Entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, à LCI le 4 décembre 2020, sur le plan de relance européen, le conflit au Haut-Karabagh, les tensions avec la Turquie, le Brexit et l'épidémie de Covid-19.

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Q - Donc il n'y a pas d'aide, les fonds ne seront pas débloqués tant que... ?

R - J'espère qu'ils le seront le plus vite possible.

Q - Oui, mais comment ?

R - On ne va pas céder, ni sur la nécessité d'avoir cette relance que l'on a négociée tous ensemble. On s'est mis d'accord au mois de juillet et puis, il y a quelques jours, avec le Parlement européen, cela a été fait en un temps record et c'est un effort massif.

Q - Et les valeurs de l'Etat de droit, c'est dans le Traité de l'Union, donc ils l'ont signé.

R - C'est dans le Traité de l'Union, ils l'ont signé, il y a des mécanismes qui existent déjà, on peut aller devant la Cour de justice européenne etc., mais là, on mettait en place quelque chose qui est conforme.

Q - Oui à effet rapide.

R - A effet rapide et je pense que chacun peut le comprendre. Qu'est-ce que ce mécanisme, derrière un nom un peu barbare qui est l'Etat de droit ? C'est dire, vous ne respectez pas des valeurs fondamentales et essentielles, eh bien, vous avez moins d'argent européen. C'est logique, il faut de la solidarité européenne, la France paie pour cette solidarité, c'est légitime parce qu'on en bénéficie aussi par nos entreprises, nos masses d'emplois etc. Mais on doit respecter des règles essentielles, c'est normal. C'est tout simplement cela que l'on a mis dans un dispositif juridique, et cela, on tiendra bon.

Alors de deux choses l'une : on va discuter, parce que c'est une famille européenne malgré tout. Et la Hongrie, la Pologne ont des droits en tant que membres de l'Union européenne. Donc, on discute avec eux, on ne veut pas renégocier ce principe et ce mécanisme ; donc on essaie de voir s'il n'y a pas des clarifications techniques que l'on peut apporter. Et puis, on tient bon sur le principe.

Q - C'est en fait un chantage pour gagner plus ?

R - J'espère que non. Je ne crois pas que ce soit pour gagner plus, je crois que c'est plus grave que cela.

Q - C'est plus grave ?

R - C'est un problème avec l'Etat de droit et on ne doit pas être faible là-dessus pour deux raisons : d'abord, ce sont nos valeurs fondamentales, vous l'avez dit, c'est dans notre Traité.

Q - Oui, pour le coup, c'est identitaire, oui.

R - C'est identitaire et si l'Europe est un projet politique, si cela a un sens de dire cela, c'est que l'on doit faire respecter ces valeurs et ce dispositif vise justement à mieux faire respecter, donc on ne va pas revenir en arrière.

Q - On est dans le bras de fer, mais ce bras de fer peut continuer.

R - En discutant, néanmoins, parce que c'est aussi la réalité européenne, mais de deux choses l'une encore une fois, soit on a, par ces petites clarifications, ces ajustements, à la fin de l'année un accord ; donc, on a notre mécanisme sur l'Etat de droit et puis on débloque les fonds européens. Soit cela n'est pas le cas, parce que ces deux pays disent qu'ils ne veulent pas de ce dispositif sur l'Etat de droit, et à ce moment-là, nous sommes prêts, et on a commencé à le préparer cette semaine.

Q - Un divorce ?

R - Non pas un divorce mais avancer sur le plan de relance sans eux.

Q - Et cela c'est possible ?

R - Oui c'est possible, je ne rentre pas dans la technique, c'est compliqué, il faut un nouveau texte etc., mais on peut le faire et on le fera, s'il y a besoin.

Ce serait une forme d'échec européen que deux pays disent qu'ils ne veulent pas de l'Etat de droit et on n'avance pas. Mais on ne peut pas être faible sur ce sujet.

Q - C'est très bien, c'est une bonne réponse.

Je vérifie une information parue ce matin dans "Le Point". La Commission européenne examinerait la loi de sécurité globale pour vérifier si elle est bien conforme aux valeurs européennes.

R - Ecoutez, ce n'est pas à ma connaissance mais la Commission européenne regarde l'activité législative de tous les pays tout le temps, non pas comme un instituteur pour dire que ça va ou ça ne va pas, mais parce que cela fait partie de son "boulot" si je puis dire de regarder ce qui se passe.

D'ailleurs, pour être très transparents, nous avons toujours dit à ces pays-là, la Hongrie et la Pologne, l'état de droit, ce n'est pas pour dire que vous faites tout mal, ça se regarde chez tout le monde et tout le temps.

J'ai entendu cette semaine un peu de confusion ou d'instrumentalisation, on a dit...

Q - Oui, on est en train de devenir des illibéraux.

R - Il faut être sérieux !

Q - Mais ce n'est pas le sens de ma question.

R - Non, mais je réponds à votre question, j'ai entendu quand même cette semaine cette petite musique, je le dis très franchement et très solennellement, il n'y a rien de commun entre, parfois des projets politiques.

Q - Ce n'était pas dans mon esprit mais cette information, je veux la vérifier auprès d'une bonne source.

R - Ecoutez, je n'ai pas connaissance de cela, je ne sais pas dans quel cadre cela serait fait.

Q - Passons au Caucase, le Haut-Karabagh. Il y a eu six semaines de guerre, l'Azerbaïdjan a pris l'avantage sur les Arméniens, défaite cuisante pour les Arméniens et un drame absolu. La France est dans le Groupe de Minsk et si j'ose dire, pour quelqu'un comme moi, pendant six semaines, on n'a pas entendu la France.

R - Ce n'est pas vrai.

Q - Alors j'ai de mauvaises oreilles.

R - On dépasse un peu l'Europe mais, le Président de la République lui-même, Jean-Yves Le Drian se sont beaucoup impliqués dans les discussions diplomatiques, dans des échanges.

Q - Oui la France est impliquée, mais en tout cas pas dans le conflit.

R - La France s'est impliquée, elle a joué son rôle. Pas dans le conflit bien sûr, vous avez raison, mais dans la résolution de cette difficulté, il y a une situation dramatique et il y a différentes réponses : une réponse humanitaire d'abord. Et la France, mon collègue Jean-Baptiste Lemoyne était en Arménie l'autre jour.

Q - Oui mais au début, vous avez fait de l'humanitaire équitable, équilibré. C'était des deux côtés.

R - Non, je ne crois pas. L'humanitaire, par définition, c'est de prêter secours à tous, mais je ne crois pas qu'il y avait de l'ambiguïté sur la défense par la France, par ses liens, parce qu'il y a eu une agression de l'Arménie et des Arméniens. Et la solidarité française à l'égard de l'Arménie, c'est une longue histoire mais cela reste très vrai, et on veut le faire, pas seulement pour panser les plaies si je puis dire, mais c'est aussi notre mission humanitaire en ce moment, mais pour continuer - vous avez parlé du Groupe de Minsk - dans ce cadre notamment, la situation n'est pas réglée. Il faut donc continuer un certain nombre de discussions politiques et diplomatiques pour défendre les intérêts des Arméniens aux côtés desquels nous sommes.

Q - Et au milieu de cette affaire, il y a les Turcs qui sont intervenus avec 2000 mercenaires, pour la plupart d'origine syrienne, les rapports avec M. Erdogan sont d'une grande complexité. Ce matin, en sortant de la basilique Sainte-Sophie, redevenue la grande mosquée d'Istanbul, il a appelé les électeurs français à chasser Macron. La formule, c'est : "Macron, c'est un vrai problème pour la France."

R - Oui, on voit bien là...

Q - Oui, mais comme on voit bien Erdogan partout, en Grèce, sur les migrants, sur...

R - Vous avez raison. Ce que vous dites, je crois que c'est le coeur du sujet. Ce n'est pas une provocation de plus, à l'égard du Président ou de la France, ce qui est très grave. Un président qui appelle...

Q - Ce n'est pas fréquent.

R - Ce n'est pas une surprise complète, mais c'est tout de même très grave. Il ne faut pas s'habituer. Je crois qu'il faut le dénoncer avec la plus grande vigueur et fermeté, c'est inadmissible et scandaleux, d'appeler - non pas d'ailleurs d'interpeller le Président de la République, mais d'interpeller le peuple français.

R - Surtout que Turcs et Français sont dans la même alliance, qui existe toujours, qui est l'OTAN.

Q - Vous avez soulevé toute une série de sujets qui ont un point commun : c'est qu'il y a une stratégie d'ensemble menée par la Turquie, ce n'est pas une insulte au hasard, ou une provocation désagréable. C'est une stratégie d'ensemble, qui va du Caucase aux Balkans, en passant par la Méditerranée orientale, aux actions à l'égard de la France, parce que la France est en pointe dans cette fermeté européenne à l'égard de la Turquie, ou ce que l'on voit parfois aussi par les réseaux sociaux, des attaques, des invectives - essayer de créer des amalgames, justement, dire : "vous savez les Européens, en fait, ce n'est pas M. Erdogan qu'ils critiquent, ce sont les musulmans qu'ils critiquent", ce qui est totalement faux. Mais ils le disent pour créer du doute, créer de la tension et de la division interne aux sociétés européennes. Donc il ne faut pas se méprendre, c'est un sujet très grave...

Q - C'est la posture du sultan de la Grande porte.

R - Oui, on peut le dire comme ça. Et tous les gestes sont calculés. Ils sont rationnels et ils font partie de cette stratégie d'ensemble. Et il ne faut pas être faible, comme là aussi parfois les Européens ont pu l'être, ou complaisants, ces dernières années. Et ce qu'a fait le Président de la République depuis le début de son mandat, mais surtout depuis le début de cette année, c'est de réagir avec fermeté à chacune de ces provocations. Parce qu'il ne faut pas croire qu'on peut être accommodant avec ce type d'agissements. Au contraire, être faible, c'est préparer d'autres provocations, d'autres agressions.

Q - On passe au Brexit, très vite, on va un peu accélérer. Pour la fin de l'année, la Grande-Bretagne sort en principe le 1er janvier.

R - Je confirme.

Q - Vous confirmez. Et on sera devant le fait accompli ?

R - Alors on sera devant le fait.

Q - Mais le fait accompli... Il n'y aura peut-être pas un accord trouvé entre l'Union européenne et la Grande Bretagne.

R - Alors il n'y aura peut-être pas un accord... A l'heure où nous discutons, là, il y a encore une négociation à Londres menée pour l'Europe avec Michel Barnier, qui défend - et je dois dire très bien - depuis plus de trois ans nos intérêts. Et nos intérêts, ce n'est pas théorique : ce sont les intérêts de nos pêcheurs, de nos entreprises, des citoyens qui veulent circuler, voyager, au besoin de se déplacer dans le Royaume-Uni. Je veux dire deux choses. D'abord, il y aura de toute façon un changement le 1er janvier. Quoi qu'il arrive. Accord ou non accord. Parce qu'on n'est pas dans l'Union européenne aussi, sinon le projet n'a pas de sens. Vous avez plus de contrôles, plus de contraintes. Des contrôles douaniers, des contrôles que l'on appelle sanitaires, pour vérifier qu'ils respectent bien nos règles alimentaires, de sécurité, etc... Donc il y aura des contrôles, on s'y est préparé. J'étais avec plusieurs membres du gouvernement, notamment le Premier ministre hier à Boulogne pour inspecter tout ce dispositif. Et là-dessus, nous sommes prêts. Quoi qu'il arrive, il y aura des contrôles supplémentaires.

Et puis, on espère avoir un accord, on essaie encore de l'avoir, pour qu'il n'y ait pas de tensions supplémentaires, qu'il n'y ait pas de droits de douane, de choses comme ça. Et qu'il y ait notamment pour nos pêcheurs l'accès aux eaux britanniques.

Q - L'accès...

R - C'est très important. Et l'on se bat de manière centrale pour cela. Mais on ne fera pas - je l'ai dit, je le redis si besoin - on ne fera pas un accord à n'importe quel prix. Ce sont les Britanniques qui partent de l'Union européenne, c'est leur droit. Ce n'est pas mon choix personnel, mais c'est leur choix démocratique, qu'il faut respecter. Mais ils ne peuvent pas nous dire "écoutez les amis, nous sommes souverains, et c'est vrai, nous avons fait un choix démocratique, dont acte, mais vous devez vous adapter à ce que l'on veut, à la nouvelle vie que l'on veut vivre nous-mêmes".

Bon, cela ne se passe pas tout à fait comme ça après un divorce. On peut discuter, il faut faire des compromis, des efforts. On garde une alliance, une proximité de la géographie, de l'histoire, de nos valeurs avec le Royaume-Uni, mais on ne va pas dire à nos pêcheurs : "on a tout sacrifié pour eux".

Q - Ils seront défendus jusqu'au bout ?

R - Ils seront défendus jusqu'au bout, on a été honnête, transparent, ce ne sera pas la même chose après le 1er janvier. Mais ils n'ont aucune raison, aucune raison d'être en quelque sorte sacrifiés ou pris en otage par la négociation britannique. Donc défendons leurs intérêts encore dans ces heures-ci.

Q - Malheureusement, on va achever ce tour de l'Europe. Dommage, on aurait bien aimé parler des médicaments et du vaccin qui est une réussite plutôt européenne.

R - Une grande réussite européenne.

Q - Oui évidemment, c'est un événement, la santé n'entre pas encore dans un domaine européen mais...

R - On a su le faire.

Q - C'est une marche, en tout cas. Donc question d'actualité, je laisse Magali la poser.

Q - On vient de l'apprendre, Ziad Takieddine vient d'être arrêté au Liban sur une note d'Interpol. Votre réaction tout simplement, en tant que membre du gouvernement français ?

R - Ecoutez, je n'ai pas de réaction sur une procédure policière et judiciaire, manifestement, qui est en cours. Donc j'en prends acte et c'est effectivement une information importante, mais ce n'est pas à moi d'en donner un jugement.

Q - Autre question d'actualité, vous parliez...

Q - Autre question, oui, est-ce qu'il y a une Europe des télésièges ?

R - Non, mais c'est très important. D'abord comprendre pourquoi il y a ce sujet. Ce n'est pas pour embêter, on sait à quel point c'est important, les gens et puis les professionnels des stations surtout, qui vivent de l'activité touristique. Parce qu'il y a encore des difficultés sanitaires et je pense que ce serait pire de relâcher trop vite nos mesures pour ensuite avoir...

Q - Une troisième vague.

R - Oui, une troisième vague ou une reprise vive de l'épidémie qui sacrifierait la haute saison touristique dans les stations de ski. Et on essaie, parce qu'il faut être juste, de coordonner au niveau européen. C'est difficile parce qu'il n'y a aucune raison au départ de coordonner tout cela. Et on est dans une situation un peu inédite de ne pas ouvrir tout de suite. Mais on fait avec l'Italie, qui a décidé de fermer ses stations pour les fêtes de Noël...

Q - L'Andorre, l'Espagne...

R - L'Andorre, qui a annoncé un changement de position hier. L'Espagne qui a annoncé que ce serait possible d'ouvrir mais pas d'accéder quand on est étranger, donc un Français ne peut pas aller skier en Espagne, ce n'est pas autorisé par les autorités espagnoles. Et l'Autriche hier a dit qu'elle fermait les hôtels, les restaurants ou les bars, donc quand vous êtes français, si vous voulez aller au ski en Autriche, il n'y a pas d'hôtels, donc autant ne pas y aller.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 décembre 2020