Déclaration de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, sur le Brexit, à Saint-Malo le 7 février 2020.

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Circonstance : Inauguration du nouveau bâtiment "Brittany Ferries Atalante"

Texte intégral

Chers amis,
Mesdames et Messieurs, dans vos grades et qualités,


Je ne vais pas reprendre les déclinaisons de vos missions et de vos responsabilités, mais je voudrais d'abord dire à Jean-Marc [Roué] que je suis très content d'être là ; je crois avoir été à tous les rendez-vous de Brittany Ferries, et ce n'est pas parce que je suis ministre que j'en suis exclu. Cela me fait du bien, surtout la tonicité de l'air et l'ambiance qui m'apaise dans l'affolement du monde ou les tourments permanents, qu'avec le président de la République on essaie de gérer le mieux possible.

Je suis content d'être ici avec Amélie de Montchalin. Elle connaît déjà bien la Bretagne, mais il faut revenir pour être vraiment dans la proximité des uns et des autres, des préoccupations, des volontés pour bien sentir. Je suis très heureux qu'elle ait bien voulu m'accompagner aujourd'hui pour cette inauguration.

Je ne vais pas revenir sur les relations que nous avons pu avoir avec Brittany Ferries, je veux simplement saluer, je vais en reparler dans un instant, la très grande réussite et l'originalité de la constitution de ce que fait Brittany Ferries, à la fois au niveau professionnel, au niveau des professions : qui aurait dit qu'un jour, c'eût été un paysan qui aurait présidé les armateurs de France ? C'est arrivé, Cher Jean-Marc. A la fois au niveau professionnel mais aussi au niveau de la relation avec les collectivités locales.

Je suis donc heureux d'être ici à Saint-Malo, je salue Claude Renoult, je peux le saluer je crois, Madame la Préfète, sans influence sur la vie municipale future, puisque Claude s'en va. Je voudrais dire que j'ai été très heureux, dans plusieurs de mes vies antérieures, d'avoir pu travailler avec lui, singulièrement récemment, lorsque nous avons organisé à Dinard et à Saint-Malo le G7 des ministres des affaires étrangères.

Je suis aussi heureux d'être aussi ici à Saint-Malo avec Brittany Ferries parce que ce n'était pas donné d'avance, Brittany Ferries à Saint-Malo ! Eh non ! Le fait de la diversification et le fait de l'intuition, ce n'est pas automatiquement l'intuition d'Alexis Gourvennec, ce sont les intuitions de ceux qui l'ont accompagné de considérer que Saint-Malo, c'était à la fois la porte Nord de la Bretagne, mais aussi l'ouverture vers le Nord. Comme disait ma grand-mère, "C'est là où il y a du monde" ! 66 millions, quand même ! Tandis que parfois en Bretagne, on a une certaine tendance, - parce que le soleil ou la chaleur je le sais, à plutôt regardé vers le Sud. L'enjeu du Nord a toujours été essentiel pour la Bretagne et vous l'avez senti. Je suis donc très heureux de vous voir ici à Saint-Malo, Brittany Ferries, Claude Renoult et tous ceux que vous représentez ici Mesdames et Messieurs les élus.

Considérez aussi que nous sommes à Atalante. Je ne suis pas au courant de l'actualité immédiate sur le sujet, mais je crois que cela a dû évoluer positivement, qu'il y avait un accord pour que la métropole rennaise et la métropole malouine s'entendent, pour faire en sorte que ce pôle-là soit un pôle d'innovation et de création, ce qu'il est en train de devenir. Brittany Ferries apportera une coloration particulière, un label supplémentaire à la qualité de cette zone.

Je voudrais revenir sur Brittany Ferries parce qu'il y a un aspect un peu symbolique que je voulais rappeler.

Le 2 janvier 1973, c'était le deuxième jour de l'entrée du Royaume-Uni dans l'Union européenne, et le premier jour de l'acheminement d'un bateau de B.A.I. à l'époque, le Kerisnel vers le Royaume-Uni. Vous étiez les premiers du "Brex in", on peut dire, parce qu'il y avait au départ cette espèce de grande intuition de la part d'Alexis Gourvennec, cette vision, cette anticipation qu'il y avait là des marchés possibles et des possibilités de contribuer au désenclavement de la Bretagne, et il avait raison. Sauf que, tout a tellement changé depuis ! Ce premier bateau, c'était essentiellement des oignons, il y avait un peu de légumes, mais la vocation principale du lien entre l'agriculture et la mer était cet approvisionnement en légumes et en produits assimilés vers le Royaume-Uni. Depuis, beaucoup de choses ont bougé, vous vous êtes internationalisés, l'Espagne, l'Irlande, et vous vous êtes diversifiés. D'une certaine manière, vous vous êtes globalisés. Et du même coup, vous allez être amenés à jouer une carte forte dans les discussions qui vont maintenant s'ouvrir sur la relation future entre le Royaume-Uni et l'Union européenne.

Je sais, Jean-Marc l'a rappelé, combien la période que vous venez de traverser a été difficile, d'abord en raison du doute. Ce n’était pas tant la rupture que le doute qui perturbait les discussions et la vie de l'entreprise, y compris avec une perte financière significative, en raison de la baisse de la livre ; mais c'était l'incertitude qui pesait. Maintenant, peut-on dire "enfin" ? Peut-on dire "vraiment" ? "ah bon", en tout cas, c'est fait et nous sommes dans le Brexit. Mais je sens, par cette inauguration, une volonté forte d'appréhender la relation future pour votre entreprise de manière optimiste et offensive. Parce que vous êtes maintenant un transporteur global et que la donne globale de la relation peut vous servir si on est en situation de combattre les uns et les autres de manière extrêmement active et je suis convaincu que ce sera le cas.

Alors va s'ouvrir une nouvelle phase que nous abordons avec détermination, parce que j'ai la conviction, avec le gouvernement, que le Brexit sera ce que nous en ferons, nous. Bien sûr, nous avons un interlocuteur, mais nous sommes dans une phase où il faut être à la fois offensif, force de propositions, force d'imagination et d'innovation, il sera ce que nous allons en faire.

D'ailleurs, Boris Johnson - je ne vais pas dire "mon ami Boris Johnson", mais il se trouve que je le connais parce que nous avons été collègues pendant quelques mois, surtout quelques mois de crises et pas uniquement sur le Brexit puisqu'il était ministre des affaires étrangères, - a fait cette grande déclaration, que je partage complètement, après le vote définitif : "ce n'est pas une fin, c'est un commencement."

Oui, c'est un commencement. Et pour nous, ce n'est pas une fin, c'est un commencement. Et c'est un commencement, d'abord dans une discussion qui va être forte, tonique, sans doute difficile - le plus dur commence - mais au cours de laquelle nous ferons en sorte que nos intérêts soient préservés, nos valeurs soient préservées, nos engagements soient préservés. Que ce soit sur le respect de l'autonomie de décision de l'Union européenne, que ce soit sur l'intégrité du marché unique, que ce soit sur l'équilibre entre les droits et les obligations.

Le principe de base est relativement simple. On a dit pendant un certain temps que le Royaume-Uni, quand il était dans l'Union européenne, avait un pied dedans et un pied dehors. Je pense que certains - je m'adresse ici à nos amis d'outre-Manche -, je pense que certains, au Royaume-Uni, pensent que désormais ils pourront avoir un pied dehors mais un pied dedans. Eh bien, non ! Les deux pieds sont et seront dehors.

Et c'est à partir de ce constat-là que l'on doit définir les nouvelles relations. Elles sont nombreuses, elles ne sont pas uniquement basées sur le commerce, parce qu'une certaine interprétation tendrait à dire qu'une fois qu'on aura réglé l'action commerciale du libre-accès à ce marché, qui est important parce que d'un côté 66 millions, de l'autre 450 millions d'habitants, donc il y a là un enjeu considérable pour l'activité économique de la Grande-Bretagne et ses capacités à l'exportation et donc une volonté de centrer sur la dimension uniquement commerciale de libre-échange. Et là, il faut dire les choses très clairement : s'il y a une volonté de notre part de jouer le jeu de l'ouverture - l'ouverture, cela veut dire l'ouverture commerciale mais cela veut dire aussi la convergence réglementaire, c'est-à-dire que l'on ne peut pas aller jouer sur le terrain européen sans en respecter les règles -, voilà ce que nous mettons au préalable, ce qui est dans le mandat que les 27 ont confié à Michel Barnier pour la discussion.

Et puis, il n'y a pas que la partie commerciale, elle n'est pas mécanique, elle n'est pas automatique. Il y a d'autres sujets qu'il nous faut appréhender, que ce soit la sécurité intérieure, que ce soit le transport, que ce soit les contingentements, tout cela nécessitera une discussion forte, avec pour nous un objectif central, je reviens à l'essentiel, qui est d'aboutir à un accord global. Et non pas une discussion silo par silo, sujet après sujet, où il y aura avantages-inconvénients de part et d'autre. La discussion ne pourra être que globale. Et donc la substance doit être prioritaire par rapport au calendrier.

Le nouvel accord devra couvrir tous les domaines et, bien sûr, la pêche. Je voudrais dire, ici, quelques mots sur ce sujet. Plusieurs intervenants avant - Loïc Chesnay-Girard et le maire de Saint-Malo - y ont fait référence. Nous ne transigerons pas sur ce sujet. La pêche n'est pas pour nous un secteur comme les autres. Pour plusieurs raisons.

D'abord, parce que, dans l'histoire, c'est un sujet qui a toujours été très politique en Europe et il n'est pas tout à fait fortuit que les négociations d'adhésion de la Norvège et de l'Islande, qui n'ont pas adhéré finalement, aient d'abord achoppé sur les questions de pêche.

Ensuite, parce qu'il y a des milliers d'emplois en jeu, de nombreuses entreprises de pêche, de transformation, de transport. Nous veillerons à ce que tous ces intérêts soient pris en considération par les accords et nous allons en faire une priorité absolue, avec ce curieux revirement de l'histoire, c'est que le Brexit va placer la pêche au coeur de la stratégie européenne et au coeur de notre action au niveau national. C'est-à-dire, indirectement, par ce Brexit, la pêche prend des lettres de noblesse et vient en haut des enjeux de négociation. Je tenais à le dire, ici, en Bretagne. Amélie de Montchalin va suivre particulièrement l'ensemble des sujets liés à la négociation, mais ce sujet est majeur pour nous. C'est vrai en Bretagne parce que 50% de la pêche française est bretonne, parce que beaucoup d'activités et d'entreprises dépendent de l'accès aux eaux britanniques.

Et nous allons faire en sorte que sur trois sujets, il y ait la mise en avant de nos propres intérêts. D'abord, les clés de répartition pour garantir l'accès - je vois le président du comité national des pêches qui m'écoute avec attention mais je pense qu'on est bien d'accord sur le fond -, les modalités pluriannuelles de gestion de stocks, et les conditions de concurrence équitable. En aucun cas, je vous le dis aussi, Monsieur Le Nézet, la pêche ne pourra servir de variable d'ajustement dans la négociation commerciale. J'ai connu il fut un temps, dans d'autres fonctions, la guerre de l'anchois ; nous ne voulons pas de la guerre du hareng. Donc, notre vigilance sera totale. Je pense qu'on arrivera, sur ce point, j'ai senti des discours un peu d'ouverture, avec nos amis britanniques, parce que le Royaume-Uni est un grand pays de pêche, il y a des pêcheurs britanniques dans les eaux britanniques, beaucoup - il y a aussi beaucoup de pêcheurs européens -, mais ils écoulent plus de 70% de leur pêche au sein du marché unique. Donc, nous ne partons pas obligatoirement en situation de demandeur mais nous sommes en pré-situation de rapport de force.

Donc, il faudra engager tout cela de manière positive, avec beaucoup de vigilance, mais nous y sommes prêts et nous ne sommes pas les seuls, il n'y a pas que la France dans le débat. Il n'y a pas non plus que la Bretagne, j'ai senti avec Claude Renoult, qu'il y avait la référence à la Normandie pour faire en sorte que, dans les discussions avec Guernesey et Jersey, les pêcheurs malouins ne soient pas laissés pour compte, ce ne sera pas le cas. Mais il y aura aussi, dans le paquet, la discussion avec Jersey et Guernesey puisque l'accord de Londres et la convention de Granville devront être revus au cours de l'année dans la discussion globale sur l'ensemble de la filière halieutique.

Voilà les engagements et la détermination du gouvernement sur ce sujet. Mais, plus globalement, sur la nécessité d'avoir un accord global, sur lequel il faudra prendre le temps qu'il faut, pour aboutir à la meilleure relation possible avec le Royaume-Uni.

Il y a d'autres sujets qu'on ne manquera pas d'évoquer, qu'a d'ailleurs évoqués le président de la République ce matin dans un discours important sur les enjeux stratégiques de la France, il y a d'autres sujets sur lesquels nous avons une relation très forte avec le Royaume-Uni et que nous voulons maintenir. Il y en a deux immédiats, qui vont faire l'objet de manifestations particulières au courant de l'année 2020, c'est d'abord la relation stratégique, avec les accords dits de Lancaster, qui vont fêter leurs dix ans. Je rappelle à Claude Renoult que tout cela a commencé en 1998 par une rencontre à Saint-Malo, entre le président Chirac et le Premier ministre Tony Blair.

Tout cela a abouti aux accords de Lancaster House qui sont des accords très importants pour notre propre sécurité, la nôtre et celle des Britanniques, les deux. Donc nos intérêts sont communs. Et puis, il faudra... il y a une histoire, il y aura cette année les quatre-vingts ans de l'Appel du 18 juin, et puis notre histoire de combats en commun, y compris aujourd'hui, dans des sphères de difficultés et de conflictualité que nous pouvons rencontrer, que ce soit au Moyen-Orient ou en Afrique. Bref, il faudra continuer cette discussion qui est plutôt bilatérale, mais qui a aussi des connotations communautaires sur un certain nombre de points.

Et puis, nous avons le grand enjeu climatique. Le sommet de la COP 26 va se tenir à Glasgow. A Glasgow ! Et donc, ce sont les Britanniques qui sont à la manoeuvre. Il faudra travailler avec eux sur les enjeux de préservation de l'environnement, sur lesquels d'ailleurs nous avons plutôt des points de rapprochement que des points de divergence. Cela fait partie du paquet, tout cela ! Et donc, nous ouvrons une période dense, qui devra d'ailleurs, aussi, je voudrais terminer par-là, nous faire nous interroger sur nous-mêmes, c'est-à-dire sur le modèle européen que l'on veut pouvoir développer parce que c'est aussi cela l'interpellation du Brexit. C'est le fait que nous n'ayons pas été en mesure de contrecarrer mensonges, mauvaises informations, qui ont amené du coup à leur refus, et au vote que l'on connaît au Royaume-Uni en juin 2016. Il faut donc là, maintenant, avec une nouvelle Commission, un nouvel enjeu européen, faire en sorte que l'Europe affirme sa souveraineté.

Le Brexit, finalement, pourra être un aiguillon pour que l'Europe affirme sa souveraineté, affirme sa puissance, affirme à la fois dans le domaine stratégique, dans le domaine économique, dans le domaine industriel, qu'elle n'est pas uniquement un grand marché mais qu'elle a aussi une force qui lui permet de jouer son rôle de puissance face à d'autres grandes puissances qui, autrement, si l'Europe ne prenait pas ses responsabilités, se serviraient de l'Europe comme terrain de jeu et priveraient l'Europe de son propre destin, et l'amèneraient même à sortir de l'Histoire.

Voilà quels sont les enjeux. D'une certaine manière, de ce côté-là, le Brexit peut être un stimulant. Voilà ce que je voulais dire ici, en Bretagne, avec mes amis, en remerciant Jean-Marc de m'avoir invité et en vous souhaitant une bonne inauguration et un bon avenir aux Brittany Ferries. Merci.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 février 2020