Interview de M. Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire chargé des retraites, délégué auprès de la ministre des solidarités et de la santé à France 2 le 29 octobre 2019, sur la réforme des retraites et notamment la prise en compte des régimes spéciaux (enseignants, RATP, SNCF).

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Jean-Paul Delevoye - Haut-commissaire chargé des retraites, délégué auprès de la ministre des solidarités et de la santé ;
  • Caroline Roux - Journaliste

Média : France 2

Texte intégral

DAMIEN THEVENOT
Tout de suite, c'est l'heure des « 4 vérités ». Caroline ROUX, bonjour. Vous recevez ce matin Jean-Paul DELEVOYE.

CAROLINE ROUX
Oui, Jean-Paul DELEVOYE, Haut-commissaire aux retraites. Alors, il a la lourde tâche en réalité de jouer les démineurs, alors que la SNCF, la RATP, et les principaux syndicats appellent à une journée noire le 5 décembre.

CAROLINE ROUX
Bonjour Jean-Paul DELEVOYE.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Bonjour.

CAROLINE ROUX
Nous allons parler des retraites, mais d'abord un mot, pour remettre votre casquette, ancienne casquette de médiateur de la République. Vous avez parfois dressé des états des lieux assez sombres de la société française. Je voudrais avoir votre réaction sur ce qui s'est passé hier à Bayonne, avec un homme qui a ouvert le feu, faisant deux blessés, devant une mosquée. C'est le résultat des débats sur le voile ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Je ne sais pas s'il y a une relation de cause à effet, mais je vois bien monter depuis quelques années, j'avais dénoncé cela, ce que BERNANOS s'appelait la coagulation des ressentiments et des haines. On voit bien que l'on est dans un moment où chacun se sent un peu humilié par une société qui, Bac +7 vous êtes payé au Smic, vous êtes viré à 40 ans, vous avez une espèce d'arrogance du pouvoir, enfin quel que soit... Et ces sentiments d'humiliation créent une violence interne qui a tendance à se coaliser ou à se coaguler contre quelque chose, contre quelqu'un.

CAROLINE ROUX
Là c'est contre le musulman, mais ça pourrait être contre autre chose, c'est ça que vous voulez dire ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Oui, absolument. Vous savez, ça peut être contre les patrons, contre le pouvoir. Moi je suis très très perturbé par cette capacité qu'il y a aujourd'hui, à chacun, de dépasser les limites, de se radicaliser et d'exprimer, non pas dans le respect de l'autre, mais dans l'agression de l'autre, sa propre survie.

CAROLINE ROUX
Ça veut dire qu'il n'y a pas de problème spécifique de la société française, des Français vis-à-vis de l'islam. Juste ce…

JEAN-PAUL DELEVOYE
Bien sûr que si.

CAROLINE ROUX
... ce sondage qui a été publié par l'IFOP dans le JDD ce week-end, 61 % des Français pensent que l'islam est incompatible avec les valeurs de la société, ou encore 78 % des Français qui considèrent que la laïcité est menacée. Que peut faire le politique avec ces chiffres-là ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Bien sûr, vous savez, moi quand dans ma jeunesse c'était les Polonais, des Polaks, sales Polaks, puis ensuite c'était les juifs, et puis ensuite aujourd'hui c'est les musulmans, parce qu'il y a la perception pour nos concitoyens qu'il y a une perte d'identité, et donc d'être agressé dans cette identité. Et donc il nous faut reconstruire le droit à la différence, le respect de la différence, et le fait de pouvoir créer un bien commun dans lequel les musulmans, les juifs, apportent par leur complémentarité un souffle à la Nation.

CAROLINE ROUX
Mais ça veut dire qu'il faut éviter les débats sur le voile, par exemple ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Pas du tout.

CAROLINE ROUX
Non ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Il faut au contraire, je pense qu'on a peut-être trop souffert d'avoir occulté un certain nombre de débats. Et quand on ouvre le débat, aujourd'hui, on est dans la confrontation d'arguments et un débat qui consiste à terrasser celui qui ne pense pas comme vous, et donc pas s'enrichir de celui qui ne pense pas comme vous.

CAROLINE ROUX
Alors, on en vient aux retraites. Le président de la République a expliqué hier, dans une interview qu'il a accordée à nos confrères de RTL, que pour les régimes spéciaux, en particulier, il n'est pas question de braquer, qu'il faut trouver une solution intelligente, c'est les mots qu'il a utilisés, prendre le temps de la transition. Alors, est-ce que vous considérez, vous, Jean-Paul DELEVOYE, qui êtes en charge du dossier, que réserver la réforme aux entrants, est une solution intelligente ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Ça fait partie d'une option, elle est dans mon rapport. Ce qui est important, c'est de faire comprendre aux Françaises et aux Français, pourquoi nous faisons la réforme. Notre système actuel est injuste, illisible, complexe, et ce que nous proposons est quelque chose qui est très attendu, les mêmes règles pour tous, à métiers identiques, retraites identiques. Même carrières, mêmes revenus, mêmes cotisations, mêmes retraites. Et aussi, plus redistributif. Ce que nous proposons c'est prendre à celles et ceux qui sont un peu avantagés par le système, auprès des 40 % des retraites les plus faibles une augmentation. Pour les femmes, les simulations que nous avons faites pour les femmes de génération 84/90, 10 % d'augmentation en plus. Vous avez 3 millions de femmes aujourd'hui qui ont une majoration pour enfant. Avec le système que nous proposons, de 3 millions nous passons à 8 millions de femmes.

CAROLINE ROUX
Mais il va falloir, pour arriver peut-être à cette réforme, passer par la case régimes spéciaux. Comment est-ce que l'on peut traiter ce sujet là ? Encore une fois je reviens sur ce qu'on appelle la « clause grand-père », c'est l'idée de dire, le président de la République l'explique, il dit : les personnes qui sont à la SNCF, à la RATP, ont un contrat avec la Nation, on ne peut pas changer les règles du jeu en cours de route. Est-ce que, pour éviter d'ailleurs ce qui pourrait se passer le 5 décembre, la « clause grand-père », comme on l'appelle, est l'option que vous privilégiez, maintenant que vous avez une bonne connaissance du climat ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Elle est sur la table, mais ce n'est pas celle que je privilégie à titre personnel.

CAROLINE ROUX
Pourquoi ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Parce que je crois que ce que l'on fait pour les uns, il faut le faire pour les autres, et quand vous parlez de revisiter le contrat avec la Nation, c'est pour l'ensemble de la Fonction publique, et c'est au contraire une opportunité. Nous disons aux enseignants, et le président de la République lui-même l'a dit, si nous appliquons brutalement le système tel que nous l'avons conçu, c'est une injustice pour les enseignants. Donc il faut mettre des mesures d'accompagnement, pour pouvoir faire en sorte qu'il y ait un nouveau contrat pour les enseignants, avec une revalorisation de la rémunération, et peut-être aussi une réflexion sur la fonction. Et donc aujourd'hui c'est l'ensemble de la société qui est concerné. Comment on se comporte avec les 70 % des salariés du privé ? Comment on se comporte avec les 10 % d'indépendants ? Et il y a un chemin pour chaque profession, pour chaque statut, y compris pour les régimes spéciaux. Si j'entends…

CAROLINE ROUX
Ça veut dire qu'il y aura des contreparties pour tous ? C'est ça que je comprends.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Si j'entends, pour la grève du 5, que c'est un moyen de faire en sorte que le système universel ne se mette pas en place, ça je ne l'entends pas, car le système universel c'est pour nos enfants, pour l'avenir du pays, et c'est un pacte de cohésion de la Nation.

CAROLINE ROUX
Vous ne plierez pas, c'est ça que vous expliquez.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Pardon ?

CAROLINE ROUX
Vous ne plierez pas, c'est ça qu'on comprend aussi.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Non, je n'entends pas la raison de cette grève, si c'est pour s'opposer à l'application d'un régime universel qui aujourd'hui est un rendez-vous important pour l'histoire.

CAROLINE ROUX
Et si c'est pour défendre les régimes spéciaux ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Si c'est pour dire : nous avons un contrat et nous estimons qu'il y a une rupture de contrat avec une perception de souffrance par rapport à cela, je leur dis : j'entends cela, ça, ça peut s'entendre, mais venez donc discuter pour regarder à quelles conditions, comment, avec quel temps, nous pouvons passer du système qui est le vôtre aujourd'hui, à un système universel.

CAROLINE ROUX
Vous les avez rencontrés, d'ailleurs, tous ceux qui sont soumis aux régimes spéciaux, depuis des semaines…

JEAN-PAUL DELEVOYE
Bien sûr.

CAROLINE ROUX
Qu'est-ce que vous ressentez, est-ce que vous êtes en situation de dire ce matin : on est en capacité d'éviter le grand affrontement dont tout le monde parle, sur la mère des réformes ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Je crois, ne nous faisons pas d'illusions, la grève aura lieu, c'est un point, c'est un symbole, etc. Le vrai problème, ce n'est pas la grève, c'est comment on sort de la grève, et comment on peut garder une capacité de dialogue, de confiance, pour faire en sorte que chacun puisse, dans ce contrat pour la Nation, s'y retrouver. Quelle génération ? Qui est concerné ? A quelles conditions ? Tout cela est sur la table, et actuellement j'ai 350 réunions programmées, et nous voyons, à chaque ministre, nous voyons profession par profession. Hier j'étais avec les artistes, avant-hier avec les enseignants, avant hier avec les hospitaliers.

CAROLINE ROUX
Ça veut dire que dans ces réunions-là vous négociez des contreparties ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Nous discutons sur le partage du constat du système actuel, ce vers quoi nous voulons aller, et quelles sont les pistes que nous pouvons étudier, pour faire en sorte que la transition puisse être accompagnée d'une acceptation sociale de cette transition, d'une capacité, parce que vous savez le problème est un équilibre. Moi, quand je fais des rencontres citoyennes, les gens me disent : sur la plateforme, supprimez les régimes parlementaires, supprimez les régimes spéciaux. Je refuse de stigmatiser telle ou telle catégorie de Français. Mais je dis : attention, vous ne pouvez pas camper sur ce qui, à tort ou à raison, apparaît comme un privilège. Il ne peut pas y avoir d'un côté, celles et ceux qui semblent camper sur des situations acquises et d'autres qui ont besoin de cette solidarité, de cette justice.

CAROLINE ROUX
Vous allez rencontrer Philippe MARTINEZ, aujourd'hui.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Oui.

CAROLINE ROUX
Qu'est-ce que vous attendez de cette rencontre ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Comme toujours, une rencontre enrichissante. Moi je garde des dialogues avec chacun, je respecte monsieur MARTINEZ. Monsieur MARTINEZ n'est pas du tout favorable à la réforme. Savez-vous madame ROUX, qui a créé le premier régime à points en 1947 ? La CGT. Qui a présidé pendant 60 ans un régime à points AGIRC-ARRCO ? FO. Et donc on voit bien que, je dis à monsieur MARTINEZ, comment imaginer un seul instant qu'une centrale qui prône le collectivisme, soit à ce point de dire : nous défendons des spécificités qui sont tout sauf l'universalité.

CAROLINE ROUX
Bon, eh bien ça va être tendu votre réunion aujourd'hui, avec Philippe MARTINEZ.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Pas du tout, jamais.

CAROLINE ROUX
Juste un mot quand même sur la SNCF. Vous allez recevoir avec la ministre des Transports les représentants des cheminots, je crois que c'est jeudi, pour parler aussi et en particulier du dossier des retraites. Le climat s'est tendu ces derniers jours à la SNCF, le dialogue social semble-t-il est à l'arrêt. C'est la réforme des retraites qui est à l'origine de la colère ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Je crois qu'il y a d'autres choses. Je vois que la base dépasse quelquefois les syndicats, et l'on voit bien que dans tout changement, c'est, dialogue, confiance, dialogue, confiance.

CAROLINE ROUX
Il n'y a pas eu assez de dialogue dans la manière dont a été conduite la réforme de la SNCF ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Je ne sais pas. Je ne sais pas. Vous savez, il ne faut pas juger tant qu'on n'est pas dans les affaires. Ce que je sais, c'est que nous sommes confrontés demain à des bouleversements rapides, puissants, massifs, notre monde de demain n'aura plus rien à voir avec celui d'aujourd'hui, et les inquiétudes, les peurs, sont au coeur de notre société. Pour vaincre cela il faut du crédit ; de la confiance, du respect, du dialogue.

CAROLINE ROUX
Et en entrant sur ce plateau, vous m'avez dit : il faut dire un mot pour la Journée de l'AVC. Vous avez été victime d'AVC ?

JEAN-PAUL DELEVOYE
Oui, j'ai fait un ITT en 2005, et maintenant j'en parle volontiers, parce que dès qu'un de vos proches donne des signes d'élocution difficile, de gestes difficiles, tout de suite il faut se précipiter. Et grâce à l'intelligence de nos médecins, dans les 3 heures, il faut que dans les 3 heures il soit pris en charge.

CAROLINE ROUX
Merci beaucoup, Jean-Paul DELEVOYE.

JEAN-PAUL DELEVOYE
Merci à vous.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 30 octobre 2019