Entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d'État aux affaires européennes, avec Radio Classique le 7 août 2020, sur les violences contre les forces de l'ordre, le Liban et la taxe numérique européenne.

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Média : Radio Classique

Texte intégral

Q - L'invité est Clément Beaune, le nouveau secrétaire d'Etat en charge des affaires européennes, et je le remercie doublement d'être en studio ce matin. Monsieur Beaune, bonjour.

R - Bonjour.

Q - Bon, vous n'êtes pas ministre de l'intérieur, mais tout de même membre du gouvernement. Il y a un mois à Agen, une gendarmette de 25 ans se fait écraser et tuer lors d'un contrôle routier. Avant-hier soir, un policier de 43 ans au Mans se fait écraser et tuer lors d'un contrôle routier. Quand vous discutez de ça avec vos collègues européens, ils vous disent que c'est pareil chez eux, au Danemark, en Italie, en Angleterre, ou c'est un mal français ?

R - Merci de me recevoir et bonjour à tous.

Q - Je vous en prie.

R - Non, je ne crois pas, malheureusement, que ce soit un mal français. Il y a eu tristement deux accidents, deux attaques, très graves, ces dernières semaines, en France, mais il y a partout en Europe, sous des formes parfois différentes, des attaques, des violences, contre les forces de l'ordre, des policiers ou des gendarmes ou leurs équivalents dans nos différents pays européens. On l'a vu en Allemagne, ce qui est assez frappant, des manifestations très dures, parfois, au moment du confinement, contre certains policiers. Ce sont des circonstances très différentes, mais ce que je veux dire, c'est que le rapport de certains, minoritaires, mais très violents, contre les forces de l'ordre, contre la police qui assurent la sécurité de tous, c'est malheureusement un problème qu'on trouve dans beaucoup de nos sociétés européennes.

Maintenant, moi, je suis très honnête, je dis toujours quand la réponse est européenne, quand la réponse doit être nationale parce que je ne crois pas que l'Europe soit la plus efficace quand elle s'occupe de tout. Elle s'occupe, on y reviendra j'espère, de beaucoup de choses comme l'économie.

Sur les forces de l'ordre, sur la police, il doit y avoir des réponses locales, nationales, de la plus grande fermeté, c'est ce qu'a marqué Gérald Darmanin. Sur le plan symbolique d'abord, en se rendant, en étant aux côtés des familles, en étant aux côtés des autres forces de l'ordre traumatisées par ces faits, ces attaques, et en sanctionnant.

Q - Monsieur Beaune, alors, nous allons voir un peu ce que va faire M. Darmanin donc au cours du mois d'août, et espérons qu'il n'aura pas encore à se déplacer plusieurs fois pour les mêmes raisons.

Hier à Beyrouth, le président Macron a appelé, je le cite, à un changement de système politique au Liban, pour éviter que ce qui s'est passé il y a trois jours puisse éventuellement se repasser. Une certaine classe politique française extrême-droite, extrême-gauche, dit "c'est de l'ingérence. Il n'avait pas à dire ça". Est-ce que vous êtes sur cette ligne-là ? J'imagine que non.

R - Le président l'a dit, ce n'est pas de l'ingérence, c'est de l'exigence, et je vais y revenir. Quand on aide, dans des circonstances aussi dramatiques, un pays, un peuple, à se relever, à se reconstruire et, on le sait, il y a eu cet événement dramatique du 4 août, mais il y avait des difficultés majeures, antérieures, au Liban. Jean-Yves Le Drian y était quelques jours avant, il avait déjà tenu un discours de vérité et d'exigence très ferme. Quand il y a une aide, encore une fois, qui va être décuplée par cette crise, il est normal de s'assurer qu'elle bénéficie à ceux qui en ont besoin, qu'elle réponde à la crise.

C'est ce qu'a dit le président en disant transparence, en disant gouvernance - gouvernance, cela paraît un peu technique, mais cela veut dire qu'on va s'assurer que l'aide va directement à ceux qui en ont besoin...

Q - Aux gens qui en ont besoin.

R - Exactement. Ce sera l'exigence de la France, ce sera l'exigence, je pense, de tous les donateurs, de tous ceux qui seront en soutien, et notamment, on pourra y revenir aussi, des Européens.

Moi, je suis, pour tout vous dire, un peu choqué par l'inverse, ceux qui tweetent depuis leur canapé, en disant qu'il y a ingérence, sans doute d'ailleurs auraient-ils dit qu'il y avait un manque d'exigence, une forme de naïveté, si le président de la République ne s'était pas rendu lui-même sur place dès le lendemain, s'il n'avait pas tenu ce discours d'exigence et de vérité, je pense qu'on aurait entendu la critique exactement contraire.

Donc moi, ceux qui tweetent, M. Bardella, M. Mélenchon, depuis leur lieu de vacances, pour expliquer qu'ils sont choqués, ce sont plutôt ces réactions qui me choquent plutôt qu'un déplacement immédiat, efficace, concret, du président de la République, sur place.

Et d'ailleurs, je note que ceux qui, eux, sont occupés à survivre dans les rues de Beyrouth, ils n'ont pas fait ces reproches au président de la République.

Q - Non, il a été remarquablement accueilli, au cri d'ailleurs, surtout, "ne leur donnez pas d'argent !", sous-entendu ne donnez pas d'argent sans contrepartie à nos dirigeants, qui vont le dilapider.

R - Je crois là-dessus que le président a tenu son rôle, il l'a expliqué d'ailleurs après sa visite en conférence de presse et ensuite. Il n'y a pas de dictat ou ce n'est pas à lui de changer, de choisir les dirigeants politiques, dans un pays qui les élit, évidemment, il y a une responsabilité d'ailleurs collective, démocratique...

Q - Oui c'est une démocratie, le Liban, ce n'est pas une dictature.

R - Absolument. Donc il y a une responsabilité collective, il faut aussi la souligner. Mais il est aussi dans son rôle d'ami, de soutien, de responsable politique français aux côtés du peuple libanais, en disant : l'aide doit servir à ceux qui en ont besoin.

Q - Clément Beaune, vous, secrétaire d'Etat en charge des affaires européennes, est-ce que vous allez aller à Bruxelles, en disant : "Il faut que l'Union aide le Liban" ? Il n'y a pas que les Français, ce n'est pas parce qu'on était mandataire du Liban...

R - Bien sûr.

Q - ...et à ce moment-là, avec contrepartie aussi, cela ne va pas être un chèque en blanc, débrouillez-vous avec ça ?

R - Absolument. Alors, cela a commencé, heureusement d'ailleurs, il y a une réaction européenne très forte. Moi, je me suis entretenu avec le commissaire européen qui est en charge de l'aide d'urgence, de l'aide humanitaire dans ces circonstances, dès jeudi.

Il y a aujourd'hui plus de dix pays européens qui ont lancé une aide. Il y a ce qu'on appelle, sans rentrer dans trop de détails mais je crois que c'est important de le souligner, un mécanisme européen, un mécanisme européen de protection civile qui aide quand il y a une difficulté à l'intérieur, catastrophes naturelles, etc., et à l'extérieur, comme on le connaît sur le port de Beyrouth.

Il y a déjà plus de 250 sauveteurs de ces dix pays européens qui ont été dans ce cadre mobilisés, il y a cinq tonnes de fret européen qui ont été envoyées, il y a un peu plus de trente millions d'euros d'aide immédiate qui ont été débloqués par la Commission européenne. Et Charles Michel, le président du Conseil européen, Mme Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, ont demandé hier à chaque responsable politique européen, dans les 27 pays, d'amplifier et d'accélérer leur aide. Donc, l'Europe est au rendez-vous. Il faut encore accélérer, amplifier, exactement avec les mêmes exigences que celles de la France. La présidente de la Commission l'a dit au Premier ministre libanais, le président du Conseil européen l'a dit, il faut que dans sa gouvernance, dans son mécanisme, cette aide aille directement aux besoins sur place. C'est, je crois, une forme d'éthique et de nécessité européenne dans l'aide.

Q - Clément Beaune, le président aussi hier a très clairement laissé entendre que tout changement au Liban, même impulsé de l'extérieur par l'Union européenne ou par la France, il faut aussi que les Américains soient derrière, parce que c'est les Américains, c'est comme ça. Or, Washington s'en moque complètement du Liban, dans l'état actuel des choses.

R - J'espère que non, et Washington c'est heureusement d'ailleurs pas seulement le président américain, c'est le Congrès, ce sont un certain nombre d'organisations non gouvernementales...

Q - Cela ne date pas d'ailleurs de M. Trump, c'est d'avant.

R - Non, mais le message du président, je crois, sur le Liban, vaut comme sur l'ensemble de la région, pour être tout à fait honnête. S'il y a un désengagement, un désintérêt américain, il faut être clair, nous serons moins efficaces. Je crois qu'en tant qu'Européens nous ne devons pas avoir de timidité. Nous avons, vous l'avez rappelé, par les liens qui unissent la France et le Liban, nous France, une responsabilité particulière, nous Européens, une responsabilité particulière. Très heureux, je crois que ça n'était pas le cas dans beaucoup de crises précédentes, que l'Europe soit aussi réactive, aussi rapidement, même si, je l'ai dit, il faut aller plus loin. Mais le partenariat avec les Etats-Unis est nécessaire, d'abord pour amplifier l'aide, plus on est nombreux à donner, plus vite, mieux c'est.

Q - Monsieur Beaune, il nous reste quatre minutes et j'ai trois questions, mais je veux absolument vous les poser. Alors, d'abord, vous avez peut-être vu dans la presse, mais vous le savez très bien, par exemple une boîte comme NETFLIX, NETFLIX qui fait 800 millions de chiffre d'affaires par an en France, a payé l'an dernier 500.000 euros d'impôts au fisc français, plus la TVA, tout ça parce qu'ils sont basés aux Pays-Bas, qui est un paradis fiscal, dont le Premier ministre d'ailleurs, pendant les sommets, dit : "Moi, je gère bien et pas vous". Ok, très bien. Tant qu'il n'y aura pas de solution à ça, les gens ne croiront pas en l'Europe. C'est un scandale permanent qui dure depuis des années, et vous, les Français, nous, les Français, sommes en pointe contre ce truc-là, et on ne peut rien faire !

R - Alors, ce n'est pas vrai qu'on ne peut rien faire, mais vous avez raison. D'abord c'est un...

Q - Parce qu'il y a la règle de l'unanimité !

R - Exactement. Alors, c'est un scandale européen. C'est clair. Il faut le dire, il faut le dénoncer, et il faut se battre.

Q - Comment on le change ?

R - D'abord, la règle de l'unanimité, vous avez raison, elle existe dans pas mal de domaines, et c'est ça qui nous crée autant de difficultés, je pense au plan de relance qu'on a adopté, c'était à l'unanimité...

Q - Oui, 750 milliards.

R - Les Pays-Bas, que vous avez évoqués sur un autre sujet à l'instant, ont été aussi très réticents. On a réussi, par des compromis, mais aussi par une pression politique, un travail très approfondi du président, à obtenir cet accord, malgré l'unanimité. Donc, je ne crois pas que l'unanimité, - je regrette qu'elle existe encore dans ces domaines -, soit un frein ou une excuse totalement insurmontable. On a sur, vous parliez des géants du numérique comme NETFLIX, il y en a d'autres, malheureusement, il y a une proposition française de taxe numérique européenne. Ce n'est pas une taxe qui va porter sur le consommateur européen etc., c'est une taxe pour les grandes entreprises du numérique qui aujourd'hui ne paient pas ou quasiment rien, des montant anecdotiques...

Q - Ça ne passera pas à l'unanimité. Ça ne passera pas.

R - Alors, d'abord on a aujourd'hui 24 pays, même 25 d'ailleurs, parce que le Danemark vient de changer d'avis, comme quoi c'est possible.

Q - Ils sont d'accord ?

R - Ils sont d'accord, pour dire : on veut cette taxe numérique européenne. Bon. On a engagé un travail, je ne refais pas tout le film, mais, à l'OCDE, au niveau international, pour essayer d'avoir une taxe, les Américains sont contre, pour des raisons que malheureusement on comprend parfois un peu trop bien, mais on doit avoir une réponse européenne. Je crois que la meilleure pression, c'est celle que vous dites, c'est le scandale dénoncé par l'opinion : tant qu'on a l'unanimité, on doit passer par cette pression collective et de l'opinion. Si le Danemark a changé d'avis, si des pays, comme le Luxembourg, ont changé d'avis, c'est parce que leurs responsables politiques ont eu le courage, et ont vu l'opinion publique, de dire : on ne peut plus continuer comme ça. Alors, je crois, il faut le dire aux Néerlandais, il faut le dire aux Irlandais, à quelques voisins amicalement, je parlerai tout à l'heure avec mon homologue irlandais : nous avons les moyens de faire changer ça. Cela sera difficile, moi je ne vous le cache pas, mais c'est un des grands combats qu'on mène depuis le début. On nous disait que c'était totalement impossible, aujourd'hui il y a 25 pays sur 27, ce n'est quand même pas si mal, et il y a une proposition européenne, très concrètement, de taxe numérique.

Q - Oui, mais il n'empêche que c'est à cause de ce genre d'information, par exemple " Monsieur NETFLIX ne paie pas d'impôts en France ", que les gens ici en France au moins, sont dubitatifs face à l'Europe. On le voit avec sondage ELABE-les Echos-Radio Classique, qui est paru aujourd'hui, 58% des Français estiment que l'UE n'a pas été à la hauteur face au Covid. Ça, ce n'est pas trop le problème encore, pourquoi pas. Mais surtout 4 sur 10 pensent que l'emprunt commun sera efficace contre la crise, seulement 4 sur 10, alors que ce sont des sommes phénoménales. Tout ça, 63 ans après le traité de Rome qui a créé l'Union européenne. Donc, moi, je me dis : les Français et l'Europe, c'est "je t'aime moi non plus", à perpétuité. Ou en tout cas c'est l'incompréhension.

R - Alors non, pas à perpétuité. Moi, vous savez j'ai moins de 40 ans, mes premiers souvenirs politiques c'est la chute du Mur de Berlin...

Q - Vous n'étiez pas né.

R - J'étais né à ce moment-là.

Q - Pas en 63.

R - Pas en 63, non. Ça vous avez raison. Et je crois qu'il y a eu d'abord, il faut le dire, l'acquis européen. C'est trop facile de dire : quand ça ne va pas, c'est l'Europe, et puis quand ça va, c'est le pays X ou Y qui a bien fait les choses.

L'emprunt européen, vous avez raison, c'est parfois compliqué à expliquer, moi je trouve que 4 sur 10, qui aujourd'hui...

Q - Oui, c'est déjà pas mal.

R - C'est pas mal et puis, ce n'est pas fini. Il a été voté il y a deux semaines. Expliquer que cela va financer 40% du plan de relance français, que la transition écologique, le véhicule électrique, la rénovation des logements, cela sera financé en large partie par l'Union européenne, je crois que c'est un succès important.

Mais il y a eu des déceptions, il ne faut pas le cacher, et peut-être en France plus qu'ailleurs. Pourquoi ? Parce qu'en France on attendait beaucoup de l'Europe. On a une vision grande, si je puis dire, de l'Europe, et c'est tant mieux, on a une vision ambitieuse. On pense que l'Europe, et on a raison, est la bonne échelle pour la taxation de numérique, on pense que l'Europe, et on a raison, est la bonne échelle pour le changement climatique.

Je prends juste un exemple là-dessus, moi, je suis de la génération aussi du changement climatique, de la lutte contre le changement climatique et de ses sensibilités écologiques. S'il n'y a pas l'Europe, l'Accord de Paris, le jour où M. Trump annonce qu'il en sort, il est mort.

Q - Exact.

R - C'est grâce à l'ambition de la France et de l'Union européenne qu'on a tenu les autres dans le monde.

Q - Merci beaucoup, Clément Beaune, secrétaire d'Etat en charge des affaires européennes, qui apparemment ne prend pas beaucoup de vacances en ce mois d'août 2020. Je vous souhaite un bon week-end, en tout cas, Monsieur Beaune.

R - Merci beaucoup.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 août 2020