Interview de M. Franck Riester, ministre du commerce extérieur et de l'attractivité, à Radio Classique le 20 janvier 2021, sur les relations commerciales avec les Etats-Unis, l'accord euro-chinois en matière d'investissement et le rachat potentiel de Carrefour par une entreprise canadienne.

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Intervenant(s) : 
  • Franck Riester - Ministre du commerce extérieur et de l'attractivité

Média : Radio Classique

Texte intégral

DIMITRI PAVLENKO
Changement de locataire à la Maison Blanche aujourd'hui : Joe BIDEN prête serment cet après-midi. Il va prendre la tête, nous le disait à l'instant François VIDAL, la tête d'une Amérique en crises – au pluriel – pandémie, récession, tensions raciales, fracture politique profonde, et des défis stratégiques majeurs aussi face à la Chine, face à l'Iran, face à la Russie ou encore la Corée d Nord. Et la France dans tout ça ? Comment accueille-t-elle l'arrivée au pouvoir de Joe BIDEN ? Figure-t-elle dans les plans du 46ème président des Etats-Unis ? Bonjour Franck RIESTER.

FRANCK RIESTER
Bonjour.

DIMITRI PAVLENKO
Merci d'être avec nous.

FRANCK RIESTER
Merci à vous.

DIMITRI PAVLENKO
Vous êtes le ministre délégué chargé du Commerce extérieur et de l'Attractivité. Merci d'être avec nous ce matin sur Radio Classique. Le gouvernement, Franck RIESTER, le gouvernement français a-t-il pris déjà contact avec l'équipe BIDEN ? On sait que la transition entre lui et son prédécesseur Donald TRUMP, ne s'est pas déroulée dans les règles de l'art.

FRANCK RIESTER
Oui, en tout cas pas d'une façon classique et sereine. Pour l'instant, à titre personnel, je n'ai pas encore pris contact avec Katherine TAI notamment, qui est le l'USTR, c'est-à-dire mon homologue en charge du Commerce international aux Etats-Unis, mais évidemment dès qu'elle sera confirmée, je le ferai très rapidement, parce que ça va être évidemment une interlocutrice très importante pour tous les sujets, qui sont les sujets économiques et notamment fiscaux, les taxes douanières notamment.

DIMITRI PAVLENKO
On va y venir.

FRANCK RIESTER
Sachant que, vous le savez, c'est l'Union européenne qui est en charge de la politique commerciale pour les différents Etats membres de l'Union, mais pour autant nous aurons une relation, comme nous l'avions avec Robert LIGHTHIZER, d'ailleurs, son prédécesseur, nous avions plutôt des relations cordiales, pour autant on était en très grand décalage sur le fond et sur la forme.

DIMITRI PAVLENKO
Alors, votre ministre de tutelle, Jean-Yves LE DRIAN, dès dimanche, a dans le Journal du Dimanche passé un message à l'Administration Biden. Alors, gageons qu'aux Etats-Unis on lise le JDD, que disait le ministre des Affaires étrangères ? Eh bien il suggérait à Joe BIDEN de s'emparer immédiatement des litiges commerciaux qui nous opposent aux Etats-Unis, donc ce sont les dossiers AIRBUS/BOEING, c'est le dossier aussi de la taxe GAFA. Avez-vous eu un retour, Joe BIDEN compte-t-il s'emparer de ces dossiers rapidement ?

FRANCK RIESTER
Ecoutez, Jean-Yves LE DRIAN a raison, il y a des signes d'espoir, même s'il faut être vigilant, il ne faut pas être naïf. Nous avons entendu Joe BIDEN annoncer qu'il allait réintégrer l'Accord de Paris, qu'il souhaitait revenir dans les instances multilatérales, qu'il souhaitait refonder une relation transatlantique forte. Tant mieux. Et nous pensons effectivement que ça peut passer, à très court terme, par une désescalade, notamment sur le cas AIRBUS/BOEING, qui est un sujet qui peut être résolu relativement rapidement, s'il y a de la bonne volonté du côté américain. Nous, du côté européen, nous sommes absolument décidés à lever toutes les taxes que nous avons mises en fin d'année, à partir du moment où les Américains feront la même chose, et ça sera évidemment très profitable à un grand nombre d'entreprises de notre pays, notamment dans l'aéronautique et notamment dans le secteur des vins et spiritueux. Et puis il y a le sujet de la taxe numérique. Vous avez entendu que Janet YELLEN a dit hier qu'elle était favorable à une taxe internationale sur les GAFA…

DIMITRI PAVLENKO
Dans le cadre de l'OCDE.

FRANCK RIESTER
Dans le cadre de l'OCDE. C'est exactement ce qu'on a dit, c'est exactement ce que Bruno LE MAIRE a dit, c'est exactement ce que le président de la République avance, c'est de dire : nous devons avoir une fiscalité qui s'adapte à la réalité de ce que sont les entreprises du numérique. Ce n'est pas pour stigmatiser les entreprises du numérique, ce n'est pas pour stigmatiser des entreprises américaines, c'est simplement adapter notre dispositif fiscal pour que ces entreprises qui gagnent beaucoup d'argent, puissent contribuer à la fiscalité qui est ensuite utile pour avoir des politiques d'intérêt général. Et donc le fait que Janet YELLEN puisse annoncer qu'elle était favorable à cette taxe, est évidemment très favorable, parce que je rappelle que l'administration Trump avait stoppé les négociations qui avaient été enclenchées au sein de l'OCDE pour trouver est justement cette fiscalité internationale.

DIMITRI PAVLENKO
Qu'est-ce que représentent aujourd'hui ces sanctions douanières sur l'économie américaine ? Parce qu'effectivement les dossiers sont multiples, AIRBUS/BOEING, la taxe GAFA, rien que sur AIRBUS/BOEING on a deux salves distinctes, deux sanctions. La première qui remonte à plus de 15 mois, qui étaient des sanctions un petit peu, tapant sur nombreux pays européens, plus récemment des sanctions ciblant, alors là spécifiquement l'Allemagne et la France. Quel est aujourd'hui l'impact de ces tensions commerciales avec les Etats-Unis, Franck RIESTER ?

FRANCK RIESTER
Eh bien par exemple le secteur des vins et spiritueux, chiffre entre 500 et 600 millions d'euros l'impact en 2020 sur leur secteur, au niveau des exportations aux Etats-Unis, donc on exporte beaucoup de vins et spiritueux aux Etats-Unis, et les taxes qui ont été, pour la première salve, comme vous dites, appliquées fin 2019, représenteraient cet impact-là. Donc, c'est beaucoup, évidemment, d'argent, et c'est un impact très important, sans compter l'impact qu'il y a sur l'aéronautique. Mais nous, nous voulons une désescalade, mais nous voulons aussi être respectés comme des partenaires à part entière des Etats-Unis. Vous savez que nous avons besoin, avec l'émergence de ces puissances politiques et économiques, les Etats-Unis, alors ça fait déjà longtemps qu'elle est immergée, mais enfin, la présence des Etats-Unis, l'émergence de la Chine, de l'Inde, du Brésil, de la Russie, de la Turquie, qui veulent s'affirmer comme des puissances politiques et économiques, nous avons besoin nous, dans l'Union européenne, d'affirmer aussi notre souveraineté, d'assumer notre puissance, et c'est la seule façon de pouvoir avoir demain des relations équilibrées en matière économique et donc en matière d'échanges commerciaux. C'est ce que nous disons aux Américains, nous voulons, nous sommes convaincus que le nombre d'échanges commerciaux, la richesse des échanges commerciaux, est de nature à amplifier la relance, à contribuer à la relance en tout cas, que donc nous ne sommes contre la guerre commerciale, mais en même temps on doit être respecté, c'est-à-dire qu'on ne peut pas nous, supporter des taxes sans réagir. Et donc c'est tout de tout ce que nous allons avoir à bâtir avec la nouvelle administration Biden, c'est-à-dire une relation très large, d'ailleurs pas que sur les sujets économiques bien évidemment, mais notamment sur les sujets économiques, pour une désescalade dans la guerre commerciale avec eux, trouver un système de fiscalité internationale sur les services numériques et sur les entreprises numériques, faire en sorte que nous puissions, avec les Américains, réenclencher à un système multilatéral du commerce international, notamment à l'OMC, qui est bloqué par les Etats-Unis, il y a notamment la nécessité de nommer la nouvelle directrice générale de l'institution, et puis travailler avec eux et avec les autres pays à faire en sorte que le commerce international soit plus équitable, qu'il y ait moins de dumping, moins d'aides d'Etat, plus de réciprocité, et notamment ça c'est un sujet que nous devons regarder avec force vis-à-vis de la Chine, et puis aussi qu'il soit plus durable, qu'il soit plus vert, qu'on lutte à travers les outils des politiques commerciales, contre le réchauffement climatique, pour la biodiversité, contre la déforestation, pour les droits de l'homme, et c'est un peu l'état d'esprit dans lequel nous avons été dans le cadre de la négociation avec la Chine pour signer, enfin en tout cas à avoir un accord politique sur l'accord d'investissement entre l'Union européenne et la Chine, pour dire : Ok, nous…

DIMITRI PAVLENKO
Qui gêne un peu, cet accord.

FRANCK RIESTER
Oui, enfin il a pour but cet accord de faire en sorte qu'on sécurise un certain nombre d'investissements européens en Chine, qu'on ouvre des marchés nouveaux pour les investissements européens en Chine, dans une forme de réciprocité avec ce qui se passe pour les investissements chinois en Europe, et en même temps, et c'est la première fois dans un accord économique ou commercial, mettre un levier autour du développement durable et des droits de l'homme. Les Chinois ont signé, comme vous le savez, un grand accord de libre-échange avec l'ASEAN, l'Asie, notamment le Japon et la Corée, sans avoir du tout de conditions liées aux droits de l'homme. Nous, dans cet accord, nous l'avons mis pour la première fois. Utilisons ce levier pour faire bouger la Chine.

DIMITRI PAVLENKO
Vous avez vu que les Etats-Unis accusent ce matin la Chine de génocide, concernant le la mise en camp des populations Ouigour. On n'entend pas un message de ce type émanant de l'Europe, alors que c'est un sujet on le sait extrêmement sensible, en tout cas du point de vue de Pékin. Y a-t-il un problème sur ce dossier-là ?

FRANCK RIESTER
Non, non, il ne faut pas voir des problèmes là où il n'y en a pas. Nous sommes absolument déterminés à faire bouger la Chine sur ces questions-là. Ce qui se passe au Xinjiang est très grave, et donc nous devons utiliser tous les leviers, le levier économique, mais sur d'autres leviers, et nous avons enfin dans l'Union européenne, des dispositifs, y compris de sanctions, qui permettent de faire bouger les choses sur les sujets des droits de l'homme.

DIMITRI PAVLENKO
Alors, vous êtes en charge aussi, et je rappelle Franck RIESTER vos deux portefeuilles, Commerce extérieur Attractivité. Sur l'attractivité, j'ai une question importante à vous poser. D'abord on sait que cette attractivité a un petit peu fondu l'an dernier, c'est ce qui ressort de plusieurs études, notamment une menée par EY, il y aura un petit peu moins de projets d'investissements étrangers en France cette année, alors effet bien sûr aussi de la crise qui pilonne littéralement certains secteurs, mais est-ce qu'on fait vraiment tout ce qu'il faut pour attirer les capitaux ? Je pense que vous me voyez venir, il y a l'affaire CARREFOUR, ce blocage, ce veto qui a été mis par Bercy au rapprochement de CARREFOUR avec le Canadien COUCHE-TARD. Que pensez-vous de cette affaire Franck RIESTER ?

FRANCK RIESTER
J'en pense que nous avons besoin de tenir compte de ce qui s'est passé avec la crise sanitaire, et d'évoluer dans la façon dont nous réagissons nous en tant qu'Etat par rapport à la vie économique. Je pense que nous devons à la fois faciliter le développement des affaires dans notre pays, en ayant un pays plus compétitif, et c'est le cas depuis 2017, avec toutes les transformations du pays qui ont été opérées, notamment en matière fiscale, en matière de négociations sociales. Et donc…

DIMITRI PAVLENKO
On ne détruit pas trois ans de travail, avec un dossier comme celui-là ?

FRANCK RIESTER
Non non, je ne le pense pas du tout, et donc on améliore l'attractivité du pays, et on n'améliore la capacité des entreprises sur notre sol à se développer et avoir de la croissance. Et en même temps on doit faire en sorte d'assumer notre souveraineté là aussi, et de veiller que sur un certain nombre de secteurs stratégiques, nous puissions garder un certain nombre de fleurons français. Et vous conviendrez que CARREFOUR, qui est le premier employeur privé de France, qui a une part de marché très importantes sur le secteur de la distribution, qui est un fleuron en connu dans le monde entier, dans un secteur clé de la distribution, puisse rester français et je le pense, pas en contradiction avec la volonté que nous avons d'attirer des investisseurs étrangers, parce qu'il fait bon investir en France, parce que les conditions…

DIMITRI PAVLENKO
Oui, enfin, il fait bon investir en France, n'empêche que cette affaire-là, pardonnez-moi, mais le message adressé aux marchés est quand même destructeur.

FRANCK RIESTER
Non, mais pas du tout. Il faut que le marché comprenne…

DIMITRI PAVLENKO
Qu'est-ce qui n'est pas stratégique aujourd'hui en France !

FRANCK RIESTER
Je ne sais pas ce qui est, ce qu'on appelle le marché, mais en tout cas il faut que les investisseurs, les acteurs économiques, comprennent que nous devons avoir une vraie stratégie industrielle. Nous devons avoir une vraie stratégie de souveraineté française et européenne. Ce qui veut dire que, effectivement, sur un secteur, un certain nombre de secteurs stratégiques, et la distribution alimentaire a été dans la loi, après avoir été débattu au Parlement, mis comme un secteur stratégique.

DIMITRI PAVLENKO
Mais sur quels critères, en fait, Franck RIESTER ?

FRANCK RIESTER
Eh bien sur le critère de l'approvisionnement alimentaire. On voit bien que c'est un secteur qui est absolument…

DIMITRI PAVLENKO
C'est-à-dire qu'on imagine les Canadiens affamer la France ?

FRANCK RIESTER
Vous savez, on n'imaginait pas ne pas pouvoir avoir de masque en cas de pandémie, parce qu'on pensait avoir toujours la possibilité d'avoir facilement accès à un produit tout simple, comme celui-là. Eh bien les produits sanitaires sont des produits qui sont des produits stratégiques. L'alimentation, pouvoir se nourrir, c'est absolument essentiel. Eh bien quand le premier distributeur…

DIMITRI PAVLENKO
Oui, la différence étant que l'alimentation on n'importe pas tout massivement de Chine, ce qui était précisément le problème des masques, c'est que l'outil industriel concernant les masques était parti en Chine, Franck RIESTER. Ça n'est pas vraiment comparable.

FRANCK RIESTER
Mais si si c'est comparable, c'est-à-dire que nous devons garder la maîtrise souveraine d'un certain nombre de produits ou de secteurs d'activités ou de chaînes de valeur. Pourquoi nous relocalisons un certain nombre de chaînes de valeur en France ? C'est pour cela, c'est pour sécuriser nos approvisionnements. Et donc nous voulons sécuriser nos approvisionnements et nous voulons garder dans un certain nombre de secteurs stratégiques, des fleurons français. Après, il ne faut pas pleurer sur le lait renversé, quand les décisions n'ont pas été prises sur d'autres secteurs d'activité, quand il était temps de le faire. Là, il ne s'agit pas de remettre en question la capacité de notre pays à attirer des investisseurs étrangers, nous le souhaitons, pour autant nous disons à nos investissent, à ces investisseurs étrangers, que oui la France a sa souveraineté, la France et l'Europe sont souverains et veulent garder la main sur un certain nombre de secteurs clés pour l'économie et pour la société en général.

DIMITRI PAVLENKO
Merci Franck RIESTER, le ministre délégué chargé du Commerce extérieur et de l'Attractivité, venu ce matin commenter l'arrivée au pouvoir de Joe BIDEN aux Etats-Unis. On continuera évidemment à en parler tout au long de cette matinale. Merci à vous.

FRANCK RIESTER
Merci à vous.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 21 janvier 2021