l'assurance maladie a été accepté, c'est le discours sur les régimes spéciaux donc effectivement…
RENAUD DELY
Mais avant même les retraites, Jean-Paul DELEVOYE, dès la fin du mois d'octobre en 1995, on se souvient le 26 octobre 1995 que Jacques CHIRAC fait une émission de télévision extrêmement importante lors de laquelle il enterre quasiment la priorité pour la fracture sociale au profit de l'urgence de réduire les déficits. Il y a ce virage sur les déficits fin octobre 95 et on a l'impression, là, que les convictions, l'authenticité, l'empathie sans doute de Jacques CHIRAC pour les questions sociales se heurtent au mur du réel au moment de gouverner le pays.
JEAN-PAUL DELEVOYE
Vous savez, le problème de tous les dirigeants quelle que soit la nature de cette direction, c'est toujours dans un équilibre compliqué entre le souhaitable et le possible. Et c'est clair que Jacques CHIRAC a gardé au fond de lui la résonance d'une identité du peuple. Il s'est battu pour les langues vernaculaires, pour le maintien d'un langage inuit, le musée des Arts premiers et il était en attente. Il a créé l'ANPE, les lois sur l'handicap c'est lui. Mais c'est lui pas parce qu'il fallait faire des lois sur l'handicap, parce qu'il ressentait complètement qu'il fallait préserver la dignité de chaque personne y compris dans ces moments de difficultés. Donc il avait au fond de lui-même une formidable philosophie d'une empathie. Alors pas uniquement pour la sympathie mais, on le voit aujourd'hui d'ailleurs, ce qui me frappe dans l'hommage populaire de droite et de gauche, c'est que les Françaises et les Français se rassemblent dans les douleurs. Quand il y a un pépin dans un village, il y a une solidarité instantanée. Les Français font un deuil, font un deuil de quelqu'un qui a su porter la grandeur de la France dans l'opposition à l'Irak, qui a su porter la dignité de la dimension avec MITTERRAND. C'étaient les deux derniers politiques qui avaient su garder la hauteur sous l'ombre portée du général de GAULLE. Et donc…
RENAUD DELY
C'est fini ça ? C'est un modèle qui n'existe plus ?
JEAN-PAUL DELEVOYE
Oui, mais il ne faut pas faire une critique. On a un autre style.
MARC FAUVELLE
On a entendu ça depuis hier. C'était le dernier des présidents, on avait dit ça déjà de François MITTERRAND quand il est mort.
JEAN-PAUL DELEVOYE
Le président SARKOZY a apporté son style mais c'était une autre époque. Le président HOLLANDE aussi, le président MACRON. Quoique le président MACRON semble porter aujourd'hui, les Français le reconnaissent, comme la dimension, la dimension…
RENAUD DELY
C'est un héritier de Jacques CHIRAC, le président MACRON ?
JEAN-PAUL DELEVOYE
C'est un héritier de celles et ceux qui veulent mettre la dimension de l'habit présidentiel à la dimension de la grandeur de la France mais c'est la fonction présidentielle. Or Jacques CHIRAC n'a jamais… Rappelez-vous quand on disait… Moi, je l'ai vu : dans sa serviette, il y avait toujours trois feuilles sur l'Histoire de l'homme, sur ce qui crée les mouvements. Et quand il a alerté les Américains en s'opposant à l'Irak, il avait averti le président BUSH de tout ce qui allait se passer et son avertissement s'est déroulé quasiment à l'année près, donc il avait… Et moi je l'ai vu dans un repas officiel avec le président mexicain où on parlait des génocides etc, et il disait : « Non, non, attendez. Le plus grand génocide, c'est celui des Amérindiens » et il a raconté l'histoire du Mexique à la limite presque mieux que ne le raconterait le président mexicain. N'oublions jamais cette dimension d'une extraordinaire culture des peuples, des identités, surtout la résonance africaine. Ce n'est pas neutre. Quand vous allez en Afrique, les chauffeurs de taxi vous disent : « La France ? Ah oui, CHIRAC. »
RENAUD DELY
Il a assez mal vécu la première cohabitation, Jacques CHIRAC, entre 1986 et 1988 !
JACQUES VENDROUX
Oui, oui, mais attendez, moi je ne suis pas politologue, je ne pourrai pas me lancer là-dedans, moi je sais ce que j'ai vu et entendu, c'est-à-dire qu'il dit à BALLADUR « tu vas y aller, comme ça moi je vais me préparer tranquille pour la présidentielle », c'est vrai ou faux ?
JEAN-PAUL DELEVOYE
C'est absolument… et beaucoup de ses conseillers avaient dit « ne nomme pas BALLADUR parce que tu verras il… »
RENAUD DELY
Jean-Paul DELEVOYE, on rend hommage à l'homme Jacques CHIRAC, à son empathie, le fait qu'il aimait les gens effectivement, mais en politique ce n'était pas un tendre, il avait commencé d'ailleurs, enfin en tout cas il avait accédé à Matignon en trahissant Jacques CHABAN-DELMAS en 1974, il y a eu CHABAN, il y a eu GISCARD…
JACQUES VENDROUX
Non, mais arrêtez de parler de trahison…
RENAUD DELY
En politique c'est fréquent la trahison.
JACQUES VENDROUX
Ce n'est pas des trahisons, c'est des matchs comme il y a eu Mohamed ALI contre Joe FRAZIER, c'est des matchs, et tous les coups sont permis, voilà.
MARC FAUVELLE
Est-ce qu'on peut entendre Jean-Paul DELEVOYE sur cette question ?
JEAN-PAUL DELEVOYE
Je pense qu'il y avait un principe de réalité sur CHABAN, c'est que tous les sondages montraient que CHABAN était battu par MITTERRAND et que le seul qui pouvait gagner c'était GISCARD, et c'était aussi Pierre JUILLET, Marie-France GARAUD etc.
RENAUD DELY
Conseillers à l'époque de Jacques CHIRAC.
JEAN-PAUL DELEVOYE
Et donc il y a eu des principes de réalité.
RENAUD DELY
C'est ce qui lui a permis d'accéder à Matignon…
JEAN-PAUL DELEVOYE
Mais je pense que quand vous êtes à ce niveau-là, il y a beaucoup d'empathie, mais, à un moment donné, quand vous êtes décideur il ne peut pas y avoir d'affect. Alors que, quand il était dans sa direction, moi j'ai en tête une anecdote que m'a racontée Nicolas HULOT. il avait un formidable respect Monsieur MANDELA, quand il est allé, « la maison brûle », etc., etc., et Nicolas HULOT, qu'il me pardonne de dévoiler cela, mais c'est très révélateur, le président CHIRAC était en discussion avec Monsieur MANDELA, et il savait, parce que Nicolas lui avait dit, que le rêve de Nicolas HULOT était d'avoir un entretien de proximité avec MANDELA, et à un moment donné il pose la question à MANDELA, MANDELA donne son accord, il appelle Nicolas HULOT, il dit « viens, je sais que ton rêve c'est de discuter avec MANDELA », voilà, et il a cédé la place. Donc c'était ça CHIRAC, c'était les petits plaisirs, c'était les petites attentions, mais de façon discrète. Par contre c'était, quand il y avait la France, quand il y avait des décisions à prendre, il n'y avait pas d'affect, or je crois qu'à ce niveau de responsabilité, à un moment donné, il ne peut pas y avoir d'affect, c'est l'intérêt de la France et on doit dépasser ses émotions pour pouvoir servir et prendre la meilleure décision. Et moi je rends hommage, et d'ailleurs tous les présidents, je n'en citerais pas, qui ont quelquefois eu du mal à prendre des décisions pour préserver les copains, pour préserver l'amitié, etc., ça n'a jamais été de bonnes décisions.
MARC FAUVELLE
Merci à tous les deux, Jacques VENDROUX, Jean-Paul DELEVOYE.
JEAN-PAUL DELEVOYE
Merci.
MARC FAUVELLE
Jean-Paul DELEVOYE, on vous réinvitera bien évidemment pour parler de la réforme des retraites puisque c'est vous qui la pilotez aujourd'hui…
JEAN-PAUL DELEVOYE
Oui, bien sûr.
MARC FAUVELLE
Mais je crois que le coeur n'y était pas vraiment…
JEAN-PAUL DELEVOYE
Non.
MARC FAUVELLE
Et que vous souhaitiez avant tout rendre hommage à Jacques CHIRAC. Merci à tous les deux d'être venus ce matin.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 30 septembre 2019