Texte intégral
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R - Je ne sais pas de quand date votre reportage, mais...
Q - De la période des attestations.
R - On était dans la période de confinement, où là, il y avait pour les Français aussi sur le territoire des restrictions de circulation. Donc, c'était pour tous ceux qui rentraient sur le territoire national. Mais je vois ce qui s'est passé, en Europe, notamment au printemps : on a rétabli effectivement un certain nombre de frontières, je pense que dans un certain nombre de cas, cela a été fait de manière parfois agressive, non coopérative ; dans un certain nombre de cas, aussi, on avait besoin de restreindre les déplacements. Ce n'était pas une question de frontière, c'était une question quasiment de frontières en bas de chez vous.
Et puis, maintenant, on essaie de coopérer mieux, on y arrivera peut-être, pour éviter ce genre de choses.
(...)
Q - Le débat de fond, Clément Beaune, c'est ouverture ou fermeture ? On a l'impression que, quand on ferme, tout le monde dit qu'il faut ouvrir, et quand on ouvre, comme c'est le cas en Suède, alors tout le monde dit : "vous auriez dû fermer".
R - Ce qui montre à quel point c'est quand même difficile de gouverner dans cette période, parce que les conseils varient, ou les reproches varient d'une semaine à l'autre. Je suis souvent d'accord avec Jean Quatremer mais là, non, pour être tout à fait honnête. Je peux quand même dire un mot parce que je connais le goût de la provocation de Jean Quatremer, mais on ne peut pas dire que l'on a basculé dans une forme de dictature sanitaire ! Ce n'est pas vrai ; c'est un vaste débat, mais ce n'est pas vrai.
Q - Ce n'est pas complètement faux non plus.
R - Non, les mots ont un sens. On peut avoir un débat sur le fond, d'ailleurs, Jean Quatremer ne pourrait sans doute pas le faire dans tous les pays de l'Union européenne ; il peut écrire dans un quotidien français tout ce qu'il pense et tout le mal qu'il pense de cette stratégie. Et tant mieux ! Je suis content que l'on puisse, à la télévision publique, avoir aussi un débat ouvert ; je ne suis pas sûr qu'en Hongrie, nous aurions le même débat, très cher Jean. Je ne peux pas dire que l'on a confisqué les libertés. On a mis des restrictions, c'est vrai, dans un cadre juridique et d'ailleurs, parfois, le juge a dit au gouvernement : c'est la vie démocratique et c'est notre protection des libertés, là, vous allez trop loin, là il faut trouver un meilleur équilibre sur les libertés de cultes etc. Heureusement, nous avons quand même gardé, c'est le modèle européen, dont je suis très fier, de réponse à la crise, la solidarité. Il n'y a aucun endroit où, face aux conséquences économiques de cette crise sanitaire, on a autant soutenu les entreprises, le pouvoir d'achat, l'emploi. Tant mieux, c'est le modèle européen, ce n'est pas le modèle américain, où il y a beaucoup plus de morts, même proportionnellement, que partout en Europe, et on a aussi défendu, avec des nuances parfois, nos libertés et notre débat démocratique ! Il n'y a qu'à voir, à ouvrir les médias tous les jours, d'une certaine façon, c'est la liberté, les critiques qu'essuie le gouvernement, j'en fais partie, tous les jours.
Sur l'ouverture et la fermeture, je crois que nous avons tous cherché un équilibre, dans des sociétés, on peut faire des comparaisons historiques, mais dans des sociétés, c'est vrai et on doit le prendre en compte, qui sont plus attachées, beaucoup plus attachées, à la vie, à la protection de la santé, à la protection des personnes âgées, qu'il y a trente ou cinquante ans. C'est notre modèle aussi. On peut avoir un débat là-dessus, mais on a pris des restrictions, je pense, les plus justes, dans un débat démocratique, à chaque moment.
Q - Vous parlez de modèle européen, mais on a bien vu en mars, c'était la pagaille, ok, la santé n'est pas une compétence de l'Union européenne, mais ça a vraiment été la pagaille, il y a eu des fermetures de frontières sans concertation, encore maintenant, il y a des formes de frontières : pour entrer en Allemagne, il faut une fiche de débarquement et une quarantaine de dix jours, pour entrer en Belgique, un Français est soumis à une quarantaine de dix jours et à un test PCR obligatoire. Il n'est plus possible, pour les ressortissants français d'aller à Chypre. Les touristes en provenance de France ne sont pas admis au Danemark et en Finlande non plus. Cela, ce sont les pays qui ferment, et a contrario, c'est assez étonnant, vous parliez de la Hongrie tout à l'heure, on peut parler de la Bulgarie et encore plus de la Pologne : là, en Bulgarie et en Pologne, pas besoin de test PCR, pas besoin de quarantaine à partir du moment où l'on est ressortissant de l'Union européenne.
R - Là, ce que vous dites, c'est le bazar, le manque d'harmonisation. Je suis d'accord, mais attendez ...
Q - Oui, vous parlez d'un modèle européen, là il n'y en a pas.
R - Non, j'y tiens, je parle d'un modèle européen sur le fond : solidarité et démocratie dans la réponse à la crise. Ce n'est pas le modèle chinois de réponse à la crise et c'est tant mieux, ce n'est pas non plus le modèle américain de réponse à la crise, tant mieux aussi, pour d'autres raisons. Mais sur l'harmonisation, c'est important, d'abord, nous ne sommes pas dans la situation que l'on a connue au printemps. Au printemps, on l'a vu ensuite même parfois jusqu'à l'automne, mais, au printemps, on a fermé, certains pays, mais pas la France d'ailleurs, ont fermé leurs frontières, souvent sans le dire à leurs voisins, parfois le week-end, en quelques heures, même nos plus proches voisins, dans certains cas.
Q - Là, vous parlez de la Belgique ?
R - Je parle de l'Allemagne ou de la Belgique, à certains moments. On n'est plus du tout dans ce modèle-là, quand même !
Q - C'est-à-dire qu'ils ne vous appelaient même pas ?
R - Il y a eu des coups de fil, parfois plus après qu'avant, mais bon... On a été dans un moment qui n'a pas été un grand moment d'esprit européen au début du printemps. On a pris la main, et quand je dis qu'on a pris la main, c'est d'ailleurs la France qui a initié les premières visioconférences des chefs d'Etat et de gouvernement pour mieux coordonner.
Q - Le 11 mars.
R - Oui, et on a amélioré les choses je crois vraiment. Après, ce qui a été intéressant de constater, pour notre débat de fond sur la libre circulation aux frontières, c'est que les pays, parfois à l'époque, la Pologne, la Hongrie, l'Autriche, qui avaient complètement fermé en disant que le virus ne passerait pas, tant pis pour les autres, en fait, ils ont dû reconnaître que cela ne fonctionnait pas, ils ont dû reconnaître que parfois, c'était même des médicaments qui étaient bloqués à la frontière, des produits alimentaires, des produits frais, on est dépendant, les uns des autres, on est interdépendant. Ceux qui ont fait l'éloge absolu de la frontière nationale vis-à-vis du voisin européen en sont revenus, parfois ils l'ont fait à bas bruit, parce que quand la Hongrie a rouvert, elle l'a dit moins bruyamment que quand elle a fermé.
(...)
Q - Ils ont mis carrément des plots au milieu des routes. Des plots en béton pour empêcher les gens de passer !...
R - Je suis d'accord. Et moi, je n'ai jamais, on n'a jamais plaidé... D'ailleurs je rappelle quand même, parce qu'on fait un certain nombre de critiques, que même au plus fort de la crise, en mars-avril, on découvrait ce virus, première vague, très dure, etc. La France n'a jamais imposé la quarantaine, n'a jamais fermé ses frontières, etc. Et nous, nous avons tenu un discours, après je dis ça...
Q - Elle a posé des plots à la frontière franco-belge...
R - Non, non. Je ne dis pas que tout a été parfait. Mais on a eu une pratique générale, qui a été à 99%...
Q - C'était un choix politique, pro-européen, de dire "on ne fermera pas" ?
R - Je vais vous l'expliquer. On ne fermera pas les frontières, y compris avec l'Italie, on nous a dit "vous êtes des fous, etc". D'abord le virus était déjà là. Ensuite vous avez 350.000, je ne parle pas de Jean Quatremer, vous avez 350.000 frontaliers, ce ne sont pas des gens qui vont faire des activités de luxe ou du business, ce sont des gens qui vivent du passage de la frontière : un Français qui va bosser au Luxembourg, j'élargis un peu, ou en Suisse, ou en Allemagne, ou réciproquement. Il y en a 350.000, près d'un million de personnes si vous évoquez les familles, etc. Donc, ce n'est pas une réalité de gens déconnectés, de CSP+, etc. C'est la vie quotidienne des gens. Heureusement, on a intégré l'Europe. Donc, aller, en effet, tenir le discours de "ne vous inquiétez pas, je ferme tout", comme si on savait le faire, d'ailleurs, "le virus ne passera pas", c'est une absurdité. En revanche, restreindre la circulation, parfois on l'a fait même sur le territoire national, dans son quartier ou dans son immeuble, restreindre la circulation, cela a été une mesure douloureuse et difficile, mais cela limite la circulation du virus, c'est sûr. Et ce que l'on a fait, au niveau français, on l'a défendu d'ailleurs dès la mi-mars au niveau européen, on a dit : "pas de fermeture globale des frontières européennes, cela n'a aucun sens et on en a besoin, de cette circulation. Mais, en dehors de Schengen, on ferme les frontières extérieures. Pourquoi ? Non pas que l'on soit meilleur en Europe que les autres, mais à l'époque le virus circulait plus ailleurs, en Asie, d'une part, et puis surtout, ce n'est pas notre espace de vie aussi intégré. Notre vrai espace économique, social, humain, culturel, politique, c'est l'Union européenne et c'est l'espace Schengen en particulier. Et donc, ce n'est pas pareil, politiquement et symboliquement, de fermer les frontières extérieures à l'espace Schengen, et de laisser la libre circulation intérieure. On a tenu cette distinction qui, je crois, est très importante.
Q - Est-ce que l'on n'a pas l'impression qu'avec cette crise, alors avec le terrorisme cela avait commencé, mais cette crise, c'est un peu la même chose - le terroriste c'est l'étranger, c'est celui qui est perçu comme autre, le musulman, l'Arabe, l'Africain ? Avec le virus, c'est un virus étranger, d'abord, chinois, porté par des étrangers, et maintenant on parle du variant anglais. C'est encore mieux, ça ! Parce qu'ils viennent de quitter l'Union européenne. Est-ce que vous n'avez pas l'impression qu'aujourd'hui on a dilapidé en quelques mois, le capital accumulé depuis 70 ans où justement l'étranger n'était plus perçu comme une menace mais au contraire comme un allié, comme quelqu'un avec qui on doit travailler tous les jours, vivre etc. ?
R - Non, je ne crois pas. Je ne crois pas qu'on a dilapidé ça, et si je suis tout à fait juste, je ne pense pas qu'il faille idéaliser. Ce qu'on a vu pendant la crise, c'est que malheureusement, malgré les 70 ans d'intégration européenne, l'obsession de dire "c'est l'autre, c'est l'extérieur, c'est le virus ennemi, je me barricade et je serai tranquille" est revenue, il faut aussi en tirer la leçon. Je reviendrai sur le terrorisme.
Q - Les premiers pays qui ont fermé leurs frontières, la Hongrie, la Pologne, etc, donc, des pays globalement anti-libéraux, illibéraux, on va dire cela, mais là, maintenant, on a donné l'exemple. En Pologne, quand on est un ressortissant de l'Union européenne, on peut y aller librement.
R - Je pense qu'il y a plusieurs choses. D'abord, on l'a vu, y compris pour ces pays-là, je prends l'exemple de la Pologne et de l'Autriche, qui ont rouvert, à bas bruit, au bout de quelques jours. Ils ont vu que cela ne fonctionnait pas. Ce n'est pas une question d'idéologie ; cela ne fonctionnait pas de bloquer son marché, son pays. On a besoin de médicaments, on a besoin de produits. Regardez, dans un autre genre, quand on a fermé, pour des raisons sanitaires, d'urgence, deux jours, seulement deux jours, la frontière avec le Royaume-Uni complètement, y compris aux camions, etc. : pagaille absolue parce qu'en fait vous avez besoin de cette circulation. Donc, ensuite, on a trouvé un meilleur équilibre, et tous ceux qui ont dit "la frontière nationale nous protégera", en sont revenus. Deuxièmement, il y a eu aussi, je ne veux pas qu'on l'oublie quand même, des éléments de solidarité européenne très forts, souvent d'ailleurs dans les régions frontalières. Moi, je dis toujours, on a deux cents patients français qui ont été pris en charge, c'est un tiers de tous les transferts sanitaires, en Suisse, au Luxembourg, en Allemagne, c'est de la vraie solidarité européenne. Et je rends hommage aussi aux Allemands, souvent dans les Länder, c'est des décisions qui ont été prises localement, d'aider. Il y a eu des beaux gestes de solidarité européenne. Et puis parfois, aussi parce qu'on a eu cette culpabilité du début de la crise, on a fait sauter des tabous de manque de solidarité européenne. Donc, moi je ne pense pas que l'image post-crise ce soit "on est revenus 70 ans en arrière". Pas du tout. Je pense que sur beaucoup de sujets, la dette commune, etc, on a avancé. Et puis, on a vu, on a vu que parfois, parce que c'est culturel, parce que c'est intégré et nos nations sont là, c'est comme cela ; heureusement, d'ailleurs à certains égards, à beaucoup d'égards, il y a des réflexes qui désignent encore l'étranger comme le danger. Et quand le Royaume-Uni a dit cet été "moi je mets la quarantaine" alors qu'il n'y avait pas de raison, je crois que c'était une décision politique qui avait à voir avec le Brexit et qui disait "c'est à l'extérieur qu'est le danger, je me barricade". Donc cela, il faut le dénoncer ; ne pas être naïf, de temps en temps, on a besoin de restreindre, c'est vrai, et puis, on a besoin de frontières européennes. Moi, je crois à la frontière, mais je crois à la frontière au bon niveau : elle est à l'extérieur.
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R - Oui, je suis encore sous le choc. Sérieusement, oui, je partage - et c'est très sérieux -, c'est non seulement parce que l'on a besoin de dépasser nos égoïsmes, dont Jean Quatremer a rappelé historiquement à quel point ils nous avaient fait du mal. Mais c'est très efficace, moi je veux le défendre absolument, pas simplement pour la paix en Europe. Même si ça compte. C'est très efficace.
On a négocié - d'un mot - six contrats avec six grands laboratoires internationaux. Deux sont allemands, donc, on n'a pas fait de l'anti-germanisme par le passage par l'Europe. Un est français, d'autres sont d'autres nationalités, parfois non européens, parce que l'on va protéger les citoyens européens avec les vaccins qui sont disponibles, sûrs et sérieux. Et donc, on a réservé plusieurs centaines de millions de doses à chaque fois, si bien que maintenant, il y a plus de deux milliards dans ce portefeuille européen de vaccins, si je peux le dire comme cela, plus de deux milliards de doses, cela permet de couvrir largement la population européenne. Et elles arrivent au fur et à mesure. Et quand on a commencé à négocier, non seulement on l'a fait ensemble, mais en plus, on a anticipé - on l'a fait l'été dernier - on ne savait pas encore qui arriverait en premier. Donc on a misé - et on a bien fait - sur tout le monde. Pour une fois que l'Europe va vite, qu'elle protège tout le monde, dans tous les pays, parce que...
Q - C'est vite dit, parce qu'aux Etats-Unis, dès le printemps l'administration a parié sur trois technologies différentes et pour chacune, deux sociétés ont été sélectionnées, et là, voilà, ils ont commandé les doses (des centaines de millions). Et l'Europe a commencé à signer des accords avec AstraZeneca en août, puis avec Sanofi, en septembre.
R - Non, on a signé en août, mais on a commencé la négociation avant, on a commencé à la fin du printemps. Je peux vous le dire parce qu'au départ on l'a fait en franco-allemand, puis on l'a européanisé justement pour protéger tout le monde. Je tiens à dire au passage que protéger tout le monde, non seulement c'est de la solidarité, mais en plus, cela nous aide puisque, confer ce que l'on disait précédemment, le virus circule très vite. Même quand vous prenez une mesure de fermeture des frontières, quoi qu'on en pense, c'est souvent trop tard. Donc, si vous ne protégez pas les Lituaniens, les Italiens, les Espagnols, les Français, les Allemands en même temps, vous prenez un risque pour nous tous.
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Q - Est-ce qu'on a eu raison de passer par Bruxelles pour les vaccins, Clément Beaune ?
R - Oui, je crois. D'abord, moi, je dis : on n'a pas été lent. On peut toujours regarder à trois jours près, et c'est important, évidemment ; mais on n'a pas été lent. On dit : l'Allemagne aurait peut-être eu le premier vaccin, etc.... Peut-être ; pas sûr. Elle l'aurait mieux négocié ? Je n'en sais rien. Mais le deuxième vaccin, Moderna, il n'est pas allemand. Il y en a peut-être un qui arrive, qui semble déposer ses dossiers, c'est AstraZeneca. Il n'est ni français, ni allemand. Donc, c'est absurde d'opposer les laboratoires les uns aux autres et de faire ce nationalisme "vaccinalo-sanitaire". Non seulement ce n'est pas sympathique, mais c'est faux. Et c'est dangereux.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 janvier 2021