Entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d'État aux affaires européennes, avec France 24 le 4 septembre 2020, sur l'épidémie de Covid-19, le plan de relance européen, le Brexit, la situation en Bulgarie et en Biélorussie et les tensions avec la Turquie.

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Média : France 24

Texte intégral

Q - Bonjour, Clément Beaune.

R - Bonjour.

Q - Au niveau européen, le nombre de cas de Covid a augmenté, ces dernières semaines, cela s'établit maintenant à 46 infections pour 100.000 habitants par semaine, selon le centre européen de prévention de contrôle des maladies qui connaît bien son affaire, c'est-à-dire au niveau du mois de mars. Est-ce que l'on est en plein dans la seconde vague et à la veille d'un nouveau confinement ?

R - Non, d'abord, nous ne sommes pas à la veille d'un nouveau confinement généralisé tel qu'on l'a connu en France et dans beaucoup d'autres pays européens, aux mois de mars, avril et au mois de mai en partie pour certains pays. La deuxième vague, le Premier ministre l'a dit lui-même d'ailleurs, ce n'est pas comme cela que l'on caractérise les choses, mais il est clair, au-delà des slogans, qu'il y a une reprise de l'épidémie qui n'est pas comparable à celle que l'on a connue aux mois de mars, avril et mai. Pourquoi ? D'abord parce que, heureusement, les niveaux d'hospitalisation, de réanimation en particulier, ne sont pas les mêmes, parce que souvent, ce sont des reprises qui sont, dans chacun de nos pays, ciblées dans des zones, des régions, et puis surtout, parce que nous sommes mieux préparés mieux équipés, et donc nous pouvons intervenir aussi plus vite quand il y a une situation à risque dans un territoire.

Q - On a l'impression que l'Europe, justement, agit toujours en ordre dispersé, on a vu que la Hongrie a pris unilatéralement la décision de fermer son pays à tous les pays européens, sauf à ses voisins immédiats. D'autres pays sont dans les mêmes dispositions, alors qu'est-ce qu'il faut faire ? Faut-il plus de coordination et faut-il sanctionner ceux qui prennent des décisions comme cela dans leur coin, sans en référer à Bruxelles ?

R - Vous avez raison, moi je suis un pro-européen convaincu mais quand les choses ne vont pas, il faut le dire.

Pour être précis sur ce sujet, parce qu'évidemment, nous sommes dans une phase plus compliquée, on l'a dit, de reprise du virus, mais de manière plus localisée. Et donc, il n'y a pas, heureusement, c'est ce que l'on cherche tous à éviter, de mesures générales totales de confinement comme on l'a connu au printemps. Ce qui explique aussi, sur nos territoires, c'est-à-dire dans chacun de nos pays, et entre pays européens, une forme de différenciation. Donc, ce ne sont pas forcément les mêmes mesures, on voit même en France, entre Paris ou PACA, et puis dans des zones où il n'y a pas autant de circulation du virus.

Q - Mais les zones ne sont pas standardisées, rien n'est standardisé. La décision hongroise, la comprenez-vous ?

R - Alors non, je vais y revenir tout de suite. Mais je voulais quand même dire cela, cette différenciation est en partie inévitable, et le fruit d'une adaptation des politiques aux territoires, pour éviter de frapper des zones qui en n'ont pas besoin. En revanche, il y a effectivement un manque de coopération et de coordination, c'est clair. Et c'est ce que vous disiez à l'instant, les critères sur lesquels on fonde les décisions au niveau européen, cela paraît bizarre, mais ce ne sont pas les mêmes : les critères sanitaires, les critères scientifiques, il y a autant de procédures que de pays, chaque pays a son propre comité d'évaluation, ses propres critères etc. C'est là-dessus que l'on agit pour être très concret, aujourd'hui, et cette semaine-même, la France a fait cet été une proposition, d'abord à l'Allemagne et à tous ses partenaires européens pour que l'on ait les mêmes critères de décisions sanitaires et que l'on prenne nos décisions sur les mêmes bases sanitaires et scientifiques.

Et puis il y a des pays, pour être tout à fait complet, vous évoquez le cas de la Hongrie, qui ne jouent pas le jeu du tout, c'est-à-dire qu'ils disent : " danger, virus, je me ferme ".

On l'a connu au printemps, heureusement, on n'est pas dans la même situation parce que ce sont aujourd'hui des cas isolés. Je touche du bois et nous mettons une forte pression sur nos partenaires, mais la Hongrie l'a annoncé, pour l'instant, pas d'autres pays n'est dans cette situation radicale.

Q - La Pologne.

R - La Pologne a suspendu un certain nombre de lignes aériennes, de manière ciblée, on a d'ailleurs eu cette discussion pour éviter des mesures excessives, mais je ne peux pas vous dire autre chose que cela. C'est une situation qui n'est pas coopérative, qui n'est pas européenne, ce qu'est en train de faire la Hongrie, ce n'est pas totalement surprenant non plus.

Mais au-delà de ce cas, il y a un vrai travail de coordination qui s'accélère, qui s'engage, on n'y est pas, pour avoir ces critères communs, j'espère dans les semaines qui viennent. J'ajoute que c'est, quand même, si on y arrive, et je pense qu'on va y arriver, un vrai changement. C'est-à-dire que dans une matière qui est très sensible, très nationale traditionnellement, même locale, dans certains pays, ce sont les régions qui décident comme en Allemagne, avoir une harmonisation de nos critères, de nos procédures de décisions sur des grandes épidémies au niveau européen, c'est à la fois nécessaire et ce serait une très grande avancée.

Q - Evidemment, les Européens attendent beaucoup aussi du point de vue économique puisqu'il y a un plongeon très net. Le Premier ministre a présenté cette semaine son plan de relance à cent milliards d'euros pour la France, on serait d'ailleurs les meilleurs de la classe européenne du pont de vue du PIB, sur cette somme d'argent, mais 40% viennent de fonds européens. Que dites-vous aux Français, sans l'Union européenne, il n'y aurait pas de relance suffisante peut-être ?

R - Il y aurait une relance, mais je veux, effectivement, dire très simplement : le rôle de l'Europe dans cette relance, dans ce plan de relance, dans notre plan de relance, est absolument crucial, massif, inédit. Ce plan de relance lui-même est inédit par son ampleur, le Premier ministre l'a dit cette semaine, cent milliards d'euros. C'est, à ce stade, le plus important des plans de relance, au niveau européen, en pourcentage du PIB. C'est quatre fois plus que ce qui avait été fait pour la relance, il y a une dizaine d'années, pendant la crise de la zone euro. Et c'est nécessaire parce que nous vivons une crise économique très importante.

Et il y a cette dimension européenne que l'on n'a pas connue d'ailleurs pendant la crise économique précédente, qui est absolument fondamentale. Et moi, j'insiste beaucoup, cela a été l'esprit de la présentation du plan par le Premier ministre, et je l'ai accompagné dans cette démarche, pour dire : il y a les grands chiffres, 750 milliards d'euros de plans européens, 40 milliards d'euros, donc 40% du plan de relance français. Mais maintenant, il faut être très concret et suivre cette dimension européenne, la faire vivre, si je puis dire, dans la durée de ce plan de relance. Cela veut dire, concrètement, que chaque projet financé en France, de ce plan de relance, qui sera signalé par un logo du plan de relance, - qui inclura d'ailleurs pour la première fois le drapeau européen, ce n'est pas anecdotique, c'est très important -, chaque projet sera financé à 40 % par l'Europe. Une ligne ferroviaire, une rénovation énergétique, un emploi des jeunes financé dans le cadre de ce plan, on a parlé il y a un instant des frontières, l'Europe ne fait pas encore assez, ou pas assez bien, et on se bat pour essayer de faire mieux. Et puis, parfois, l'Europe est au rendez-vous, est à la hauteur, il faut aussi le dire, parce que ce n'est pas évident, et là, c'est le cas.

Q - Ce qui compte aussi dans un plan de relance, c'est le calendrier, il faut qu'il soit mis en place au bon moment, et donc que l'argent arrive au bon moment. Alors, on a vu, cet été que c'était assez difficile, quand même, de trouver un accord entre les 27 sur ce plan à 750 milliards d'euros. Mais, aujourd'hui, le Parlement européen menace de voter contre parce qu'il a peur que le budget global de l'Union européenne soit écorné par ce plan.

R - Sur la position du Parlement européen, vous avez raison, les choses ne sont pas acquises, il y a un débat, et tant mieux, d'ailleurs, c'est un débat démocratique, européen, pour valider ce plan de relance et ce budget européen parce que sans être trop technique, il y a deux éléments : il y a le plan de relance lui-même qui sera dépensé vite, sur trois ans, et puis, il y a le budget européen, qui dure sept ans, et qui inclut des choses très importantes comme la politique agricole commune, par exemple.

Ce budget européen, ça, je le dis très clairement, il n'a pas été sacrifié d'un euro, d'un centime d'euro, par le plan de relance. En février, nous avons échoué à avoir un accord sur le budget européen, on était en dessous de ce qui a été finalement agréé. Et cela ne comportait pas le plan de relance. Donc, il n'y a vraiment pas eu de vases communicants et de sacrifice du budget par le plan de relance. Ce que disent un certain nombre de parlementaires européens, et je le partage, au fond, c'est que l'on aurait pu être plus ambitieux encore sur le budget européen. Et donc, une des solutions, pour ne pas faire peser cela sur les contribuables européens, les citoyens comme les entreprises, c'est de faire payer ceux qui ne paient pas, aujourd'hui, et qui profitent de l'Europe. Je pense évidemment aux grandes plateformes numériques pour lesquelles souvent l'Europe est le premier marché au monde. Je pense à ceux qui exportent vers l'Europe, grandes entreprises chinoises, indiennes, américaines, et qui ne respectent pas les mêmes exigences environnementales.

Q - Mais, pour l'instant, tout cela n'est pas encore inscrit, effectivement, dans le marbre.

R - Non, mais je crois que le Parlement européen le soutiendra et on aura ce combat à mener et c'est là que je dis aux parlementaires européens : menons ce combat, parce qu'une très large majorité de parlementaires européens veulent cela.

Q - Alors, il y a une autre question économique, un peu prégnante en ce moment, le Royaume-Uni, le fameux Brexit, avec des négociations qui bloquent, notamment sur l'accès des pêcheurs aux eaux britanniques. Est-ce que vous avez le sentiment, puisqu'on est à la rentrée et comme la fin de l'année se profile, que l'on va vers un no deal, un non-accord commercial, avec les Britanniques ?

R - Je ne le souhaite pas et je pense que l'on peut encore l'éviter, mais c'est un risque. Et d'ailleurs, dans les prochaines semaines, nous actualiserons et nous renforcerons nos préparatifs à tous les scénarios, y compris celui du no deal, pour que l'on protège, autant qu'on le peut, les secteurs comme la pêche, qui est une très grande priorité française, vous le savez. En cas de non-accord, qui ne serait pas un bon scénario, je ne souhaite pas le non-accord, et ce sont aujourd'hui les Britanniques qui nous mettent dans cette situation. Est-ce que c'est pour des raisons tactiques, ils essaient de mettre la pression sur l'Europe, honnêtement, cela ne marchera pas. On a déjà essayé cette tactique dans les trois dernières années, l'unité européenne a toujours été forte ; elle sera forte, c'est clair. Est-ce que c'est parce qu'ils ne souhaitent pas d'accord ? À ce moment-là, il faut le dire, c'est le message qu'a passé Michel Barnier. Mais on ne peut plus être dans une forme de jeu, politique ou tactique, dans lequel les Britanniques demandent, au fond, l'impossible, c'est-à-dire l'accès à notre marché, sans respecter nos règles de concurrence, environnementales etc. Ça, ce n'est pas possible. Et cela, nous ne l'accepterons pas, parce que ce serait pire qu'un mauvais accord. Ce serait un accord qui détricote l'acquis européen et la protection européenne.

Q - Partons maintenant vers la Bulgarie. Jeudi, des milliers de personnes ont protesté devant le parlement pour réclamer, comme ils le font maintenant depuis deux mois, la démission du Premier ministre, Boïko Borissov, accusé de corruption, de pratiques mafieuses. Des manifestations émaillées pour la première fois de violences. Vous soutenez les manifestants ou vous soutenez Boïko Borissov ?

R - Je veux dire, - parce que ces sujets sont complexes -, une chose, c'est qu'il y a des gens, et je crois que c'est la première fois, il y a eu déjà eu des manifestations mais c'est la première fois qu'il y a une manifestation aussi longue, aussi massive et surtout impliquant, on le voit sur vos images, autant de jeunes en Bulgarie. Et leur combat contre la corruption, pour ce qu'on appelle l'Etat de droit, est fondamental. J'y reviendrai. La France le défend activement parce que c'est une gangrène qu'on trouve dans beaucoup de régions européennes, pas seulement à l'Est de l'Europe d'ailleurs. Et beaucoup de drapeaux européens se trouvent dans ces manifestations parce que pour des jeunes qui croient en l'Europe, l'Europe doit défendre ces valeurs-là.

Je ne rentre pas dans le débat politique sur M. Borissov parce que je sais aussi, - il faut voir toute la complexité d'un sujet, - que non pas chez ces jeunes qui manifestent, mais dans l'opposition il y a, certainement, on le sait, de la corruption, un certain nombre d'oligarques qui s'opposent au Premier ministre Borissov. Donc, cela ne peut se régler maintenant ou plus tard que par des élections.

La grande différence avec d'autres manifestations - je ne veux pas qu'on amalgame tout - qu'on voit aujourd'hui en Europe ou aux portes de l'Europe, c'est que la Bulgarie, il faut être clair aussi, est une vraie démocratie dans laquelle M. Borissov, je ne cherche pas à le défendre spécifiquement mais, a été élu de manière claire et dans des élections libres. C'est tout à fait différent de ce que l'on connaît en Biélorussie ou ailleurs.

Q - Monsieur Beaune, il y a quand même beaucoup de vraies démocraties dans l'Union européenne à qui on reproche maintenant des dérives autocratiques...

R - Bien sûr.

Q - ...et en particulier on pense à la Hongrie, à la Pologne. Pour faire pression sur des dirigeants qui ne respecteraient pas totalement l'Etat de droit, on pensait pouvoir leur couper les subsides européens dans le futur budget, par exemple, et on n'y arrive jamais finalement. Pourquoi ?

R - La bonne réponse est là, c'est-à-dire qu'il faut objectiver les choses et être clair sur le fait que l'on ne peut pas avoir la solidarité financière européenne, c'est vrai en Bulgarie, en Pologne, en Hongrie et ailleurs, et ne pas respecter, si c'est le cas effectivement, l'Etat de droit ou les règles démocratiques fondamentales.

Donc, le bon combat, c'est cela, c'est d'avoir un mécanisme européen qui permet de lier les deux : pas de respect de l'Etat de droit, moins d'argent ou pas d'argent. Cela doit être clair. Et on n'y est pas encore là non plus, on n'a pas encore réglé le sujet parce qu'il y a des pays qui bloquent, il faut être très clair. Mais le Parlement européen, la France, l'Allemagne - je serai dans quelques jours à Berlin pour porter cette initiative -, nous défendons une législation européenne qui va être en débat dans les prochaines semaines et les prochains mois, qui, si elle est adoptée, permettra exactement cela : vous avez une violation constatée, objectivée par la Commission européenne - ce n'est pas un conflit d'un pays contre une autre -, objectivement, une sanction est possible.

C'est comme cela que l'Europe manifestera ses valeurs et sera efficace. Aujourd'hui, nous n'avons pas encore de dispositif de cette nature. Et il y aura des résistances.

Q - Vous avez évoqué la Biélorussie. Les pays baltes ont mis en place des sanctions, ils sont un peu seuls. Pour l'instant, il n'y a pas de réaction de ce type à Bruxelles, par peur de la réaction du Kremlin ?

R - Non, pas du tout. Et d'ailleurs, je signale que les sanctions qui ont été anticipées par les trois pays baltes que vous citez seront, dans quelques jours j'espère, des sanctions européennes. Le principe a été acté par les chefs d'Etat et de gouvernement eux-mêmes. Des responsables, de très hauts responsables, même des membres du gouvernement biélorusse actuels seront sanctionnés. Et on a eu un message, je crois, beaucoup plus que dans des cas précédents dans la région, très ferme dès le premier jour pour soutenir, je me suis entretenu avec l'opposante Svetlana Tikhanovskaïa, pour marquer ce soutien politique européen. Vous me direz "c'est un symbole", mais cela compte aussi parce qu'il y a des gens qui risquent leur peau dans les rues de Minsk pour défendre la démocratie, on doit être à leurs côtés.

Q - Elle est en exil en Lituanie...

R - Oui, et elle est accueillie dans un Etat membre de l'Union européenne.

Troisième élément de cet engagement européen et notamment du président de la République, c'est le dialogue avec Moscou, parce qu'il ne peut pas y avoir de solution sans un accord, une concertation avec la Russie mais, - on ne l'a pas fait parfois dans le passé, - en montrant notre détermination, y compris nos sanctions, et notre unité.

Q - La Turquie est accusée par les Grecs d'ingérence dans les eaux où elle veut forer du gaz, dans les eaux de la Méditerranée. Donc, la France est plutôt partisane de la manière forte et a envoyé ses frégates, alors qu'on a l'impression que l'Allemagne privilégie nettement la médiation. Qu'est-ce que vous voulez obtenir sur ce chapitre turc au prochain sommet européen du 24 septembre ?

R - On veut avant tout que les provocations cessent. Il y a des agissements inacceptables de la Turquie dans la Méditerranée orientale, à la fois, d'ailleurs, concernant la Grèce et concernant Chypre. Ce sont deux pays de l'Union européenne. Si on croit à la souveraineté européenne, on ne peut pas dire : "écoutez, c'est sympathique, il y a des bateaux qui passent.". Et donc, on doit avoir une réaction ferme, y compris par une présence militaire. On ne cherche pas à enflammer la situation, à avoir un conflit armé, pas du tout. Mais il y a des puissances, dont la Turquie, qui testent en permanence l'unité et la souveraineté, la solidité européenne.

Soit on ne dit rien et on s'accommode finalement de ces provocations, soit on répond. Cela peut-être aussi par des sanctions et ce sera, pour être très concret et répondre à votre point, à l'ordre du jour d'un nouveau sommet européen à la fin du mois de septembre, où il y aura un menu d'options et de sanctions, certainement, à l'égard de la Turquie sur ce sujet.

Q - Merci Clément Beaune d'avoir notre invité aujourd'hui.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 septembre 2020