Interview de M. Clément Beaune, secrétaire d'État aux affaires européennes, à France 2 le 1er octobre 2020, sur les tensions avec la Turquie, la situation en Biélorussie et le Brexit .

Prononcé le 1er octobre 2020

Intervenant(s) : 

Média : France 2

Texte intégral

LAURENT BIGNOLAS
Vous avez invité ce matin Clément BEAUNE.

CAROLINE ROUX
Oui, secrétaire d'Etat aux Affaires européennes. Alors que le Conseil européen débute aujourd'hui pour 2 jours, un sujet forcément au menu des discussions : la Turquie.

-Jingle-

CAROLINE ROUX
Bonjour Clément BEAUNE.

CLEMENT BEAUNE
Bonjour Caroline ROUX.

CAROLINE ROUX
Je vais commencer par une petite liste. Chantage aux migrants, menaces sur les intérêts économiques grecques et chypriotes, des armes fournies à la Libye, des incursions dans la guerre entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie. L'Union européenne va-t-elle enfin décider de sanctions contre la Turquie ?

CLEMENT BEAUNE
Je vais ajouter d'ailleurs un certain nombre de provocations verbales qui se sont multipliées…

CAROLINE ROUX
Aussi. Je vous laisse le faire.

CLEMENT BEAUNE
… à l'égard de la Grèce ou de la France, donc nous avons été très clairs depuis le début de l'été : il faut qu'enfin l'Europe soit ferme à l'égard de la Turquie. Je vais revenir sur la question de possibles sanctions, mais ça ne doit pas être le seul outil, de toute façon, de notre action à l'égard de la Turquie…

CAROLINE ROUX
Ça veut dire quoi « une Europe ferme face à la Turquie » ?

CLEMENT BEAUNE
Eh bien par exemple, vous le voyez cet été, quand il y a eu de nouvelles provocations dans les eaux de Chypre ou de la Grèce, la France a organisé une présence militaire en Méditerranée Orientale.

CAROLINE ROUX
La France, pas l'Europe.

CLEMENT BEAUNE
Non, la France effectivement avec des partenaires européens, la Grèce, Chypre, l'Italie. Nous l'avons fait pour les questions d'urgence et parce que nous tenons cette ligne ferme. Je crois que nous avons d'ailleurs entraîné l'Europe vers une plus grande fermeté à l'égard de la Turquie. Je rappelle d'ailleurs que l'an dernier déjà il y a eu un certain nombre de sanctions qui ont été prises contre des responsables turcs à l'occasion de forages dans les eaux de Chypre, et c'était avec l'initiative et le soutien de la France. Aujourd'hui, les chefs d'Etat et de gouvernement rediscuteront, nous verrons si les sanctions sont définies, mais en tout cas je crois qu'il y aura une grande fermeté européenne, qui peut…

CAROLINE ROUX
Clément BEAUNE, vous avez l'air de ne pas y croire aux sanctions. On va se le dire, on ne peut pas sanctionner la Turquie.

CLEMENT BEAUNE
Non, ce n'est pas ça, je le dis d'ailleurs, on a déjà sanctionné un certain nombre de responsables turcs en novembre dernier, c'était d'ailleurs une réticence de beaucoup de pays européens, la France l'a défendu, a défendu Chypre ; a défendu la Grèce. Nous avons été très clairs, on l'a montré encore par cet exercice militaire.

CAROLINE ROUX
Est-ce qu'il y a une unanimité européenne dans l'attitude même qu'il faut avoir vis-à-vis de la Turquie ? Vous avez rappelé l'épisode de cet été en Méditerranée orientale, on était un peu seul. Alors certes, on était avec les Italiens, avec les Grecs, avec les Chypriotes, forcément ils étaient concernés, mais enfin on était un peu seul.

CLEMENT BEAUNE
Il faut être clair, il y a eu longtemps une naïveté, voire une faiblesse coupable européenne à l'égard de la Turquie. Pourquoi ? Toujours la même histoire finalement, parce qu'on est dépendant, dépendant sur l'immigration, dépendant parfois sur l'énergie, etc. Et donc il faut à long terme mettre fin à cette dépendance, d'où l'importance de la réforme migratoire. A court terme, il faut donner ces signaux de fermeté. Encore une fois ça peut des sanctions, aujourd'hui, et on se revoit dans 15 jours, on verra à quel moment on peut prendre des mesures, et si c'est nécessaire, mais je signale déjà que cette fermeté française qui a entraîné la fermeté européenne, a permis un certain nombre de gestes du la Turquie. Sans cette fermeté, ils n'auraient pas eu lieu.

CAROLINE ROUX
Qu'est-ce que vous allez défendre comme mesures, comme sanctions ? Si on imaginait des sanctions contre la Turquie, ce serait quoi ? Défendues par la France, oublions les autres.

CLEMENT BEAUNE
Alors, ça peut être, enfin, défendu par la France ou par la Grèce et Chypre…

CAROLINE ROUX
Aussi, ils sont concernés.

CLEMENT BEAUNE
… parce que fondamentalement, ces pays-là, que l'on défend, et la France est solidaire de la Grèce et de Chypre. Je ne préjuge pas de la discussion de cet après-midi et de ce soir qui sera compliquée, mais par exemple ça peut être, on l'a déjà fait dans le passé, des sanctions contre des responsables, des sociétés, qui forent des hydrocarbures dans les eaux de Chypre. C'est ce type de mesures par exemple. Il ne faut pas qu'on résume notre politique à une seule mesure magique. C'est une posture de fermeté, concrète, crédible, d'où l'exercice militaire, d'où nos discussions avec la Turquie depuis le début de l'année.

CAROLINE ROUX
Est-ce que vous iriez jusqu'à dire, Clément BEAUNE, qu'il est temps d'arrêter la Turquie dans ses manoeuvres, notamment en Méditerranée orientale ? Est-ce qu'il est temps d'arrêter la Turquie ?

CLEMENT BEAUNE
Bien sûr il est temps de… On ne faisait plus du tout cela jusqu'à ces dernières semaines, c'est-à-dire une présence militaire, on s'interdisait d'avoir une présence militaire dans les zones de la Méditerranée orientale, comme si on n'avait pas défendre la souveraineté européenne, la souveraineté de Chypre et de la Grèce. C'est la France qui a été à l'initiative de cela, et donc encore une fois il n'y a pas, il faut être honnête, il n'y a pas une mesure magique…

CAROLINE ROUX
D'accord.

CLEMENT BEAUNE
Mais il y a une attitude générale de fermeté, qui s'incarne dans un certain nombre d'actions, ça peut des sanctions, on le verra, ça peut être aussi autre chose du type de cette présence militaire.

CAROLINE ROUX
Est-ce qu'il n'est pas temps d'interrompre définitivement le processus d'adhésion, au moins, de la Turquie à l'Union européenne ?

CLEMENT BEAUNE
Alors, ce processus, le président a été très clair là-dessus, la Turquie n'a pas vocation à rentrer dans l'Union européenne, il faut être clair. Ce processus aujourd'hui il est fictif, il est gelé.

CAROLINE ROUX
Oui, mais il existe encore.

CLEMENT BEAUNE
Il existe encore sur le plan formel. La question c'est : est-ce que, en ce moment, si je puis dire, vous arrêter cette espèce de fiction de manière plus solennelle, en quelque sorte. Moi je pense, pour être très honnête, que ce serait un formidable cadeau aux nationalistes turcs. Pourquoi ? Parce qu'ils diraient : vous voyez, les Européens, en fait ils ne veulent pas discuter avec vous, ils sont hypocrites, etc. Donc je pense paradoxalement que le bon moment pour remettre les choses à plat, et donc avoir un dialogue sur le partenariat qu'on doit avoir avec la Turquie, c'est ça qu'on souhaite quand même…

CAROLINE ROUX
Ça ressemble à un paradoxe, vu d'ici.

CLEMENT BEAUNE
Oui, mais je le dis, je pense, je l'ai dit, je l'ai même écrit moi-même dans un article récemment, le président de la République l'a dit à son niveau lui-même en janvier 2018 : la Turquie n'a pas vocation à rentrer dans l'Union européenne. Donc on est clair, la question aujourd'hui c'est que : est-ce qu'on appuie sur le bouton du symbole ou est-ce que ce n'est pas le moment ? Moi je pense que ça n'est pas le moment.

CAROLINE ROUX
En Azerbaïdjan, on en a parlé dans le journal ; le conflit fait rage pour le contrôle du Haut Karabagh, le ton monte entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie. Est-ce que là… un chasseur turc aurait abattu un F-16 arménien, est-ce que vous considérez que sur ce dossier-là, une fois encore, la Turquie souffle sur les braises et fait même un peu plus que ça ?

CLEMENT BEAUNE
Alors, les faits ne sont pas encore clairs, donc il faut être tout à fait prudents, mais il est clair que dans la région il y a une stratégie turque, que vous avez décrite, qui est globale, et qui est extrêmement préoccupante, parce qu'à chaque fois c'est un test pour l'Union européenne, des partenaires de l'Union européenne, et la question est de savoir à chaque fois si nous répondons par la bonne mesure. La France a brisé ce consensus de faiblesse européenne cet été, et je crois que maintenant nous en sommes là, grâce à l'attitude très ferme que nous avons eue.

CAROLINE ROUX
Le président a rencontré l'opposante biélorusse Svetlana TIKHANOVSKAÏA, c'est un geste politique fort, ça veut dire que les manifestants peuvent compter sur la France et sur l'Europe, et jusqu'où ? Avec cette idée que certains pays comme Chypre conditionnent une sanction de la Biélorussie à ce qu'on fera vis-à-vis de la Turquie.

CLEMENT BEAUNE
Oui, d'où l'important d'être ferme dans les deux cas, puisque c'est la raison pour laquelle Chypre aujourd'hui bloque les sanctions contre la Biélorussie, ce n'est pas parce que Chypre est contre les sanctions contre la Biélorussie, c'est parce qu'ils ont une angoisse de ce que l'on va faire sur la Turquie, d'où l'importance de la fermeté. Sur le fond de ce dossier Biélorusse, on fait trois choses : d'abord la priorité absolue depuis le premier jour, c'est un soutien à l'opposition au peuple biélorusse. C'est symbolique, mais c'est très important, et d'ailleurs le président était dans les pays baltes ces derniers jours, ils ont rappelé que tout le soutien que, à l'époque notamment la France avait apporté pour leur propre révolution et libération, avait été déterminant. Donc on l'a fait, c'était un geste politique très fort, Emmanuel MACRON est le premier chef d'Etat étranger à recevoir, à avoir vu pardon, madame TIKHANOVSKAÏA. Sanctions également, parce que soutien à l'opposition, sanctions contre les responsables du régime, c'est ce dont on discute, l'Europe les a décidées dès la fin du mois d'août, maintenant il faut…

CAROLINE ROUX
Les mettre en place.

CLEMENT BEAUNE
Les mettre en place, parce que ça a trop traîné, objectivement on n'est pas efficace, quand on prend autant de semaines pour le faire, allons-y, et puis une médiation, il faut…

CAROLINE ROUX
De qui ? Avec les Russes ?

CLEMENT BEAUNE
Ce qu'on nous propose, c'est l'OSCE, c'est une organisation européenne de sécurité, qui a l'immense avantage d'avoir aussi la Russie autour de la table, mais il faut être clair, le dialogue difficile, ferme, avec la Russie, est nécessaire dans cette crise, parce qu'il n'y aura pas de solution sans une discussion entre l'Union européenne et la Russie, c'est pour ça que le président de la République s'est à nouveau entretenu avec Vladimir POUTINE hier.

CAROLINE ROUX
Rien ne peut se faire sans Vladimir POUTINE en Biélorussie.

CLEMENT BEAUNE
Sans un dialogue où on est crédible aussi sur notre fermeté, d'où les sanctions.

CAROLINE ROUX
Allez, le Brexit, la Grande-Bretagne piétine l'accord de retrait signé l'année dernière, et s'affranchit du droit international. Est-ce que, dans ces conditions on parlait de fermeté vis-à-vis de la Turquie, en tout cas d'une position claire vis-à-vis de la Biélorussie, alors là qu'est-ce qu'on fait ?

CLEMENT BEAUNE
Ah, vous voyez, on est testé sur plein de choses, il faut être cohérent ? Ça n'est pas les mêmes situations, mais à chaque fois la question est posée : est-ce que l'Europe est ferme et unie ? Oui, nous l'avons dit, il y a un accord de retrait qui a été signé, voté par le Parlement, impossible de le remettre en cause. Si c'était le cas, nous ne pourrions pas valider l'accord sur notre relation future avec le Royaume-Uni, c'est clair.

CAROLINE ROUX
Un mot sur Strasbourg. Est-ce que vous êtes de ceux qui s'agacent que la prochaine session du Parlement européen n'ait pas lieu à Strasbourg ? Alors, on invoque le Covid, mais est-ce qu'il faut absolument que le Parlement européen vienne de siéger à Strasbourg ?

CLEMENT BEAUNE
Oui, le Covid a bon dos, si je puis dire, parce que le siège du Parlement européen est à Strasbourg, bien sûr il y a une crise sanitaire très grave, mais vivre avec le virus c'est aussi notre démocratie qui doit vivre avec le virus, le Parlement français, le Parlement italien, le Parlement allemand, heureusement continuent leurs travaux, ça doit être le cas du Parlement européen, à son siège…

CAROLINE ROUX
A Strasbourg.

CLEMENT BEAUNE
A Strasbourg, et nous sommes tout à fait capables d'organiser sa venue à Strasbourg dans de bonnes conditions sanitaires.

CAROLINE ROUX
Merci beaucoup Clément BEAUNE.

LAURENT BIGNOLAS
Merci à tous les deux. On évoquait le bras de fer avec la Turquie, je rappelle que la semaine prochaine on se souviendra qu'il y a un an, les soldats français quittaient le Nord de la Syrie justement, et laissaient les Kurdes face aux troupes du président ERDOGAN, on aura l'occasion de le développer et d'y revenir.

CLEMENT BEAUNE
C'est un peu plus compliqué que ça, mais…

LAURENT BIGNOLAS
Bien sûr, mais les Kurdes, eux, voient ça, comme ça.

CLEMENT BEAUNE
Nous avons soutenu toujours les Kurdes.

LAURENT BIGNOLAS
Merci en tous les cas, on vous souhaite une très belle journée.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 8 octobre 2020