Entretien de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance, dans "Les Echos" le 10 décembre 2020, sur la politique économique et la crise économique de l'Union européenne.

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  • Bruno Le Maire - Ministre de l'économie, des finances et de la relance

Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

Texte intégral

Q - L'Allemagne a bien résisté à la première vague de Covid-19, mais la France réussit actuellement mieux à juguler la progression de la pandémie. Quelles leçons en tirez-vous ?

R - Ce qui me frappe, c'est le fait que l'Allemagne et la France ont adopté les mêmes réponses économiques : chômage partiel, prêts garantis par l'Etat, exonération des charges des entreprises et fonds de solidarité aux PME et TPE. Et nous adaptons chacun de ces dispositifs en fonction de la situation. De cette crise économique sans précédent, nous avons bâti une coopération franco-allemande encore plus étroite, et surtout un modèle économique européen de solidarité face à la crise.

Q - La politique budgétaire rigoureuse de l'Allemagne et la vigueur de ses exportations ont-elles été décisives durant cette crise ?

R - Les réformes conduites depuis trois ans par Emmanuel Macron ont donné des résultats : la France avait, début 2020, l'un des meilleurs niveaux de croissance de la zone euro. La question décisive pour l'avenir de l'UE est de renouer avec une croissance durable. Cela implique la poursuite des réformes de structure et la mise en place rapide du plan de relance de 100 milliards d'euros, qui repose principalement sur la décarbonation de l'industrie. Il faut évidemment compter sur une coopération très étroite avec l'Allemagne, en particulier dans les secteurs industriels. Plus de coopération franco-allemande veut dire plus de croissance pour toute l'Europe.

Q - L'UE a convenu d'un plan de reprise de 750 milliards d'euros, mais la Pologne et la Hongrie bloquent. Les autres Etats doivent-ils renoncer au principe de l'Etat de droit pour sauver celui de la solidarité ?

R - La Pologne et la Hongrie ont besoin du fonds de relance et ces pays sont des grands bénéficiaires des fonds européens. Il est donc dans l'intérêt des peuples et des entreprises de ces deux pays que le plan de relance et le budget européen soient débloqués le plus vite possible. Notre unité est en jeu. D'une part, face à la Chine, qui pourrait sortir gagnante de la crise et qui vise une plus grande autonomie. D'autre part, face à la crise elle-même, qui exige de nous que nous soyons solidaires. Voulons-nous rester dans la course économique mondiale ? Si tel est le cas, nous avons besoin que le plan de relance européen entre en vigueur le plus vite possible.

Q - Craignez-vous une vague importante de faillites dans l'UE dans les prochains mois qui entraînerait une nouvelle crise bancaire ?

R - Nous anticipons moins de faillites en 2020 qu'en 2019. L'Etat a répondu rapidement et massivement pour protéger notre économie et apporter les liquidités nécessaires aux entreprises. Il n'y a pas d'inquiétudes particulières à avoir ni pour les banques ni pour les dépôts des épargnants. La dernière réforme qui crée un filet de sécurité dans le mécanisme européen de stabilité (MES) apporte une garantie supplémentaire aux épargnants.

Q - N'est-il pas temps d'accélérer l'Union bancaire en s'accordant sur un fonds de garantie européen ?

R - La priorité est claire : coordonner nos politiques économiques. Avec Peter, c'est le choix que nous avons fait depuis le premier jour de la crise. Nous devons renforcer davantage encore cette coordination. Au-delà de la réponse immédiate à la crise, nous ne devons pas perdre de vue l'objectif d'intégration de la zone euro. D'abord sur l'Union des marchés des capitaux et l'Union bancaire. Le secteur de la biotechnologie, avec le développement des vaccins contre le coronavirus impliquant des milliards d'euros d'investissements, nous montre à quel point l'innovation a besoin de marchés de capitaux profonds. Ensuite, sur la poursuite des travaux pour la création d'un véritable budget pour la zone euro.

Q - Le budget européen a besoin de nouvelles ressources : la taxe européenne sur les services numériques a-t-elle une chance de voir le jour ?

R - Les géants du numérique sont les premiers bénéficiaires de la crise et paient un niveau d'impôts beaucoup plus faible que les petites et moyennes entreprises européennes. C'est à la fois injuste et profondément inefficace. Nous continuons à vouloir le plus vite possible une solution internationale dans le cadre de l'OCDE pour une taxation juste et efficace de ces géants. J'espère que la prochaine administration américaine nous y aidera. Si ce n'est pas le cas, l'Union européenne devra prendre ses responsabilités et mettre en place une taxation européenne.

Q - Qu'attendez-vous de l'administration Biden en matière de politique commerciale ?

R - Nous devons quitter l'ère des conflits commerciaux entre l'UE et les Etats-Unis. Nous sommes des partenaires, pas des adversaires. Si, au contraire, nous continuons à imposer des rétorsions, il n'y aura qu'un seul gagnant dans le cas Airbus-Boeing : le constructeur aéronautique chinois Comac.

Q - L'UE et les Etats-Unis peuvent-ils trouver une ligne commune face à la Chine ?

R - La pandémie nous a confirmé que la souveraineté et l'autonomie de l'Europe sont essentielles. La tâche consistera donc à relocaliser une partie des chaînes de valeur en Europe. Je pense aux secteurs dont nous avons déjà parlé, les batteries, les semi-conducteurs ou l'espace. Nous devons enfin prendre en compte les objectifs climatiques dans notre façon de faire du commerce. Le réchauffement climatique est le défi fondamental pour nous tous.

Q - Vous avez multiplié les initiatives conjointes de politique industrielle. L'interventionnisme à la française est-il en train de gagner le gouvernement allemand?

R - Nous avons changé la logique politique en quelques mois en investissant massivement dans les technologies critiques d'avenir. Prenez les batteries : jusqu'à présent, nous nous approvisionnions à 85% en Chine ou en Corée du Sud, dorénavant nous les produirons nous-mêmes en Europe dès 2021. Nous voulons faire de même pour les semi-conducteurs : aujourd'hui, l'Europe ne représente que 10% du marché mondial de 440 milliards d'euros. Nous sommes convenus avec l'Allemagne et 11 autres pays de l'UE de concevoir et de produire en Europe les puces qui font fonctionner nos smartphones et nos ordinateurs. De même, grâce à l'initiative que Peter a prise avec Gaia-X, nous pourrons stocker nos données sensibles en toute sécurité.

Q - Combien cela coûtera-t-il aux contribuables avant que l'industrie européenne des puces puisse concurrencer celle d'Asie et des Etats-Unis ?

(...)

Q - La souveraineté européenne est-elle à ce prix ?

R - Vous avez raison, la souveraineté a son prix. Mais elle nous permet de continuer à jouer un rôle de premier plan dans l'économie mondiale. Nous nous concentrons sur les technologies stratégiques dans lesquelles l'Europe possède déjà des entreprises solides. Dans le secteur des semi-conducteurs, par exemple, je pense à STMicroelectronics, et celui de l'hydrogène, je pense à Air Liquide.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 décembre 2020