Interview de Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, à Europe 1 le 29 janvier 2020, sur la réforme des retraites, l'antisémitisme, la critique de la religion et l'implantation des juridictions dans les territoires.

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Média : Europe 1

Texte intégral

SONIA MABROUK
Merci d'être avec nous ce matin sur Europe1, Nicole BELLOUBET. Des casques qui s'entrechoquent, pompiers contre policiers, deux corps de métiers qui travaillent habituellement ensemble et qui hier se faisaient face dans une ambiance tendue et violente. Comment vous réagissez à une telle situation ?

NICOLE BELLOUBET
Je trouve que c'est une image qui est plutôt négative et triste. Je pense que la situation s'améliore dans la mesure où, effectivement, les pompiers ont obtenu dans le cadre du travail conduit avec le Ministre de l'Intérieur, des avancées qui correspondaient à leurs demandes.

SONIA MABROUK
Justement, le Ministre de l'Intérieur défend les policiers, le Ministre de l'Education les professeurs et certains avocats ou la plupart vous disent que vous, vous ne portez pas suffisamment leurs causes. Qu'est-ce que vous leur dites ?

NICOLE BELLOUBET
Ça n'est pas exact parce qu'il y a une différence fondamentale. Les avocats, pour des raisons que je ne critique pas, des raisons liées à l'histoire de leur régime qui est un régime autonome, les avocats ont comme position de principe qu'ils ne veulent pas rentrer dans le régime universel des retraites. Ce n'est pas le cas des policiers, des pompiers : ils sont dans le régime universel. Dès lors qu'on est dans le régime universel, alors on peut parfaitement imaginer des solutions pour prendre en compte les spécificités, les singularités, etc.

SONIA MABROUK
On va en parler.

NICOLE BELLOUBET
Et nous, c'est ça que nous proposons. Nous disons : Nous ne pouvons pas construire un système universel en laissant dehors un certain nombre de professions. Ça n'est pas possible, c'est contradictoire. Et d'autre part, une fois qu'on est dans le régime universel, alors on peut imaginer des transitions, des adaptations.

SONIA MABROUK
Mais allons sur le fond de ce que vous proposez, Nicole BELLOUBET. Tout à l'heure sur notre antenne, au micro de Mathieu Matthieu BELLIARD, Xavier AUTAIN, membre du Conseil national des barreaux d'abord il vous dit que vous ne les écoutez pas mais il ajoute…

NICOLE BELLOUBET
Juste quand même là-dessus.

SONIA MABROUK
Il dit que vous êtes dans votre citadelle, que vous êtes enfermée.

NICOLE BELLOUBET
Quelque chose de très important. Ecoutez, écoutez. Maître AUTAIN est venu à la chancellerie la semaine dernière, il a participé à neuf heures de discussions avec mes services.

SONIA MABROUK
Pour aucun résultat dit-il.

NICOLE BELLOUBET
Non, ce n'est pas exact. Ce n'est pas exact. Et d'ailleurs, les personnes qui participaient à ces discussions en sont convenues. Nous avons élaboré avec leur accord des cas types sur lesquels nous voyons deux choses ; c'est très important : que dans le régime universel, les pensions ne baisseront pas. Les pensions ne baisseront pas, c'est très important. Par exemple pour quelqu'un qui gagne… Un avocat qui gagne autour de 32 000 euros, les pensions vont passer de 2 270 à 2 500 et quelque, donc elles ne baissent pas. Les cotisations, elles n'augmentent pas jusqu'en 2029 et après nous dialoguons et nous proposons un système de lissage.

SONIA MABROUK
Sur ce point, Nicole BELLOUBET, vous compensez, c'est ce que vous proposez, la hausse des cotisations par des baisses de charges.

NICOLE BELLOUBET
Oui, absolument.

SONIA MABROUK
Sauf qu'il y a et il reste une augmentation de 40% qui n'est pas compensée.

NICOLE BELLOUBET
Il reste 5%.

SONIA MABROUK
Mais il y a un écart important à ce que disent les avocats et vous.

NICOLE BELLOUBET
Mais nous avons les personnes qui ont participé à ces négociations sur le constat. Et donc il reste à partir de 2029, parce que je le répète, jusqu'en 2029 il n'y aura pas d'augmentation de cotisations.

SONIA MABROUK
Je ne comprends pas madame BELLOUBET. Qui a raison, qui a tort ? Vous dites que l'augmentation, c'est important. Entre 40% et 5%, il y a quelqu'un qui ne dit pas la vérité.

NICOLE BELLOUBET
Je maintiens absolument ce que je dis. C'est qu'il y a sur l'augmentation de 28… Le passage, pardonnez-moi. Les avocats actuellement payent 14% de cotisations. L'idée c'est dans le régime universel de les amener à terme à 28%. Ce n'est pas un doublement puisque, et Maître AUTAIN l'a dit ou en tout cas moi je le dis, nous allons baisser les cotisations hors retraites. Ce qui fait que cela reviendra au même pour les avocats jusqu'en 2029.

SONIA MABROUK
Alors allez plus loin. Rassurez-les, inscrivez-le dans la loi. Est-ce que vous l'inscrivez dans la loi ?

NICOLE BELLOUBET
Ce sera inscrit dans la loi.

SONIA MABROUK
Ce sera inscrit dans la loi ? Garanti et pérennisé ?

NICOLE BELLOUBET
Ce sera inscrit dans la loi, absolument, que l'abattement sur les cotisations retraites ce sera inscrit dans la loi. Le Premier ministre s'y est engagé. Et donc après 2029, il restera cinq points. Nous sommes en dialogue là-dessus.

SONIA MABROUK
Cette réforme des retraites, Nicole BELLOUBET, elle inquiète grandement une majorité des Français et aussi le Conseil d'Etat. Que pense la Ministre de la Justice du manque de sécurité juridique sur votre projet de réforme pointé, je le rappelle, par la plus haute juridiction administrative ?

NICOLE BELLOUBET
Oui. Il faut lire ce qu'a écrit le Conseil d'Etat.

SONIA MABROUK
On l'a lu.

NICOLE BELLOUBET
Je ne vous en fais nullement grief et j'en suis certaine.

SONIA MABROUK
Donc vous êtes d'accord sur ce manque de sécurité juridique ?

NICOLE BELLOUBET
Non. Le Conseil d'Etat a écrit qu'il ne peut pas garantir au mieux en raison du délai puisqu'effectivement le temps a été…

SONIA MABROUK
Nuance sémantique.

NICOLE BELLOUBET
Non, ce n'est pas une nuance sémantique. Ça veut dire qu'il garantit la sécurité juridique, que s'il avait eu un peu plus de temps il aurait pu la garantir au mieux. Ça n'est pas tout à fait pareil.

SONIA MABROUK
Mais c'est important ce que vous dites. S'il avait eu plus de temps, pardonnez-moi, sur une réforme aussi importante…

NICOLE BELLOUBET
Mais sur une réforme aussi importante, justement avec une étude d'impact de mille pages, dans la mesure où le Premier ministre s'était engagé à présenter le projet avant les municipales à une date qui est celle que nous avons tenue. C'est vrai que le Conseil d'Etat a été contraint dans les délais mais il a effectué son contrôle essentiel qui est le contrôle de conformité à la Constitution et pour la quasi-totalité du texte, il a dit que ce texte était conforme à la Constitution.

SONIA MABROUK
Mais je note, Nicole BELLOUBET, que vous reconnaissez une forme de précipitation…

NICOLE BELLOUBET
Mais non, ce n'est pas une précipitation. C'est une promesse du président de la République que de réformer les retraites, portée par le Premier ministre, et nous faisons ça dans les délais.

SONIA MABROUK
Mais pourquoi est-ce que vous bousculez ? Pourquoi prendre le risque d'un manquement constitutionnel ? Pourquoi bousculer le Parlement ?

NICOLE BELLOUBET
Il n'y a pas de manquement. Pardonnez-moi, madame MABROUK, il n'y a pas de manquement constitutionnel.

SONIA MABROUK
Vous ne le savez pas. Attendez, nous sommes en cours de route.

NICOLE BELLOUBET
C'est ce qu'a dit le Conseil d'Etat. C'est ça ce que fait le Conseil d'Etat. C'est qu'il garantit la sécurité juridique et là, il le dit, pour la quasi-totalité du texte il a garanti la sécurité juridique. Totalité du texte d'ailleurs, je dois dire que nous avons repris à 99% le texte reproposé par le Conseil d'Etat, donc nous sommes évidemment dans le suivi du Conseil d'Etat.

SONIA MABROUK
Nicole BELLOUBET, un président peut-il commenter une affaire aussi tragique soit-elle, l'affaire Sarah Halimi, alors qu'il est garant de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance de la justice ?

NICOLE BELLOUBET
Vous avez raison. Le résident de la République au terme de l'article 64 de notre Constitution, il est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Et donc les propos qu'il a tenus ne constituent pas un commentaire : il a fait part de l'émotion de la République face à ce meurtre de Sarah ATTAL-HALIMI. Cette émotion, elle est partagée par tous et je la redis ici devant vous. Dans le cadre de ce qui s'est passé, la chambre d'instruction de la cour d'appel a rendu un arrêt en se fondant sur des appréciations des experts. Evidemment c'est la libre appréciation du juge mais étayée par des expertises. Il y a un pourvoi en cassation et nous attendrons évidemment la Cour de cassation.

SONIA MABROUK
La Cour de cassation s'indigne d'une pression exercée.

NICOLE BELLOUBET
Elle saura apporter, la Cour de cassation, les réponses à cette difficulté…

SONIA MABROUK
En toute sérénité ?

NICOLE BELLOUBET
Mais bien sûr.

SONIA MABROUK
Malgré le commentaire que l'on peut comprendre, je le redis, du président.

NICOLE BELLOUBET
L'indépendance des juges est totale. Elle doit être respectée. C'est la garantie même de l'Etat de droit et il n'y a pas de doute là-dessus. Le président de la République est sur cette ligne évidemment.

SONIA MABROUK
Le besoin de procès est là, a dit le président. J'imagine que vous partagez cela pour Sarah HALIMI.

NICOLE BELLOUBET
Vous savez, lorsque la cour d'appel a rendu sa décision en matière de l'irresponsabilité pénale, ça s'est fait au cours d'une l'audience publique, d'une audience contradictoire où toutes les parties ont pu s'exprimer. C'est important aussi.

SONIA MABROUK
Autre sujet, Nicole BELLOUBET, la justice s'adapte. Elle s'adapte à l'évolution de la société quand il s'agit, c'est important, des atteintes à l'environnement.

NICOLE BELLOUBET
Oui.

SONIA MABROUK
Là on parle de choses concrètes et c'est la justice pour l'environnement. Est-ce qu'elle progresse ?

NICOLE BELLOUBET
Oui, absolument. Nous allons présenter en Conseil des ministres une évolution forte de ce point de vue. L'environnement, c'est une préoccupation de tous. Il faut dans certains cas que la justice soit rendue plus vite par des magistrats spécialisés parce que ce sont des questions très techniques. Et donc nous proposons une réforme de l'organisation de notre système judiciaire sur l'aspect environnemental, avec des tribunaux qui seront spécialisés sur ce sujet-là. Nous proposons également de nouvelles peines avec notamment des conventions judiciaires qui permettront des réparations plus rapides, et puis aussi des travaux d'intérêt général vert.

SONIA MABROUK
Ça va dans le bon sens.

NICOLE BELLOUBET
Absolument.

SONIA MABROUK
C'est positif mais vous connaissez toujours ce qu'on vous dit, c'est la même ritournelle : est-ce que vous avez les moyens d'avoir des juridictions dédiées, spécialisées ?

NICOLE BELLOUBET
Eh bien écoutez, je crois que nous avons les moyens, car je vous rappelle que le gouvernement a permis l'adoption par le Parlement d'une loi de programmation pour la justice qui augmente le budget de la justice en cinq ans de plus de 20%. Au moment où nous parlons, sur l'année 2020 nous aurons cent magistrats supplémentaires, une fois ceux partis à la retraite…

SONIA MABROUK
C'est une parole ou c'est une garantie ?

NICOLE BELLOUBET
Mais non, c'est une garantie. C'est inscrit dans le budget. C'est une garantie. Nous avons des magistrats supplémentaires, des greffiers supplémentaires. Il n'y a jamais assez pour la justice mais c'est très clair, l'effort est là.

SONIA MABROUK
Nicole BELLOUBET, quel est le délit le plus grave entre insulter une religion ou menacer de mort quelqu'un ?

NICOLE BELLOUBET
Ecoutez, dans une démocratie la menace de mort est inacceptable. C'est absolument impossible, c'est quelque chose qui vient rompre avec le respect que l'on doit à l'autre. C'est impossible, c'est inacceptable. L'insulte à la religion, c'est évidemment une atteinte à la liberté de conscience. C'est grave mais ça n'a pas à voir avec la menace.

SONIA MABROUK
C'est important ce que vous dites. Vous ne le mettez pas sur le même plan. Je rappelle que deux enquêtes sont ouvertes sur le cas d'une adolescente qui a insulté l'islam : une enquête pour incitation à la haine la visant et une enquête sur les menaces de mort qu'elle subit. Pour vous, il y a vraiment…

NICOLE BELLOUBET
Pour moi les menaces de mort, je le dis clairement, nous ne pouvons pas fonctionner dans une démocratie avec des menaces de mort, avec de la violence comme elle s'exprime aujourd'hui y compris sur les réseaux. Ça n'est pas possible. Et c'est la raison d'ailleurs pour laquelle il y a actuellement une proposition de loi en discussion sur la répression de la haine sur Internet.

SONIA MABROUK
On va conclure, Nicole BELLOUBET. L'implantation des juridictions dans les territoires, ça provoque souvent de vives crispations et même une plainte dont vous faites l'objet. Alors je vais le préciser : le maire de Montpellier conteste l'implantation d'une nouvelle cour administrative d'appel à Toulouse et pas dans sa ville de Montpellier et vous accuse au passage de prise illégale d'intérêts. La question : est-ce que vous êtes intervenue ou pas dans ce dossier ?

NICOLE BELLOUBET
J'ai suivi l'avis et les études du Conseil d'Etat. Peut-être y a-t-il dans le propos de monsieur SAUREL quelques considérations électorales.

SONIA MABROUK
Vous n'avez pas du tout privilégié pour des raisons personnelles ou autres Toulouse ?

NICOLE BELLOUBET
Non, non. Absolument pas. Vous savez, les choses se sont faites en deux temps. Le Conseil d'Etat a estimé qu'il fallait une neuvième cour administrative d'appel en France, on m'a dit qu'elle serait en Occitanie. Il y avait deux villes qui, là, pouvaient y prétendre et c'est Toulouse qui a été retenue par le Conseil d'Etat et j'ai suivi l'avis.

SONIA MABROUK
Et il y aura donc cette nouvelle cour administrative d'appel à Toulouse.

NICOLE BELLOUBET
Absolument.

SONIA MABROUK
Merci Nicole BELLOUBET d'avoir été notre invitée ce matin sur Europe 1.

NICOLE BELLOUBET
Merci à vous.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 29 janvier 2020