Texte intégral
Q - Qu'est-ce qui est en jeu, pour vous, lors du sommet européen qui se tient les 17 et 18 juillet ? Le plan de relance va-t-il être adopté ?
R - L'enjeu, c'est de transformer l'essai. Très vite, après un certain retard à l'allumage, l'Europe a su prendre la mesure de la situation et se mettre en ordre de bataille, pour protéger la santé et les emplois de nos concitoyens. Ce sursaut européen, il faut maintenant l'inscrire dans la durée, afin de montrer à ceux qui espèrent comme à ceux qui doutent que l'Europe est parfaitement capable de se dépasser quand les circonstances l'exigent. Il faut donc que les Etats membres parviennent à un accord politique sur la proposition de plan de relance présentée par la Commission.
Q - C'est possible dès ce week-end ?
R - Je souhaite que ce soit dès ce week-end. En tout cas, avec le président nous faisons tous les efforts nécessaires pour que ce soit possible. Ce plan de 750 milliards d'euros, qui doit beaucoup à la France et à l'Allemagne, marquera l'histoire de l'Europe, en donnant une traduction très concrète à l'immense besoin de solidarité collective qui se fait aujourd'hui sentir sur notre continent et à notre ambition commune de préparer l'avenir dès aujourd'hui. Voilà comment nous sortirons renforcés de la crise.
Q - L'accord franco-allemand du 18 mai a-t-il été un tournant ?
R - Oui. Et il y a une vraie entente, très forte, entre Angela Merkel et Emmanuel Macron, ainsi qu'entre Heiko Maas [ministre des affaires étrangères de l'Allemagne] et moi-même. Nous nous appelons toutes les semaines pour faire un point et nous nous voyons très souvent. La relation franco-allemande n'est bien sûr pas exclusive mais elle est indispensable pour faire avancer l'Europe.
Q - Que dites-vous aux pays récalcitrants sur le plan de relance, comme les Pays-Bas ou l'Autriche ?
R - Vous savez, ceux qu'on appelle les "frugaux" ont en réalité un réel appétit pour le marché intérieur. Nous devons leur démontrer que c'est leur propre intérêt que d'avoir un marché intérieur solide et non discriminatoire. Si je suis néerlandais par exemple, je suis intéressé notamment par l'évolution du port de Rotterdam. Mais si l'Europe est morcelée et divisée, c'est l'ensemble des activités de nombreux ports, ces joyaux de l'économie européenne, qui risquent d'en pâtir. Je pense donc que la raison finira par l'emporter.
Q - Sinon, l'Europe risque la fragmentation ?
R - Ce risque réel, nous pouvons le déjouer, à condition de nous mobiliser ensemble et vite.
Q - Faut-il doter les institutions européennes de compétences en matière de santé, et si oui lesquelles ? Ne risque-t-on pas d'alourdir encore les processus ?
R - L'Europe de la santé que nous devons travailler à construire, ce ne doit pas être une Europe institutionnelle mais une Europe des réalisations concrètes, comme celle de Robert Schuman il y a soixante-dix ans. Avec un seul mot d'ordre : le pragmatisme, et des objectifs clairs. Pour être plus efficaces, renforçons les compétences du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies pour le suivi épidémiologique et l'alerte. Créons, sur le modèle de ce qui se fait aux Etats-Unis, une agence européenne afin de mieux soutenir l'innovation, la recherche et la production de vaccins et traitements ; nous l'avons initié de fait avec des contrats européens pour garantir l'accès de la population européenne au futur vaccin. Et défendons fortement le principe que ces vaccins doivent être des biens publics mondiaux, accessibles à tous.
Q - Êtes-vous inquiet quant à l'impact économique et social de la crise sur la tenue de l'Europe ?
R - Le risque, c'est de voir cette crise creuser les fractures sociales et territoriales entre les Européens. D'où l'importance de ce plan de relance : c'est la meilleure manière de couper l'herbe sous le pied aux partisans de la déconstruction européenne, qui n'ont pour tout projet politique que le repli national et font en réalité le jeu des intérêts étrangers. C'est pourquoi notre responsabilité, c'est de faire de la souveraineté européenne une réalité au service de nos concitoyens.
Q - Quelle définition donnez-vous de la souveraineté européenne ?
R - C'est la possibilité pour chaque Etat de rester indépendant dans un monde où la rivalité des puissances se fait sentir dans tous les domaines. Le vrai Européen, ce n'est pas celui qui nie l'existence et l'importance des Etats nations ; de même que le vrai patriote, ce n'est pas celui qui rejette et condamne l'Europe. L'Européen patriote ou le patriote européen, c'est celui qui au contraire sait que, sans nations fortes, le projet européen est fragilisé et que sans Europe forte, nos nations sont plus faibles. Négligez la souveraineté, et vous aurez le souverainisme; oubliez la nation, et vous aurez le nationalisme.
Q - On est dans une nouvelle dynamique franco-allemande ?
R - Je le crois. Avec l'Allemagne, sur tous les sujets nous nous concertons et sur tous les sujets nous prenons des initiatives communes. Par exemple sur la question libyenne. L'Allemagne a la présidence européenne en ce moment, et nous nous attachons à ce que l'Allemagne, l'Italie et la France parlent d'une même voix. Nous sommes en train d'agir ensemble, en Européens, pour que l'avenir de la Libye ne se décide ni à Ankara ni à Moscou.
Q - Agir ensemble, l'Europe aurait dû le faire plus tôt ?
R - Oui, sans doute. Cette convergence européenne est déterminante. L'accord de Berlin, de janvier [qui appelait à un cessez-le-feu permanent en Libye], n'a pas été suffisamment suivi de mise en oeuvre. Nous essayons de ramener les acteurs à respecter l'accord. Cela veut dire notamment une pleine mise en oeuvre de l'embargo sur les armes. Et nous travaillons à de possibles sanctions contre tous ceux qui le violent ouvertement aujourd'hui.
Q - Sur la Turquie, la tension est forte avec la France et vous parlez de clarification nécessaire. Entre Paris et Ankara ou entre Européens ?
R - Cette clarification, qui doit venir de la Turquie, est essentielle pour les intérêts européens. Ce que j'appelle la "syrianisation" de la Libye, par exemple, pose des questions pour la sécurité de l'Europe. Sur la maîtrise des flux migratoires, c'est aussi un sujet européen. De même s'agissant du non-respect du droit international de la mer en Méditerranée orientale, les deux pays qui en sont d'abord victimes sont Chypre et la Grèce, deux Etats membres de l'Union européenne. Violer leur souveraineté territoriale, c'est violer celle de l'Europe. La réponse doit donc être collective. Une discussion franche entre l'Europe et la Turquie s'impose.
Q - La pandémie a accentué les tensions entre les Etats-Unis et la Chine. Sommes-nous de nouveau dans un monde bipolaire ?
R - Alors même que nous devrions tous être dans le même camp face au virus, les tensions géopolitiques entre les Etats-Unis et la Chine n'ont cessé de s'intensifier au cours des dernières semaines. C'est un fait navrant, mais c'est un fait. L'Europe n'a rien à gagner à se laisser enfermer dans une nouvelle logique de blocs. Mais pour cela, elle n'a pas d'autre choix que de s'affirmer comme acteur politique international capable de défendre ses intérêts propres.
Q - Ne risque-t-on pas d'être pris en étau ?
R - Oui, mais je trouve que nous nous affirmons beaucoup plus ; sur tous ces sujets nous avons réussi à avoir des positions communes européennes. Dans cette phase majeure, je trouve que progressivement les convergences sont en train de s'affiner. L'Europe ne doit pas entrer dans cette logique de duopole mondial dans laquelle certains veulent nous entraîner. Nous avons notre propre voie à affirmer.
Q - L'Europe est une puissance ?
R - Oui, il faut l'assumer. Les Européens doivent se révéler à eux-mêmes qu'ils sont déjà une puissance. C'est cela le sujet. Face à la brutalisation du monde, l'Europe doit définitivement sortir de l'innocence et de la naïveté. Elle doit prendre enfin la mesure qu'elle est une double puissance : une puissance de souveraineté, au service de chacun des Etats membres ; une puissance d'équilibre, au service du droit, du dialogue, de la coopération et de la stabilité internationale. Trop longtemps, nous avons fait nôtre en Europe la maxime "pour vivre heureux, vivons cachés". Il est clair aujourd'hui que ce n'est plus tenable.
Q - Le concept de puissance reste délicat en Allemagne...
R - Oui, mais le concept de souveraineté européenne, développé depuis le discours de la Sorbonne par le président Macron, est un concept de plus en plus partagé. Et les événements en confirment le bien-fondé.
Q - Sur la 5G, il faut dire non à la Chine ?
R - La 5G n'est pas une technologie comme les autres car elle a vocation à être le support d'un nombre considérable d'applications critiques pour la Nation. Ainsi, les réseaux de télécommunications qui utilisent la 5G peuvent être des cibles privilégiées de cyberattaques aux conséquences considérables, pour l'économie et la vie de nos concitoyens. C'est pourquoi l'Etat, par la régulation et le contrôle, doit garder un droit de regard sur la sécurité de ces équipements. Nous ne souhaitons discriminer aucun équipementier a priori, mais simplement nous assurer que nous disposons de toutes les garanties nécessaires en termes de sécurité nationale et européenne et de préservation de notre souveraineté numérique européenne.
Q - On observe beaucoup de prudence de la part des Européens sur la répression en cours à Hong Kong. Vous avez parlé de "mesures" de réaction qui seraient à l'étude. De quoi s'agit-il ?
R - Le Conseil des affaires étrangères qui s'est tenu lundi a confirmé que l'Union européenne répondrait de manière coordonnée à la mise en oeuvre de la loi sur la sécurité nationale à Hong Kong. Cette loi est une rupture majeure qui met à mal le cadre hérité de la rétrocession de 1997. Elle remet en cause le principe "un pays, deux systèmes" et le respect du "haut degré d'autonomie" de Hong Kong et des libertés fondamentales qui en découlent. Cette loi affecte aussi, directement, nos ressortissants et nos entreprises. C'est pourquoi, avec mes collègues européens, nous nous sommes accordés sur des pistes d'actions concrètes pour apporter notre soutien à la société civile hongkongaise et tirer toutes les conséquences de la nouvelle situation créée à Hong Kong.
Q - Cinq ans à la défense, et maintenant vous êtes parti pour cinq ans aux affaires étrangères. Vous aurez été dix ans au service de deux présidents, à des postes sensibles. C'est une fierté ?
R - Je suis pleinement engagé pour servir mon pays, c'est ma seule ambition. Le fait d'avoir été plusieurs années dans des fonctions qui ont des liens me permet d'avoir des réseaux diplomatiques, des interlocuteurs qui me reconnaissent et cela me permet d'aider le président de la République à agir. C'est un honneur et un devoir.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 juillet 2020