Entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, à BFM Business le 23 décembre 2020, sur les négociations sur le Brexit entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.

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Média : BFM Business

Texte intégral

Q - Bonjour Clément Beaune.

R - Bonjour.

Q - Vous savez que parfois on en a un peu assez de ces négociations interminables sur le Brexit, en tout cas sur l'accord commercial qui pourrait lier l'Union européenne au Royaume-Uni, après le 31 décembre. Michel Barnier, négociateur pour l'Union hier, qui dit qu'on pourrait peut-être se donner quelques jours de plus. Ça va durer jusqu'à quand ?

R - Non, je ne souhaite pas qu'on aille au-delà de la fin de l'année, il faut qu'on puisse finir dans les jours qui viennent. On a déjà dit ça, j'en ai conscience, à beaucoup de reprises. Cette négociation, on le rappelle, au début devait se terminer début novembre.

Q - Oui.

R - Après, je veux dire aussi que...

Q - Donc vous ne donnez pas mandat à Michel Barnier pour aller au-delà du 31 décembre.

R - On a toute confiance dans notre négociateur, et je pense que ce qu'a voulu dire Michel Barnier, et on est tout à fait d'accord avec cela, c'est qu'il ne faut pas se mettre nous-mêmes Européens, sous une pression du temps, en disant "on conclut telle heure, tel jour", parce que sinon cela veut dire que vous vous mettez en situation de faire de mauvaises concessions.

Q - Oui, mais dire "on va au-delà du 31 décembre", cela veut dire qu'on donne l'impression que finalement on a plus intérêt que les Britanniques à ce qu'il y ait un accord ?

R - Non, je crois qu'il faut être très clair là-dessus. C'est mieux d'avoir un accord, si c'est un bon accord. Et un bon accord, c'est un accord qui préserve plusieurs intérêts essentiels - pas seulement la pêche, mais oui bien sûr prioritairement la pêche - et puis ce qu'on appelle parfois, en anglais d'ailleurs, le "Level playing field" : derrière ce nom barbare les conditions de concurrence équitables, c'est l'idée que si les Britanniques vont sur notre marché, ils doivent respecter nos règles. Je crois que c'est une justice économique élémentaire. Et c'est là-dessus qu'on est extrêmement ferme dans les négociations et on ne cédera pas, parce qu'il y a une pression du temps, parce qu'il y a de la tactique, etc. Ça, c'est très important. Si on n'est pas capable d'avoir ce bon accord, on l'évaluera entre négociateurs, chaque Etat membre, le gouvernement français, le Président de la République, l'évalueront. Si on pense que ce n'est pas un bon accord, alors il vaut mieux ne pas avoir d'accord. Mais il ne faut pas avoir un romantisme du no-deal ou du non-accord, ce n'est pas une bonne solution. C'est mieux qu'un mauvais accord, mais c'est mieux d'avoir un bon accord. Et ça on peut encore le faire. Et c'est pour ça qu'on donne encore un tout petit peu de temps à notre négociateur.

Q - Mais pas au-delà du 31 décembre ?

R - Non, je pense qu'on aura fini avant le 31décembre. Pourquoi ? Pas parce qu'on a un fétiche de date, mais c'est d'abord ce qu'on s'est donné comme date. Juridiquement le 1er janvier, le Royaume-Uni devient un pays tiers, et on voit ce que cela fait ces jours derniers, et puis il faut donner de la visibilité à nos entreprises, à nos investisseurs, à nos pêcheurs.

Q - Mais justement, les pêcheurs on les a reçus, on a reçu Hubert Carré, le directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins, il y a 3 jours, et écoutez ce qu'il disait sur la perspective d'un no-deal, on était un peu étonné. Ecoutez-le.

Q - On est en train de se demander si un no-deal n'est pas préférable à un mauvais deal, cela serait catastrophique pour tout le monde. Ça, c'est clair, de ne plus pouvoir accéder aux eaux britanniques. Mais si on a accès aux eaux britanniques, mais qu'on ne peut pas réellement pêcher ce que l'on veut, parce que c'est compliqué, finalement on partage plus de 150 stocks avec les Britanniques, la négociation se fait sur 57 stocks, et si vous voulez, si on fait de la dentelle, en réalité la politique commune de la pêche est assez compliquée, et si on fait de la dentelle on s'aperçoit qu'en réalité, eh bien, il n'est plus possible pour les pêcheurs de pêcher.

Q - Voilà, Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêcheurs, qui nous dit : un no-deal vaut mieux qu'un mauvais deal.

R - On dit la même chose. Si l'accord est mauvais, on ne l'acceptera pas, et à ce moment-là il vaut mieux ne pas avoir d'accord. Encore une fois j'insiste, ne pas avoir d'accord, ça n'est pas sympathique et ça n'est pas facile. Ça veut dire pour la pêche notamment, ne plus avoir d'accès aux eaux britanniques.

Q - C'est ça, alors que c'est 30% de leur pêche à peu près.

R - Absolument, c'est pour ça, sinon on aurait déjà arrêté une négociation, c'est pour ça qu'on se donne encore cette dernière chance. Mais on est clair sur les conditions d'acceptation d'un accord et il y a des lignes rouges que nous ne franchirons pas.

Q - Alors, s'il n'y a pas de deal, on voit ce qui peut se passer avec les dernières 48 heures, où on a effectivement fermé nos frontières en raison des inquiétudes sur cette nouvelle souche de la Covid-19, on a vu ces dizaines de kilomètres de bouchons, ces centaines de camions, et ces usines arrêtées - nous étions tout à l'heure à Valenciennes, dans l'usine de Toyota - obligées d'arrêter la production. C'est ça qui nous attend au 1er janvier ?

R - Alors, pas tout à fait, mais je veux d'abord dire, quand vous voyez tout ça, je crois que ça doit nous faire réfléchir dans notre débat national, européen. Tous ceux qui ont ce discours facile, ce discours en fait mensonger, sur le charme de la fermeture des frontières, on voit bien ce que c'est : nos économies, elles sont intégrées. Une usine peut être affectée au bout de 2 jours, parce qu'il n'y a pas de livraison...

Q - Parce qu'on est en flux tendus sur...

R - Il y a des produits frais qui ont été perdus, il y a des producteurs qui ont perdu leur cargaison, il y a des pays qui nous ont appelés hier, l'Espagne, l'Italie, en disant : "on a des problèmes d'approvisionnement", et donc c'est pour ça, on y reviendra peut-être, qu'on a trouvé des solutions.

Q - Problèmes approvisionnement en Espagne, en Italie à cause...

R - Oui, sur certains produits, pas massifs, mais sur certains produits frais qui sont bloqués aujourd'hui au Royaume-Uni. Ce que je veux dire, c'est qu'on voit qu'on est interdépendants. Donc l'idée que la souveraineté c'est forcément la fermeture des frontières nationales, c'est une folie. C'est une folie. Je pense d'ailleurs que les Britanniques font pour cela une erreur avec le Brexit.

Maintenant, s'il y avait non-accord, il y aurait des contrôles aux frontières, et nous y sommes préparés, pour que - là on a une situation sanitaire très particulière, mais l'idée, ce n'est pas de fermer définitivement toutes les frontières, même s'il n'y a pas d'accord - nous aurons des contrôles, il y aura sans doute un certain nombre de ralentissement. Nous nous sommes préparés du côté français avec le recrutement par exemple de 700 douaniers, 300 vétérinaires qui font les contrôles sur l'alimentation. Nous avons une inquiétude, pour être tout à fait honnête, on le voit en ce moment sur les préparatifs du côté britannique. C'est pour ça, quand le gouvernement britannique nous dit : le no-deal, pour nous, ce n'est pas grave, quand vous voyez ce qui se passe, vous vous dites que l'état de préparation n'est pas forcément exceptionnel.

Q - Avec des supermarchés britanniques qui ont évoqué des possibles pénuries sur certains produits déjà.

R - Bien sûr, et d'ailleurs ça je le dis aussi sur le Brexit, la dépendance est beaucoup plus forte du côté britannique, à l'égard de l'Europe, que l'inverse. Pour le Royaume-Uni, les exportations vers l'Europe c'est plus de 50%. 40% de leurs produits alimentaires viennent de l'Union européenne. Donc on voit bien que je pense qu'ils font une erreur avec le Brexit, mais c'est leur choix démocratique, et on voit bien aussi que pour tous ceux qui nous disent "fermons tout", c'est un suicide économique et politique.

Q - Mais, on en a parlé il y a quelques minutes avec Laura Cambaud, c'est notre premier partenaire commercial le Royaume-Uni, et quand on fait le bilan de notre balance commerciale, on gagne beaucoup d'argent avec eux, plus de 13 milliards d'euros d'excédent. Le risque, il est grand pour nous aussi Français, je ne parle pas du risque européen, de perdre ces marchés, et pour les entreprises françaises qui ont, qui bénéficient de ce marché à l'export Royaume-Uni, ça peut devenir très inquiétant.

R - Alors, d'abord je veux dire notre force, comme Européens et comme Français, c'est que nous avons un marché, nous, qui demeurera de 450 millions de consommateurs ; ils ont un marché de 60 millions de personnes.

Q - Oui, mais on a 13 milliards d'excédents avec le Royaume-Uni.

R - Et on a un excédent commercial bilatéral avec le Royaume-Uni qui est important. C'est une des raisons pour lesquelles un accord serait utile, un bon accord. Et je veux rassurer aussi sur le fait que s'il n'y avait pas d'accord, il y aurait toujours la possibilité d'exporter vers le Royaume-Uni, mais il y aurait dans certains secteurs, oui c'est vrai, des droits de douane, parce que c'est comme ça que ça fonctionne. On ne peut pas décider le Brexit et ne pas avoir les conséquences économiques du Brexit. Je le regrette, on essaie de limiter pour nos exportateurs, on essaie de tout faire pour que les procédures de douane, etc... se passent bien. Mais quand un pays choisit de quitter un club, de quitter une coopération, de quitter un projet politique, oui ça a des conséquences, et je ne m'en réjouis pas, mais il faut que ça nous fasse réfléchir, nous aussi, à tous ceux qui tiennent des discours dangereux.

Q - Est-ce que vous n'avez pas l'impression, Clément Beaune, qu'au fond Boris Johnson, politiquement, a envie d'un no-deal ?

R - Ecoutez, je ne suis pas, je ne veux pas interpréter, sur-interpréter ce qui est dans la tête du Premier ministre britannique. Ce que je constate, c'est que le Royaume-Uni ne me semble pas tout à fait prêt à un no-deal, c'est clair. Je pense que ce serait catastrophique pour le Royaume-Uni, ce ne serait pas bon pour l'Europe et pour la France, soyons clairs, mais ce serait catastrophique pour le Royaume-Uni, bien plus grave. Et donc je pense qu'il n'y a pas un intérêt britannique du tout, du tout, à avoir un no-deal. Maintenant c'est pour ça que de bonne volonté on essaie d'avoir un accord, en étant clair sur nos priorités, la pêche, je l'ai rappelé. Essayons d'ici Noël de trouver ce chemin.

Q - On peut espérer que ces 48 heures de désordre liées à la Covid aient une influence sur l'opinion publique britannique, et on sait que Boris Johnson y est très sensible. Et comme vous le disiez que les Britanniques se rendent compte qu'ils ne sont pas prêts et que du coup peut-être, ils signent un deal ?

R - Peut-être. Moi je ne veux pas tout mélanger : on a pris des mesures sanitaires, on n'a pas pris des mesures politiques. Mais le fait est qu'effectivement je crois que ça montre la difficulté des préparatifs, l'impact d'une fermeture des frontières et d'une coupure entre des économies. Et donc cela devrait faire réfléchir en effet tout à chacun, à commencer par les Britanniques.

Q - Alors, on a fait le bilan aussi ce matin avec le délégué général de Paris Europlace, Arnaud de Bresson, sur les transferts de salariés, de cols blancs, de la City vers Paris, vers Francfort aussi. Petite déception quand même : on a 3 500 emplois directs de la City, alors que, j'ai envie de dire le marché c'est 450 000 emplois à la City. Est-ce que vous êtes déçu par la lenteur de ces relocalisations d'emploi à Paris ?

R - Non, vous avez raison, il y a quelques milliers d'emplois. Paris, selon les estimations, est la troisième ou quatrième place financière en Europe qui a regagné ces emplois venus du Royaume-Uni, je ne pense pas que ce soit fini d'ailleurs, ça dépendra sans doute des conditions du Brexit et puis de l'attractivité qu'a le Royaume-Uni après un Brexit, accord ou non accord. S'il n'y a pas d'accord je pense que pour l'économie britannique, ce sera plus difficile. Et donc encore une fois il ne s'agit pas de punir ou de se réjouir des difficultés des autres, mais je pense que l'attractivité de la place de Paris, nous continuons à y travailler, n'a pas terminé de se renforcer. Donc on continue ce combat économique et d'attractivité.

Q - Est-ce qu'on est assez attractif en terme de place financière, est-ce qu'il ne faut pas aller plus loin ? Alors on a fait la législation sur les impatriés, mais est-ce qu'il ne faut pas aller plus loin encore ?

R - On peut regarder un certain nombre de mesures, on a fait effectivement le régime des impatriés, très attractif ; on développe la finance verte, qui est un secteur d'avenir etc, où la place de Paris est très bien placée. Nous avons relocalisé l'Autorité bancaire européenne, qui a aussi un effet d'attractivité sur le secteur financier à Paris et puis Londres à la suite du Brexit. Donc on peut regarder un certain nombre de mesures, bien sûr d'attractivité. Contrairement à ce qu'on dit, la place financière ce n'est pas simplement les traders, c'est une attractivité pour nos entreprises et nos investisseurs en général.

Q - Sujet très important, dont on a beaucoup parlé cette semaine dans "Good Morning Business", c'est celui du Traité entre la Chine et l'Union européenne sur les investissements. On est proche d'un accord, Angela Merkel le souhaite, mais hier l'administration du président élu, Joe Biden, demande aux Européens de surseoir à la signature de ce traité avec la Chine au nom de la soi-disant amitié entre l'Europe et les Etats-Unis. Est-ce que vous êtes d'accord, Clément Beaune, est-ce qu'il faut surseoir à la signature de cet accord avec les Chinois ?

R - Le calendrier ne doit pas être dicté par Washington. On parle d'autonomie européenne, ça doit vouloir dire quelque chose, on regarde nos valeurs, nos intérêts, et si nous pensons qu'on peut signer un bon accord avec la Chine sur l'investissement, nous le ferons, mais...

Q - Vous pensez qu'aujourd'hui l'accord qui est sur la table, qui est vraiment poussé par Angela Merkel, est un bon accord ?

R - Nous n'avons pas le dernier texte. Je pense que c'est utile d'avoir plus de réciprocité, plus d'accès aux marchés, c'est notre intérêt. Mais le Président de la République a toujours été très clair, nous ne signerons pas non plus cet accord à tout prix, notamment sur le volet des droits humains, des droits sociaux, nous attendons un certain nombre de garanties, qui ne sont pas encore réunies. Puis sur la réciprocité de l'accès aux marchés, des engagements climatiques, nous vérifions aussi, nous n'avons pas le dernier texte. Donc il ne s'agit pas de se précipiter, il ne s'agit pas de signer à tout prix avant une date précise.

Q - Mais vous n'excluez pas de le signer avant que Joe Biden soit en fonction.

R - Uniquement si l'accord est bon du point de vue des intérêts européens. Ce ne seront pas les Américains qui détermineront notre accord et ce ne sera pas une précipitation ou une pression que mettent les Chinois sur nous, qui déterminera la signature de cet accord, c'est l'analyse qu'on fait de nos intérêts, on le fera dans les prochains jours. Si c'est bon on signera, si ce n'est pas bon on attendra.

Q - Merci Clément Beaune, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, d'avoir été ce matin l'invité de la matinale.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 janvier 2021