Extraits d'un entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec France Inter, "Le Monde" et France Info le 6 septembre 2020, sur la lutte contre le terrorisme au Sahel, le Liban, les tensions avec la Turquie, Alexeï Navalny et le Brexit.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - France Info - France Inter - Le Monde

Texte intégral

Q - Bonjour, et bienvenue dans "Questions politiques". Merci d'être fidèle au rendez-vous du dimanche de France Inter, du journal "Le Monde" et de France Info. Notre invité jusqu'à 13 heures : en début de semaine, il était au Liban puis en Irak avec le président de la République ; il a eu le temps de passer par Paris pour un conseil de défense restreint et le conseil des ministres avant de se rendre en Slovénie. Beaucoup de questions à lui poser sur la place et le rôle de la France dans le monde, sur le nouveau jeu des puissances ; il connaît mieux que personne les enjeux diplomatiques et géopolitiques ; il avait engagé la France sur plusieurs terrains de guerre, notamment en Afrique contre Daech et les djihadistes ; il nous dira où en est cette guerre justement que les soldats français mènent au Sahel. On apprenait aujourd'hui que deux militaires de la force française Barkhane avaient été tués, un autre grièvement blessé dans le nord du Mali. "Questions politiques" est en direct avec le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.

Bonjour Jean-Yves Le Drian.

R - Bonjour.

Q - Bonjour et bienvenue. Merci de vous arrêter dans notre studio entre deux voyages, entre deux avions. Pour vous interroger, l'équipe de "Questions politiques" : Nathalie Saint-Cricq de France Télévisions, bonjour Nathalie ; Françoise Fressoz du journal "Le Monde", bonjour Françoise ; et Carine Bécard de France Inter qu'on a le bonheur de retrouver, bonjour Karine. Karine qui a préparé votre portrait, Monsieur le Ministre, nous le découvrirons ensemble tout à l'heure.

Parlons d'abord de l'actualité. Je le disais en commençant : deux militaires de la force française Barkhane ont été tués, un autre grièvement blessé samedi matin par une bombe artisanale dans le nord du Mali. Quel est l'avenir aujourd'hui de la force Barkhane sur place ? Est-ce qu'on peut imaginer, comme l'a dit le président de la République Emmanuel Macron que la victoire est possible contre les djihadistes ? On a le sentiment que cela n'en finit pas, qu'on n'en voit pas le bout et que le sens même de la présence de Barkhane au Sahel pose question.

R - D'abord, à la suite du président de la République, je voudrais rendre hommage à ces deux soldats qui sont tombés, saluer leur héroïsme, saluer aussi leur famille, leurs compagnons d'armes de Tarbes, du 1er régiment de hussards, avec d'autant plus d'émotion que j'ai été pendant plusieurs années ministre de la défense. Leur combat doit continuer. Il n'est pas question de lever la garde. Et nous sommes dans une phase au Mali où il y a eu après ce qu'on a appelé le sommet de Pau, en début janvier de cette année, qui a réuni autour du président Macron les chefs d'Etat de la région et en plus le président du Conseil européen. Nous avons dessiné à ce moment-là une stratégie de renforcement de l'action au Mali ; elle commence à donner ses effets significatifs...

Q - Véritablement ? On a le sentiment que la zone est totalement déstabilisée...

R - Mais non, c'est le contraire...

Q - C'est le contraire ? Alors expliquez-nous.

R - Il y a eu deux morts et c'est tout à fait dommageable, mais il y a eu aussi, au cours de ce semestre, des reconquêtes de territoires, en particulier dans la région que l'on appelle la région des Trois frontières, c'est-à-dire dans la zone entre le Niger, le Burkina Faso et le Mali. Des territoires sont revenus, si j'ose dire, à la vie civile, des villageois sont retournés chez eux, la présence de l'Etat revient. C'est un long combat. J'ai toujours dit que c'était un long combat, dans mes fonctions antérieures, comme maintenant. C'est un combat difficile. C'est un combat difficile d'autant plus que nous sommes dans une région grande comme l'Europe et que nous avons affaire...

Q - Quelques milliers de soldats pour une région grande comme l'Europe !

R - Oui. Nous avons affaire à des groupes djihadistes extrêmement volatiles, extrêmement agiles, mais nous progressons et nous sommes là pour défendre notre sécurité.

Q - Qui sont nos alliés ? Parce qu'on a un peu l'impression que dans le monde entier, la France se bat quelquefois un peu seule...

R - Non...

Q - Pour de justes causes mais sur qui on peut s'appuyer véritablement sur place ?

R - Ce n'est plus le cas. Je crois qu'au début de l'opération Serval, j'étais à ce moment-là ministre de la défense, nous étions sans doute un peu seuls. Je rappelle d'ailleurs que l'opération Serval, comme d'ailleurs l'opération Barkhane, comme d'ailleurs l'engagement de Pau, se fait à la demande des pays concernés. Mais, au fur et à mesure, l'ensemble des pays européens a pris conscience que c'était leur propre sécurité qui était en jeu et que si la stabilisation n'aboutissait pas dans cette région du Sahel, alors il y aurait des difficultés, y compris en Europe. C'est d'ailleurs ce sur quoi nous nous battons, c'est pour préserver notre sécurité et préserver, en même temps, la sécurité des pays concernés.

Et les engagements européens se poursuivent, se renforcent même ; il y a 13 pays européens aujourd'hui dans l'action autour de Barkhane ; il y a, par ailleurs, une mission de formation européenne qui s'appelle EUTM Mali, qui permet de former les armées, non pas uniquement l'armée malienne. Et puis, vous avez une mission militaire des Nations unies. Donc il y a du monde !

Et en plus, ce qui m'a paru le plus intéressant depuis le sommet de Pau, c'est que nous avons pu mettre en place une coalition internationale pour le Sahel, c'est-à-dire que d'autres pays, en plus de l'Union européenne, se sont alliés pour soutenir l'action qui est engagée ; cela devient une action internationale et c'est une nouvelle donne.

Q - Vous dites que cela devient une action internationale, mais vous vous appuyez sur quelles forces, sur les territoires, pour la mener ? On voit bien qu'il y a une série d'Etats qui sont des Etats faillis, qui n'arrivent pas à tenir bien et à vous aider. Donc est-ce que ce n'est pas une action vaine de continuer dans cette région ?

R - Non parce que parallèlement, nous formons les armées des cinq pays du Sahel pour qu'ils assurent, eux-mêmes, leur propre sécurité à l'avenir. Ils ont constitué ce qu'on appelle la force conjointe du G5 Sahel où il y a près de 5.000 hommes, des hommes aguerris qui mènent combat avec nous en ce moment même.

Q - Est-ce qu'on peut former des armées ? Qu'est-ce qu'on fait par rapport à l'Etat ?

R - On ne peut pas uniquement se contenter de ça.

Q - Il y a les processus politiques, les déstabilisations - regardons le Mali, par exemple, avec la destitution du président IBK qui vient de se rendre à Abou Dabi, on vient de l'apprendre. En l'occurrence, c'est les militaires qui ont pris le pouvoir... comment continuer à travailler avec eux ?

R - Je vais y revenir sur la situation intérieure du Mali... mais pour répondre à votre question...

Q - C'est aussi la question que pose Françoise !

R - Ce sont deux choses différentes et il y a eu à Pau des engagements qui ont été pris à la fois de la part de Barkhane, de la France pour lutter avec des Européens contre le terrorisme de manière militaire ; et puis des engagements qui ont été pris pour renforcer la force conjointe du G5 Sahel - ce n'est pas rien, cinq pays qui mettent leurs armées ensemble, nous, on ne l'a jamais fait ! Et des pays récents, donc, des pays neufs, des pays qui ont peu d'histoire, avec des formations militaires parfois un peu faibles qu'il nous faut former. Ça, c'est en train de se faire et quand il y a des combats, ils se font aussi aujourd'hui avec eux. Et puis, parallèlement, des mesures importantes ont été prises pour renforcer la présence de l'Etat, vous avez raison de le souligner parce que les terroristes raffolent de l'inexistence de l'Etat...

Q - Le Mali... Jean-Yves Le Drian.... C'est un contre-exemple de ce que vous dites...

R - Non, non pas du tout. Et je vais vous le dire... Et aussi le fait qu'il y ait un soutien de développement considérable parce qu'il faut aussi gagner la paix et permettre aux habitants de se rendre compte qu'au-delà du combat contre les djihadistes, il y a une alternative potentielle de vie quotidienne améliorée. Et ça, ça marche, ça fonctionne !

Q - Donc le coup d'Etat... qu'il y a eu au mois d'août...

R - C'est une affaire interne au Mali.

Q - Oui mais est-ce que cela complique la tâche de l'opération Barkhane ?

R - Ça serait mieux qu'il y ait une stabilisation mais cela n'a aucunement empêché la poursuite des actions militaires, y compris des forces maliennes, - y compris des forces maliennes -, dans le Nord du Mali en particulier, mais aussi dans la région des Trois frontières où des opérations en ce moment-même continuent. Et ce qui était très significatif, c'est que la junte qui a accompli le coup d'Etat, a commencé par ses premiers déclaratifs en indiquant leur volonté de poursuivre à la fois les opérations avec Barkhane, la force G5 Sahel...

Q - Vous les reconnaissez comme l'autorité légitime au Mali aujourd'hui ?

R - Non, pas aujourd'hui, non.

Q - Vous soutenez toujours IBK, l'ancien président destitué ?

R - Non... IBK a démissionné. On ne peut pas soutenir quelqu'un qui a démissionné...

Q - Mais qui soutenez-vous ?

R - IBK, on ne le soutenait pas. IBK a été élu et soutenu par les Maliens...

Q - Et par la France...

R - Non. La France ne vote pas au Mali, à ma connaissance...

Q - Mais elle influence...

R - Non, pas du tout, parce qu'au mois de juillet 2013, lorsqu'il y a eu la première élection du président IBK, il y avait d'autres candidats. Et en 2018, lorsque le président IBK s'est fait réélire, il y avait d'autres candidats.

Q - Mais la situation paraît engluée aujourd'hui, non ?

R - La difficulté, c'est que le président IBK n'a pas été au rendez-vous des aspirations du peuple et qu'il y avait une crise de confiance réelle dans ce pays, à la suite d'élections truquées...

Q - Des mouvements populaires...

R - ...des mouvements populaires etc. Et donc cette crise de confiance a abouti à ce coup d'Etat. Ceux qui ont engagé ce coup d'Etat ont annoncé leur volonté de poursuivre les efforts militaires, de respecter les accords de Pau mais maintenant il est nécessaire et souhaitable qu'ils assurent la transition civile et la transition tout court pour permettre de nouvelles élections. C'est ce à quoi nous les incitons, mais pas uniquement nous parce que ceux qui sont les plus actifs dans cette affaire, ce sont les chefs d'Etat de la région, les chefs d'Etat de l'ensemble de l'Afrique occidentale qui sont allés en médiation, qui se réunissent d'ailleurs demain pour poursuivre leurs actions permettant une transition civile au Mali, ce qui est indispensable.

Q - Plusieurs observateurs font part d'un sentiment anti-français qu'il y aurait au Mali, en considérant, en gros, qu'on n'est pas les bienvenus, et se demandent bien ce qu'on est allé faire là-bas ; est-ce que vous avez l'impression que cela s'améliore ou il y a toujours ce terreau anti-français qui prospère ?

R - Il y a eu des moments où il y a eu des propos antifrançais qui étaient tenus sur les réseaux sociaux, mais lorsqu'il y a eu les manifestations, elles n'étaient pas antifrançaises et du côté de la junte qui est au pouvoir, le déclaratif que l'on entend régulièrement, c'est : il faut que vous continuiez à nous aider, il faut se débarrasser de ces djihadistes, de ces terroristes.

Q - Je parle de la population.

R - Et la population, je pense qu'elle souhaite qu'on en finisse, elle a raison. Mais d'un autre côté, j'ai senti depuis quelques temps un apaisement de ce côté-là.

Q - Il y a aussi les aspirations sociales évidemment d'une population qui est pauvre et qui manque de tout...

R - Mais il y avait une crise interne au Mali, une crise de confiance, une crise morale presque...

Q - On va changer de sujet... Justement, sur l'action diplomatique de la France, Jean-Yves Le Drian, vous disiez que vous respectiez la souveraineté des Etats et le choix des Maliens. Parlons donc du Liban : est-ce que vous respectez également, vous et le président de la République, la souveraineté du Liban quand on voit Emmanuel Macron se rendre sur place, avec vous, pour demander aux Libanais de se mettre d'accord sur un nouveau pacte politique, est-ce que vous avez le sentiment que vous n'intervenez pas dans un jeu qui n'est pas le jeu de la France ?

R - Chacun est dans son rôle dans cette affaire. D'abord le président de la République s'est rendu au Liban deux jours après la catastrophe qui s'est produite. Il était le seul chef d'Etat à s'y être rendu depuis cette date. Nous étions au rendez-vous, nous avons été au rendez-vous à l'égard d'un pays ami avec qui nous avons une longue histoire...

Q - Mais il a critiqué le gouvernement, il a critiqué l'ensemble de la classe politique, il leur a formulé des injonctions, vous y étiez ; est-ce que c'est le rôle d'un chef d'Etat étranger de venir formuler des injonctions à un gouvernement dans un pays ?

R - Le problème, c'est quand un pays est au bord de la détresse et que ce pays est un pays ami, avec qui nous avons une relation particulièrement forte, des passions communes, des combats communs, des cultures communes, une francophonie commune, bref des relations personnelles communes, des communautés libanaises en France, des communautés françaises au Liban, bref... nous sommes de la famille, nous sommes très proches, les uns des autres. Quand ce pays-là se refuse à toute réforme alors qu'il est en train de sombrer et quand j'étais allé la première fois au Liban, avant la catastrophe, à la demande du président de la République au mois de juillet, j'avais dit : nous sommes presque à bord du "Titanic", sauf qu'il n'y a pas d'orchestre, les gens se parlent sans arrêt mais il ne se passe rien. Et quand on sait que la moitié de ce pays a une population en-dessous du seuil de pauvreté, que la banque est proche de la faillite, qu'il n'y a plus de liquidités, qu'aucune réforme ne se fait et que ce même pays vient nous demander de l'aide internationale, alors, nous avons réuni, sous ma présidence, à la fin de 2018, une conférence que nous avons appelé conférence CEDRE pour dire : qui veut aider le Liban...

Q - Mais c'était une conférence de donateurs, ce n'était pas l'intervention dans le jeu politique libanais...

R - ... et on a eu 11 milliards mais à la condition que les réformes se fassent. Et on est allé dire aux Libanais : faites vos réformes. Les Libanais doivent assurer les réformes, doivent mettre en oeuvre les réformes. Tout le monde sait les réformes qu'il faut faire et la France doit, ensuite, parallèlement, aider à la reconnaissance de ces réformes par la communauté internationale. Chacun est dans son rôle. Nous sommes dans un rôle d'amis, mais je constate aussi à cet égard que la communauté internationale a valorisé, soutenu les efforts du président Macron, que ce soit les Nations unies ou que ce soit même le pape !

Q - On voit bien que vos objectifs sont légitimes, ils sont sans doute en accord avec les aspirations de la population, mais comment vous obligez un système politique à se réformer, à se saborder parce qu'au fond, ils se tiennent tous. Donc comment la France peut agir sans être accusée, effectivement, d'ingérence ?

R - On les a mis devant leurs responsabilités. Chacun sait ce qu'il doit faire mais ce sont les Libanais qui doivent assumer leurs responsabilités. Et s'ils n'assument pas leurs responsabilités, à ce moment-là, on renverra les Libanais à leur propre histoire et à leur propre situation. On ne va pas se substituer aux autorités libanaises.

Q - Il y a des Libanais même qui demandent de repasser sous le mandat français, par exemple, on va jusque-là ou pas ?

R - On était à Beyrouth aussi pour le centième anniversaire de la création du Liban. Curieuse convergence de l'agenda. Certains allaient même jusqu'à dire ça. Non, les Libanais, le Liban, est un peuple majeur, qui sait prendre ses responsabilités, qui a des ressources considérables, qui a une formation, une éducation très très forte, tout le monde sait ce qu'il faut faire.

C'est maintenant aux dirigeants libanais d'assurer. Il y a un nouveau Premier ministre, M. Adib, qui dit publiquement "je vais faire ça", qui dit qu'il va faire un gouvernement dans quinze jours, OK, nous allons voir...

Q - Jean-Yves Le Drian, est-ce que vous allez discuter avec le Hezbollah ?

R - Le Hezbollah, il faut bien distinguer deux choses : il y a le Hezbollah militaire que nous condamnons, que l'Union européenne considère être une organisation terroriste. Et puis, vous avez le Hezbollah politique que les Libanais ont élu. Et donc, dans la conversation, il y a les acteurs avec leurs différentes histoires, confessions, origines, et il y a aussi le Hezbollah politique puisqu'il a été élu...

Q - Cela veut dire le parti de Dieu, Hezbollah...

R - Oui, c'est un parti politique comme il y a d'autres partis politiques...

Q - Mais comment mettre de côté l'influence, par exemple, de l'Iran, de la Syrie puisque vous dites que vous voulez laisser les Libanais décider de leur propre sort ?

R - Les Libanais ont toujours dit - et c'est un point très important - qu'ils étaient très attachés au principe de dissociation. Et c'est un point très important parce que si le Liban ne fait pas les réformes, ne s'engage pas dans cette dynamique que demande d'ailleurs la population qui a manifesté à plusieurs reprises, alors ce pays peut être l'enjeu d'affrontements, de dépeçage au niveau international et par des acteurs de la région, ce que personne ne souhaite et les Libanais non plus, y compris d'ailleurs, au moins dans le propos et dans le discours, le Hezbollah politique.

Q - Encore une question sur le sujet et on va avancer, beaucoup de questions parce qu'il y a beaucoup de dossiers sur votre bureau. Carine Bécard ?

Q - Monsieur Le Drian, vous dites : c'est un pays majeur, on peut lui faire confiance, je suis moi-même confiant. Est-ce qu'on peut faire confiance à un pays qui..., on le voit bien, l'enquête sur cette explosion n'a toujours pas avancé, on ne sait toujours pas vraiment ce qui s'est passé, on n'a toujours pas les responsables en fait de cette explosion ?

R - Honnêtement, c'est assez logique, c'est une enquête qui demande du temps et pour être très clair...

Q - Ce n'est pas ce qui avait été dit au début quand même...

R - Je pense que le président de la République, le président Aoun, a été un peu vite en besogne en disant : "dans trois jours, j'ai les résultats d'une enquête." Une enquête aussi importante nécessite quand même beaucoup d'investigations. Nous avons à leur demande fait participer des experts français à cette enquête qui est en cours.

Q - Vous parlez des risques de dépeçage mais j'ai une question peut-être plus générale sur le rôle que s'assigne la France dans la période actuelle où on voit qu'il y a un retrait des Etats-Unis, où on voit un Emmanuel Macron très à l'offensive, à la fois sur le Liban, sur les propos face à la Turquie. Quel rôle s'assigne la France et est-ce qu'elle ne s'assigne pas un rôle qui est peut-être au-dessus de ce qu'elle peut?

R - Nous le faisons nous-mêmes et nous le faisons avec nos partenaires européens parce que nous estimons que dans la phase d'instabilité que connaît le monde aujourd'hui, dans ce désordre, cette perte de régulation, ces brutalités de rapports, il importe que la voix européenne se fasse entendre et que la voix européenne puisse indiquer des chemins...

Q - Mais parfois, on a l'impression que l'Union européenne, c'est Macron tout seul...

R - C'est la France, c'est aussi l'Allemagne ; nous travaillons en parfaite symbiose sur tous ces sujets-là, vous avez parlé de la Turquie, on va peut-être y revenir...

Q - Oui, on va y revenir mais l'Europe est vraiment une puissance, c'est un discours, c'est une expression qui existe depuis que l'Europe a été créée...

R - Non, je pense que l'Europe est en train de quitter la phase de naïveté et la phase de mauvaise prise de conscience de sa force. Elle était une espèce de puissance en retrait et elle devient une puissance qui s'affirme pour éviter que les uns et les autres soient soumis à la confrontation Est-Ouest ou à la rivalité sino-américaine. Je pense qu'elle avance, elle avance, jour après jour, et les accords qui se sont passés en fin juillet, sont significatifs de cette avancée.

J'étais en Slovénie, vous l'avez dit. Pourquoi ? Parce que ce n'est pas un pays compliqué, mais c'est un pays qui va assurer la présidence de l'Union européenne en 2021, juste avant nous. Donc il faut préparer cela pour qu'on travaille de concert. Ils sont sur la même ligne et d'autres pays plus importants, moins importants, sont sur la même ligne.

Il faut que l'Europe affirme sa puissance, c'est une condition de survie pour l'Europe si elle veut être maîtresse de son destin. Et à l'étranger, nous sommes de plus en plus reconnus et respectés.

Quand je suis allé en Irak, accompagnant le président de la République, c'est vers nous que les Irakiens se tournent pour qu'on puisse les aider à affirmer leur souveraineté nationale.

Q - Mais nous les Français ou nous les Européens ?

R - Nous les Européens et nous les Français...

Q - Enfin, ils sont pris en étau entre les Américains et l'Iran, les Irakiens. Que peut faire la France là-dedans ? Que peut-on leur apporter concrètement ?

R - L'aide à l'affirmation de leur souveraineté parce que c'est un enjeu essentiel, l'Irak, parce que d'abord nous avons une longue histoire avec l'Irak, une histoire non conflictuelle. Et puis, ensuite, parce que l'Irak, c'est Daech. Et Daech, certes, a perdu sa surface territoriale mais n'a pas perdu sa capacité de résurgence dans certains territoires irakiens.

Il faut donc aider l'Irak à assumer sa propre souveraineté ; c'est le message que les autorités irakiennes ont fait passer au président Macron. Et notre place internationale,- nous sommes membres du Conseil de sécurité, nous avons une responsabilité particulière en Europe -, notre place internationale doit nous permettre de mobiliser des acteurs pour cela, c'est d'ailleurs ce que nous allons faire rapidement sur l'Irak.

Q - Avec quand même un paradoxe, c'est qu'au moment où l'Europe veut affirmer sa souveraineté, on voit que par exemple les crédits militaires européens, en tout cas la convergence vers une défense européenne, marque le pas ; on a vu que les crédits allaient être réduits ; est-ce que ce n'est pas un paradoxe ? Est-ce que cela n'expose pas la France toute seule ?

R - Non. Alors si je peux dire deux mots sur ce sujet...

Q - Essayez de nous convaincre !

R - Je suis tout à fait disposé à le faire : j'ai souvenir, Françoise Fressoz, qu'il y a cinq ans, je me suis rendu à une réunion des ministres la défense avec Mme Ursula von der Leyen qui était à ce moment-là ministre de la défense de l'Allemagne. Et tous les deux, nous sommes arrivés à la réunion des 28 à l'époque, en mettant sur la table un papier permettant d'aller vers une plus grande convergence militaire et de défense. Nous nous sommes fait jeter par les uns et par les autres, pas uniquement par le Royaume-Uni.

Aujourd'hui, tous les pays sont d'accord là-dessus et mettent cela en oeuvre. Dans cette hypothèse-là et dans cette proposition-là, il y avait la création d'un fonds européen de défense qui a été constitué. Il n'a pas été réduit ; il a été réduit par rapport aux hypothèses de travail. Il est constitué. Ça n'existait pas ! C'est quand même huit milliards d'euros ! Ce n'est pas rien...

Q - Jean-Yves Le Drian, quand on regarde la Méditerranée, quand on regarde par exemple la place que prend la Turquie, est-ce qu'elle n'est pas en train justement de prendre le leadership dans cette zone ? Quand on voit les tensions avec la Grèce, la Turquie est membre de l'OTAN, elle est dans ses rangs et pourtant elle s'équipe d'armement russe. Qu'est-ce que peut proposer la France à ses alliés, comme réaction, comme représailles ? Et est-ce qu'on n'a pas perdu la bataille face à Erdogan ?

R - La Turquie, nous avons avec ce pays - je dis "nous avons", la France - mais d'une certaine manière, nous avons aussi l'Europe, avec ce pays, un certain nombre d'oppositions, d'irritants majeurs. D'abord, sur le respect des droits de l'Homme, en Turquie. Ensuite, sur le chantage aux migrations qui est récurrent. Mais au-delà de cela, nous avons une opposition majeure avec la Turquie concernant la Libye où, finalement, la Turquie, le président Erdogan considèrent qu'ils peuvent revenir en Libye et qu'ils ont la charge de la sécurité libyenne sans que personne ne les ait chargés de cela. Avec en plus, en Libye, à deux cents kilomètres de chez nous - quand je dis chez nous parce que Lampedusa, c'est l'Europe - il y a maintenant plusieurs milliers de combattants syriens amenés en Libye par des avions turcs et qui s'affrontent à d'autres fractions libyennes sur lesquelles peut-être on reviendra. Mais nous avons là un désaccord.

Q - Oui, vous avez un désaccord mais en l'occurrence, qui soutenez-vous ? Est-ce que vous soutenez le gouvernement qui est malgré tout élu et reconnu par l'ONU et qui est soutenu par les Turcs ? Ou est-ce que vous soutenez le général Haftar en Libye ?

R - Si vous permettez, je vais finir sur la Turquie et on reviendra sur la Libye parce que cela demande un peu d'explications..., j'étais sur les Turcs. La Libye, il y a aussi la Méditerranée orientale - où vous savez que dans cette zone où les frontières ont toujours eu un peu de mal à s'établir en raison en particulier de l'émiettement insulaire important - mais là, la nouveauté, c'est qu'il y a des ressources gazières et que la Turquie veut mettre les uns et les autres devant les faits accomplis et, en particulier, empêcher le respect du droit maritime international à l'égard de la Grèce....

Q - Et elle le fait Jean-Yves Le Drian !

R - Mais ça, ce n'est pas acceptable.

Q - Oui mais qu'est-ce qu'on fait ?

R - Eh bien, vous allez voir !

Q - Mais quelles représailles ? Quelle réaction, Jean-Yves Le Drian ?

R - ... Si je vous écoutais... on serait en guerre depuis longtemps !...

Q- Mais vous imaginez des sanctions ? Si oui, lesquelles ? Jusqu'où est-ce que l'on peut aller ?

R - Ce que nous voulons, avec les Turcs, c'est établir un rapport de force suffisant pour que l'on puisse avoir une phase de négociations, à commencer par la Méditerranée orientale.

Q - Mais avec l'accord qu'on a sur la politique migratoire, est-ce qu'on peut établir ce rapport de force ?

R - Il ne faudrait pas qu'il y ait demain, c'est ce que nous expliquons à certains de nos amis européens, deux leviers d'action sur la politique migratoire, celui que la Turquie a à partir de son propre territoire et celui qu'elle pourrait avoir demain à partir de la Libye, alors là, on serait sérieusement en difficulté.

C'est la raison pour laquelle au Conseil européen de la fin de ce mois - Conseil européen qui réunit les chefs d'Etat et de gouvernement - le dossier sera le dossier turc. Et nous avons préparé ce dossier turc il y a quelques jours entre ministres des affaires étrangères à Berlin, pour énumérer la panoplie des représailles que nous pourrions engager à l'égard de la Turquie. Et nous disons, entre maintenant et le Conseil européen, à la Turquie : faites preuve de capacité de discussions d'abord sur la question de la Méditerranée orientale.

Q - Est-ce qu'on n'est pas dans un rapport d'infériorité malgré tout ?...

R - Pas du tout sur ce point, donc le message est transmis aux Turcs. Il y a une échéance qui est à la fin du mois de septembre. On sait qu'il y a une panoplie d'actions de représailles qui peuvent être engagées. Maintenant, c'est aux Turcs de faire en sorte que cette question de Méditerranée orientale puisse faire l'objet de discussions. C'est possible. Regardez, la Grèce et l'Egypte se sont mises d'accord sur leurs frontières maritimes, ce n'était pas évident, ils se sont mis d'accord. Donc faisons en sorte qu'ils se mettent d'accord et à ce moment-là, on rentre dans un cercle vertueux sur l'ensemble des problèmes posés dans la relation entre la Turquie et l'Union européenne.

Q - Juste sur M. Erdogan, quels sont nos atouts ? Il ne fait preuve d'aucune bonne volonté pour l'instant ; il continue à prospérer et à faire ce qu'il souhaite faire. Qu'est-ce qu'on peut bien avoir comme marge de manoeuvre et surtout comme levier pour qu'il change ? Sauf à prier le ciel auquel on peut ne pas croire...

R - Non, on n'est pas dans l'incantation divine. Mais il y a toute une série de mesures qui peuvent être prises...

Q - Lesquelles ?

R - Je laisserai cette information au chef de l'Etat qui va en parler au Conseil européen de la fin du mois de septembre...

Q - D'accord. On n'est pas démuni, c'est ça que vous voulez dire...

R - On n'est pas démuni du tout et il le sait très bien. Il le sait très bien. Il a une situation économique qui n'est pas facile. Il y a une tentative de dépassement de la situation par la création d'un état d'esprit islamo-nationaliste, on peut dire ça comme ça pour aller vite, et qui a pour objectif de cacher la réalité de la situation économique. Mais il n'est pas très tranquille de ce côté-là.

Q - Le jeu des puissances est compliqué ; il y a des puissances qui interviennent et parfois qui laissent le sentiment que nous sommes impuissants face à leurs interventions. Et c'est, évidemment, le cas de la Russie, Françoise ?

Q - Alors ce qui est frappant dans le cas turc et russe, c'est que la voix de la France n'est pas exactement la même, c'est-à-dire que vous êtes assez durs avec Erdogan et vous semblez... en tout cas vous vouliez une normalisation avec Vladimir Poutine. Et puis, on voit que, là, tout est un peu compromis. Vous-même, vous deviez aller en Russie, au cours des prochains jours, est-ce que vous allez maintenir votre visite ?

R - Je viens de terminer mon propos à l'égard de la Turquie en souhaitant l'ouverture d'un dialogue structuré avec ce pays sur l'ensemble des sujets de contentieux que nous pouvons avoir avec eux, mais ils sont néanmoins membres de l'Alliance. Et à l'égard de la Turquie, on a engagé un dialogue avec ce pays. Pourquoi ? Parce que depuis en particulier 2014 et l'intervention en Crimée et les risques que nous constatons en Ukraine, mais surtout l'intervention en Crimée...

Q - Piqûre de rappel : la Russie est intervenue, a pris le contrôle de la Crimée aux dépens de l'Ukraine ; il y a eu des condamnations, il y a eu des menaces qui n'ont pas dissuadé les Russes et en l'occurrence, on a le sentiment aujourd'hui que l'affaire de la Crimée est pliée et qu'elle est même oubliée, Jean-Yves Le Drian ?

R - Oui, mais à l'égard des Russes, on a une série d'actions menées par les Russes singulièrement depuis 2014, qui remettent en cause la sécurité en Europe, y compris notre sécurité. Et parallèlement à cela, les espaces de discussion se rétrécissaient. Et donc, il est dans notre intérêt, il était dans notre intérêt - et c'est la raison pour laquelle le président Macron a pris cette initiative de renouer le dialogue - mais le dialogue avec les Russes, ce n'est pas une partie de plaisir, ce n'est pas un cadeau. C'est se voir pour parler et se voir pour parler surtout des choses qui fâchent. Et nous le faisons.

Mais il s'est passé un événement qui est l'empoisonnement d'un opposant, Alexeï Navalny, récemment et, là, c'est une situation grave. C'est grave d'abord parce que c'est un opposant de plus qui est empoisonné et c'est grave en plus parce que le produit qui est utilisé pour cet empoisonnement, le " Novitchok ", est un produit interdit, qui date... C'est un produit militaire interdit par les organisations. C'est grave.

Q - C'est grave. Il faut sanctionner la Russie ?

R - Alors, maintenant quelle est la situation ? Qu'est-ce que nous disons ? C'est un opposant russe, qui est empoisonné sur le sol russe, avec un produit militaire russe.

Q - Ce qui veut dire pour vous, ça signe le crime ?

R - Et donc, nous disons aux Russes : tout ça, c'est russe, alors dites-nous, dites-nous comment ça se fait, comment ça se passe ? Pourquoi ? Tout ça c'est dans votre pays...

Q - Les Allemands sont beaucoup plus clairs que vous !

R - Non, ils disent exactement la même chose. Je vous suggère de lire le communiqué que j'ai fait avec mon collègue Heiko Mass, avant-hier soir, on dit exactement la même chose. Et donc à partir de ce moment-là, que la Russie nous donne des explications, rapidement. Et en fonction des explications qu'ils vont nous donner, nous serons amenés à prendre des initiatives...

Q - Parce que votre homologue, lui, parle de sanctions. Dans le "Bild", Jean-Yves Le Drian, il dit qu'il faudra des sanctions, qu'il faudra décider de sanctions contre les Russes, des sanctions ciblées.

R - ...si les Russes ne répondent pas. Vous devriez lire avec attention ce communiqué...

Q - Mais quel type de sanctions ? Parce que par exemple les sanctions économiques appliquées concernant la Crimée, ça n'a rien changé !

R - Les Russes savent très bien le type de sanctions qu'on peut prendre et ils doivent aujourd'hui nous faire part de la vérité pour qu'on puisse à ce moment-là réagir en fonction.

Q - Sous combien de temps vous exigez des explications ?

R - Quand on dit vite, il faut faire vite ! Il y a une semaine. Donc, c'est maintenant. L'événement est traumatisant pour tout le monde, il est sidérant pour tout le monde. Donc, il faut que les Russes prennent les initiatives nécessaires et je souhaite qu'ils les prennent.

Q - La France pourrait stopper sa politique de rapprochement avec la Russie avec ce qui vient de se passer ?

R - Je ne peux pas à la fois vous dire que nous demandons aux Russes de faire diligence sur cette affaire et en même temps, vous dire que je dis aux Russes "si vous ne faites pas ça, je fais ça !". Vérifions que le propos qui a été tenu par les autorités russes pour dire "mais ce n'est pas grave", vérifions qu'il soit vrai. Mais à ce moment-là, il faut des preuves, il faut qu'ils nous le démontrent. En fonction de cela, nous prendrons des dispositions.

Q - Il y a un projet de gazoduc qui est en cours et qui est très bien avancé entre la Russie et l'Allemagne ; est-ce que ça pourrait être une des sanctions possibles ?

R - J'ai vu dans le débat allemand que c'était une question qui était posée...

Q - Et que vous soutiendriez puisque vous étiez assez hostile à ce projet...

R - Le président de la République, à plusieurs reprises, a fait part de son interrogation sur ce projet pour une raison de fond qui est l'affirmation de l'indépendance énergétique de l'Europe. Et c'est vrai que cela pose des questions. Il y a un débat en ce moment en Allemagne qui se déroule, y compris dans l'article auquel vous faites référence, un débat sur : faut-il ou non maintenir cette initiative ? C'est dans la main des Russes.

Q - La Biélorussie, c'est dans la main des Russes, qu'est-ce qu'on peut faire ? À quoi on sert ? Quelles pressions peut-on exercer au juste ? Faire du bruit pour dire qu'on soutient la démocratie contre l'oppression... ?

R - Je crois qu'il ne faut pas se tromper sur la situation en Bélarus parce que l'opposante majeure elle-même, Mme Tikhanovskaïa, a déclaré que ce qui se passait en Bélarus, ce n'était ni pour ni contre la Russie, ni pour ni contre l'Europe, c'était une question interne à la Bélarus.

Et la réalité de la situation dans ce pays, c'est que les dernières élections du 9 août dernier ont confirmé M. Loukachenko dans ses fonctions et que l'ensemble de la population a considéré qu'elle avait été volée de ces élections. Et donc, ils se mettent en manifestations, en alerte de l'ensemble de l'opinion publique et nous devons les soutenir, et y compris par des sanctions.

Nous avons décidé à la réunion des ministres des affaires étrangères de Berlin à la fois une panoplie de sanctions potentielles sur la Turquie, potentielles, en attendant le rendez-vous de fin septembre ; et sur la Bélarus, une panoplie de sanctions potentielles aussi sur les autorités bélarusses pour atteinte au respect des droits de l'Homme et pour élections frauduleuses. Et donc dans les deux cas, nous serons amenés à trancher ces discussions dans la deuxième partie du mois de septembre.

Q - Donc, les Russes, vous considérez que ce n'est pas leur problème et qu'ils ne s'en mêlent pas ou alors ils pèsent ? Mais dans quel sens pèsent-ils ?

R - Si... je ne suis pas certain qu'au point de départ, c'était le cas. Loukachenko, pour sa défense - le président de Bélarus qui est là depuis très longtemps et qui a été réélu à la surprise générale avec 80 % des voix, donc c'est ce qui a mis le feu aux poudres...

Q - Surprenant ou frauduleux, ce vote ?

R - Surprenant et frauduleux. Quand je dis "surprenant", c'est l'ampleur du score et l'ampleur des manifestations qui ont suivi, des populations qui ont dit : ce n'est vraiment pas ça qu'on a voté ! Mais la réalité sur la situation, c'est que Loukachenko dit : tout ça, ça se passe à cause de l'Europe. Non, cela se passe parce qu'il y a un non-respect des droits démocratiques fondamentaux en Bélarus.

Q - C'est comme pour le portrait de Dorian Gray, Jean-Yves Le Drian, Carine Bécard avait déjà fait votre portrait mais il fallait le mettre à jour.

Ce qui est frappant désormais dans votre parcours, Jean-Yves Le Drian, c'est votre longévité, votre capacité à passer outre les changements de présidents et de gouvernements. Vous êtes ministre sans discontinuer depuis maintenant un petit peu plus de huit ans, ce qui est extrêmement rare en réalité. Jack Lang à la culture s'était imposé pendant près de dix ans, mais il avait été coupé dans son élan par la première cohabitation, ce qui est évidemment différent. Non, j'ai bien cherché et pour retrouver le seul ministre à l'avoir été pendant dix années d'affilée, il faut accepter de remonter, de remonter à Maurice Couve de Murville. Vous qui avez été élu député pour la première fois sous Valéry Giscard d'Estaing, permettez-moi de vous glisser dans les pas de cet ancien ministre gaulliste aux affaires étrangères de 1958 donc, à 1968.

Diffusion d'un document sonore, Maurice Couve De Murville : "Si les Anglais comme ils le disent et comme je le crois, en présentant leur candidature au Marché commun, ont manifesté qu'ils optaient pour l'Europe, qu'ils voulaient entrer en Europe, qu'ils voulaient pratiquer avec nous une politique européenne, eh bien il est naturel qu'ils se réjouissent aussi de cette réconciliation et de cet accord entre la France et l'Allemagne que le voyage du Général de Gaulle a définitivement confirmé."

Le ton est ferme ; les mots semblent mesurés ; pas question d'en dire trop tout en acceptant raisonnablement d'informer. C'est aussi votre style, Jean-Yves Le Drian, homme de l'ombre réputé pour connaître parfaitement ses dossiers mais sans jamais essayer de se mettre en avant. Ce qui est probablement préférable avec Emmanuel Macron, ce qui est sans doute une qualité indispensable quand on veut durer parce que la politique étrangère de la France est presque toujours décidée directement à l'Elysée. D'ailleurs pas facile après trois années passées au Quai d'Orsay, d'égrener Jean-Yves Le Drian, quelques-uns de vos propres succès. Si, vous resterez celui qui a su vendre des Rafale et redresser notre balance commerciale, ce qui, entre nous, n'est déjà pas si mal, mais c'est donc le ministre de la défense que vous avez d'abord été, qui finalement sert encore aujourd'hui votre cote de popularité. Jean-Yves Le Drian (ARCHIVES) : "On ne peut pas dire n'importe quoi sur ces sujets. Il faut travailler, beaucoup travailler parce que très vite, les choix ou les réflexions sont techniques, politiques et techniques en même temps. Donc il faut articuler les deux, sinon d'abord vous ne comprenez pas et ensuite vous n'êtes pas pris au sérieux."

Sacré parcours pour celui qui a été le maire de Lorient, 47 ans pour l'instant d'itinéraire politique, neuf ans passés dans différents gouvernements. Certes au Parti socialiste, vous n'avez jamais aimé les courants, Jean-Yves Le Drian, mais de là à vous mettre au service d'un ex-sarkozyste, notre actuel Premier ministre, ça peut sembler déconcertant. Pour l'ancien hollandais que vous avez été, c'est un drôle de retournement.

Q - Réaction, Jean-Yves Le Drian ? Vous avez l'air perplexe et plongé dans vos fiches.

R - Non j'essayais de retrouver une note particulière. Mais je voudrais vous dire, moi je ne cherche pas à battre des records. J'ai bien noté la référence à Maurice Couve de Murville. Je ne suis pas dans ce challenge-là. Il se trouve que le président Macron a souhaité que je sois à ce poste de responsabilité, j'essaie de l'assumer le mieux possible. Vous avez parlé de visibilité et de lumière ; la réalité, c'est que dans la Ve République, la voix de la France à l'égard du monde, c'est celle du président de la République. Et le ministre des affaires étrangères doit accepter, et je le fais vraiment sans aucun problème, d'être à la fois celui qui propose des actions, des initiatives au président de la République, celui qui l'accompagne lorsqu'il les met en oeuvre et celui qui en fait, ensuite, si je peux me permettre, le service après-vente ou le travail de pédagogie pour expliquer. Mais le service après-vente auprès d'autres pays, entretien des initiatives qui ont été prises, mais c'est au président de la République d'assumer la politique étrangère de la France.

Q - On va parler de la France justement ; deux questions rapides puisque Maurice Couve de Murville parlait déjà de la Grande-Bretagne, du Royaume-Uni et de l'Europe en l'occurrence, est-ce que les négociations autour du Brexit vont redémarrer ? Et faut-il, comme certains le souhaitent et peut-être même la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, mettre Michel Barnier de côté pour faire avancer les négociations qui sont au point mort, qui sont totalement bloquées. Boris Johnson dit qu'il y aura Brexit, peu importe ce que pourront proposer les équipes de Michel Barnier.

R - Je vous soupçonne de lire trop la presse britannique.

Q - J'ai lu effectivement "The Independent" et "The Guardian"...

R - Vous savez, les Britanniques ont essayé de diviser les Européens sur cette question. Et ils ont été convaincus, au moment de la préparation de l'accord de retrait, qu'ils allaient pouvoir, ici ou là, avoir des complicités qui auraient pu amener les Européens à plus de mansuétude...

Q - Non mais rapidement, Jean-Yves Le Drian, parce que l'heure tourne...

R - C'est ce qu'ils sont en train d'essayer de faire là maintenant...

Q - Pas question de mettre de côté Michel Barnier ?

R - Ce n'est pas un problème de personne. Il faut que les Britanniques s'en rendent compte, je le dis par cette antenne ; il y a un mandat de négociation qui a été validé par les 27. Un mandat de négociation sur les conditions des relations, en particulier des relations économiques, entre le Royaume-Uni et l'Europe, à partir du 1er janvier de l'année prochaine. Ce mandat n'est pas lié à la personne de Michel Barnier ; il est lié à l'engagement qu'ont pris les 27.

Alors, les Britanniques, aujourd'hui, ne semblent pas comprendre que si on veut aller sur le marché intérieur européen, il faut respecter les règles du marché intérieur européen ; ils ne semblent pas comprendre que si on veut négocier un bon accord, il ne faut pas uniquement parler des sujets qui les intéressent, eux, mais il faut parler des sujets globaux, de la relation future avec le Royaume-Uni. Donc aujourd'hui, ça ne va pas, - ça ne va pas - et il n'y a plus que deux mois. Donc, il y a urgence. Donc le compte-à-rebours est commencé. Nous, nous préférons un accord mais l'accord se fait sur les bases sur lesquelles nous sommes mandatés ; il y a possibilité d'agir mais il faut prendre l'ensemble des paquets y compris le paquet pêche pour aboutir à éviter le no deal...

Q - Réponse, Jean-Yves Le Drian, d'une phrase à une question qui est très importante, avant de parler de la France : un officier français en poste sur une base de l'Otan en Italie est soupçonné d'avoir espionné pour le compte de la Russie. Il a été écroué fin août à Paris. Où en est la situation ? Est-ce que vous avez plus d'informations ? Vous les avez partiellement confirmées, mais est-ce qu'on peut en savoir plus ?

R - Madame la ministre des armées a pris les initiatives qu'il convenait de prendre dans ce genre de situation.

Q - Traduction ?

R - Il est écroué et donc il y aura une procédure disciplinaire lourde.

Q - Mais vous n'en savez pas plus ? Un cas d'espionnage, vous qui avez été à la tête des services de renseignement, ministre de la défense, ministre des affaires étrangères, qui participez au conseil de défense restreint, vous ne savez pas si un Français a espionné pour le compte de la Russie ?

R - Si, on l'a découvert et donc on a pris les mesures nécessaires...

Q - Donc vous nous confirmez qu'il a espionné pour le compte de la Russie...

R - Je ne dis rien de plus ; il a été écroué pour espionnage et pour trahison, donc la ministre des armées a pris ses responsabilités.

Q - Se déroule en ce moment le procès des victimes de "Charlie Hebdo" ; il y a une jeune femme dont on parle beaucoup, qui a disparu, qu'on a crue morte d'abord, puis qui a disparu, qui s'appelle Hayat Boumeddiene. Est-ce qu'on la recherche ? Est-ce qu'on l'a localisée et qu'est-ce qu'on en fera ? Est-ce qu'on va essayer de la rattraper, de la rapatrier ?

R - D'une manière générale, dans ces cas-là, - cela vaut pour Mme Boumeddiene et cela vaut aussi pour ceux qui ont porté atteinte à la vie de travailleurs humanitaires français au Niger récemment - la France n'oublie jamais rien.

Q - Mais est-ce que la France qui n'oublie pas, est bonne pour retrouver ?

R - Oui, on finit par trouver. On n'oublie jamais rien. On a une mémoire longue. L'émir Droukdal, qui vient d'être neutralisé, ça fait sept ans. Parfois, c'est long et en particulier dans les zones de conflit.

Q - Quand vous dites "neutralisé", c'est "tué" ?

R - Oui.

(...)

Q - Le pronostic pour les Etats-Unis, s'il y a Trump - Biden - je sais très bien pour qui vous voteriez si vous étiez là-bas - est-ce que vous avez une vague vision de ce qui risque de se passer ? Je ne parle pas de vos espoirs.

R - Ma responsabilité, la responsabilité de la France, c'est de dire aux Américains : votez, votez dans l'intérêt du pays tel que vous le concevez, on souhaite avoir de la part de notre grand allié...

Q - Mais votre pronostic ?

R - Je serai très prudent si je veux faire l'analyse... parce que qu'il y a eu un moment de montée en flèche de Biden, aujourd'hui, cela semble un peu se ternir et il y a dans les Etats, qu'on appelle Etats-clefs, des incertitudes, donc je reste très prudent sur mon pronostic.

Q - Ce serait une catastrophe d'avoir un deuxième mandat de Donald Trump ?

R - Je ne poserai pas de diagnostic politique sur les résultats des élections américaines.

Q - Ce serait une bonne nouvelle pour le monde que Joe Biden l'emporte ?

R - Je ne répondrai pas à cette question.

Q - En revanche vous répondriez si on vous posait la question pour le Liban par exemple ou pour le Mali ?

R - Non pas du tout. Pas du tout. Tout à l'heure, je vous ai dit que M. IBK avait été élu par les Maliens et il y avait d'autres candidats et nous n'avons pas pris parti pour tel ou tel candidat.

(...)

Q - L'émission se termine. Merci Jean-Yves Le Drian, bon dimanche. Bon séjour à Paris puisque vous êtes toujours entre deux avions !


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 septembre 2020