Extraits d'un entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, à France Inter le 24 janvier 2021, sur les vaccins contre le coronavirus, l'arrestation en Russie d'Alexeï Navalny, les relations avec les Etats-Unis, les droits de l'homme en Chine, la lutte contre le terrorisme au Sahel et l'islam en France.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Aidez-nous à comprendre, Monsieur le Ministre, puisque vous êtes à l'intérieur de la machine de l'Etat. Vous avez sûrement vu les deux unes de la presse nationale ce matin. Celle du Journal du dimanche avec ce grand titre : "reconfinement imminent", et celle du Parisien-Aujourd'hui en France : "Olivier Véran veut rassurer les Français". Laquelle des deux est juste ?

R - La situation est grave, les faits sont là. 72.000 morts depuis le début de la pandémie en France, 400.000 morts en Europe. Les chiffres sont là et l'évolution de la pandémie, malheureusement, avec l'arrivée des variants n'est pas positive, loin de là, avec ce sentiment qu'ont, je pense, toutes les Françaises et les Français d'avoir fait beaucoup d'efforts et de voir la ligne d'horizon reculer, reculer en permanence, avec une illisibilité sur la suite, ce qui rend parfois... Nous donne un moral un peu dans les chaussettes.

Q - Une illisibilité de notre part ou même de la vôtre ?

R - Non, du virus. Personne n'a la lisibilité sur le virus. Vous, vous n'en avez pas non plus.

Q - Non, mais vous...

R - Autrement, ce serait intéressant. Mais non, personne. Parce qu'on pensait arriver à la fin d'un processus, et puis là on voit qu'avec des variants, les difficultés reprennent, renaissent, et il n'y a pas non plus d'exception au niveau européen, ni au niveau mondial.

Q - Et vous devez prendre la décision.

R - Et donc, il faut lutter. Il y a une course de vitesse contre le coronavirus, contre ses variants, une cause qui est engagée. Il y a eu des adaptations qui ont été prises il y a peu de temps pour généraliser le couvre-feu à 18 heures. Et puis, tous les mercredis, en fonction des résultats, des indications que nous avons par la communauté scientifique, par les chiffres qui nous remontent, par les propositions du ministre Olivier Véran, du Premier ministre, le Président de la République prend des décisions ; on s'adapte, on regarde.

Q - Donc si on vous dit reconfinement imminent, Jean-Yves Le Drian, vous nous dites : oui, peut-être ?

R - Non, je ne sais pas.

Q - "Non, je ne sais pas", mais peut-être ?

R - Je ne sais pas. C'est une option parmi d'autres.

Q - Il y a quelque chose qui semble également illisible, c'est la pénurie de doses. On apprend ça tous les jours, qu'AstraZeneca, ce sera moins 60% de produits, que Pfizer il y en aura moins. Qu'est-ce qu'on a fait ? Est-ce qu'on a pris des vaccins qui n'étaient pas chers ? Est-ce qu'on les a commandés trop tard ? Et est-ce que l'on est dans la main des laboratoires, ce qui est exactement l'impression qu'on a ?

R - D'abord, on a la chance d'avoir le vaccin.

Q - D'accord, mais si on ne peut pas se vacciner, le fait de l'avoir...

R - Je pense qu'il faut quand même le redire. Il y a quelques mois, j'ai rencontré le directeur général de l'OMS au début de la pandémie, on nous disait, les personnages les plus compétents en la matière nous disaient : mais un vaccin, vous n'y pensez pas, ça prend énormément de temps. Et on s'interrogeait sur comment agir sur les traitements parce que les vaccins, c'était un horizon très lointain. Là, nous avons des vaccins. Alors, la nouveauté est quand même très considérable, et pas uniquement un laboratoire mais plusieurs laboratoires. Et c'est la raison pour laquelle l'Union européenne a bien fait d'anticiper et de sécuriser la capacité de mobilisation des vaccins puisque nous avons sécurisé près de deux milliards quatre cent mille doses qui seront à notre disposition...

Q - Mais peut-être trop tard, c'est ça la question.

R - Mais après, il faut produire. On a trouvé, il faut produire. Il y a quelque temps, on disait : il n'y a pas de vaccins.

Q - Non, mais les Anglais, six millions de vaccinés en Angleterre.

R - Il y en a. Maintenant, il faut les produire et on a bien fait de s'adresser à différents laboratoires pour pouvoir être sécurisé davantage. Et si l'un faisait fausse route, on pourrait se reposer sur l'autre. Donc, voilà quelle est la réalité, et maintenant il faut effectivement vacciner avec ces vaccins et certains vaccins, comme vous le savez, nécessitent une logistique assez particulière pour rester à un niveau de froid très important.

Q - Mais nous sommes entre les mains, nous sommes tenus par les laboratoires, Monsieur le ministre ? Pfizer, AstraZeneca.

R - Il y a des engagements, ils doivent être tenus ; Pfizer. AstraZeneca n'est pas encore validé.

Q - Mais Pfizer ?

R - Pfizer, et puis Moderna.

Q - Avons-nous les moyens juridiques pour contraindre ces laboratoires ou ces grandes multinationales pharmaceutiques à respecter les délais de livraison ?

R - Je crois que Charles Michel a été clair tout à l'heure chez un de vos confrères.

Q - Le président du Conseil européen.

R - Le président du Conseil européen, en disant que, si d'aventure, ils n'étaient pas au rendez-vous, à ce moment-là on prendrait des moyens juridiques pour que les contrats soient respectés. Mais il y a des explications, il y a un retard : Pfizer avait annoncé six semaines, maintenant ce n'est plus qu'une semaine, tant mieux. Mais il faut que les laboratoires, dans la mesure où ils ont été contractés par l'Union européenne, respectent leurs engagements, parce qu'il y a une initiative forte qui nous a d'ailleurs permis d'être plus sûrs, d'être plus sécurisés, d'être moins chers, d'être alimentés par différentes sources parce qu'on est sur un parcours qui va durer un certain temps pour vacciner l'ensemble des Européens. Mais il y a la commande permettant de vacciner l'ensemble des Européens, ce qui est une bonne chose, c'est un plus. Après, on se les partage au prorata de la population.

Q - On s'est beaucoup réjoui au début de voir l'Union européenne au fond faire corps pour aller acheter des vaccins et les répartir dans les pays. Et puis, on s'aperçoit vendredi que la Hongrie fait cavalier seul, annonce qu'elle va acheter des doses de vaccin russe. Et donc, est-ce qu'il faut s'attendre à ces cavaliers seuls de chaque Etat devant une sorte de crainte de pénurie et de peur de manquer au moment où tous les virus et les variants arrivent ?

R - D'abord, à ma connaissance - mais je ne suis pas le spécialiste c'est vrai, il vaut mieux interroger Olivier Véran sur ces sujets-là - mais à ma connaissance, seul le vaccin Pfizer est reconnu aujourd'hui par l'Organisation mondiale de la santé. Aujourd'hui. Par ailleurs au niveau européen, l'Agence européenne du médicament permet de délivrer les vaccins et de diffuser les vaccins en Europe que pour deux laboratoires : Pfizer et Moderna. Donc, la Hongrie prend des responsabilités particulières, c'est à elle de juger.

Dans la réalité d'aujourd'hui, c'est cela. Il y a un problème de sécurité, il faut que les Européens soient rassurés lorsqu'ils sont vaccinés. Il y avait une telle réserve à l'égard des vaccins qui a disparu brutalement depuis que le vaccin est arrivé. Bon, tant mieux. Mais il faut maintenant être sûr du diagnostic et être sûr de la qualité du vaccin que l'on diffuse. Autrement ce serait irresponsable.

Q - Il y a la question des vaccins évidemment, il y a la question des frontières aussi. Alors on en entend là de plus en plus parler. La France semble avoir envie de durcir sa politique aux frontières, elle exige désormais des tests PCR face aux souches mutantes du virus dont on parle maintenant depuis la fin du mois de décembre, le début du mois de janvier. Est-ce qu'on n'a pas quand même perdu un petit peu de temps avec notre politique aux frontières ? Est-ce qu'on n'aurait pas pu prendre des décisions plus rapidement ?

R - Est-ce que vous savez, je crois que tout le monde l'a oublié, que les frontières hors Europe sont fermées depuis le 18 mars de l'année dernière, sauf pour les Français qui reviennent. Mais aujourd'hui, vous êtes brésilien, vous voulez venir en France ou en Europe, vous ne pouvez pas. On a oublié qu'on avait fermé collectivement, les Européens, les frontières hors Europe depuis le 18 mars.

Q - Donc, on apprend aujourd'hui que les liaisons entre la France et le Brésil vont être interrompues, en fait vous dites : elles sont déjà interrompues ?

R - Non, elles ne sont pas interrompues : vous ne pouvez pas voyager dessus quand vous êtes brésilien. Si vous êtes français, vous revenez. Si vous êtes européen, vous revenez.

Q - Si on est français, on peut y aller et en revenir.

R - Mais cette protection des frontières, elle est acquise depuis déjà très longtemps sauf quelques exceptions qui sont dûment constatées par nos propres consulats.

Q - Faut-il aller plus loin et faire comme les Belges : interdire aux Français justement de se déplacer à l'étranger uniquement pour des raisons professionnelles ou de santé ?

R - Je n'ai pas fini, je vais jusqu'au bout du déroulé. La nouveauté, elle est double, depuis maintenant le dernier Conseil européen qui s'est tenu la semaine dernière. Elle est double d'une part parce que le Royaume-Uni maintenant est en dehors de l'Union européenne. Donc, ce principe d'interdiction : les frontières sont fermées, sauf exception de retour des résidents européens, des Français sur leur territoire, plus quelques exceptions rares. Et la nouveauté, deuxième nouveauté maintenant, c'est maintenant il faut un test PCR avant de prendre l'avion...

Q - Négatif.

R - Une septaine en arrivant et un test PCR à la fin de la septaine. Voilà la nouveauté qui était simplement contraignante et qui fait que cela va s'appliquer mais uniquement sur...

Q - Mais si on prend le train et la voiture, Monsieur Le Drian ?

R - Non, ça, c'est pour hors Europe.

Q - Je vous parle de l'Europe, moi.

R - Mais il faut bien clarifier les choses. Vous aviez oublié qu'hors Europe, c'était interdit depuis le 18 mars de l'année dernière.

Q - On n'avait pas oublié.

R - Si, parce que personne n'en parlait.

Q - Mais ce n'est pas ce que dit le maire Christian Estrosi, par exemple, à Nice qui dit que sa frontière avec Monaco fait qu'en permanence il a des gens qui...

R - J'avais dit " hors Europe ".

Q - ... des étrangers qui entrent sur son territoire et qui visiblement lui posent un problème à lui.

R - Maintenant en ce qui concerne l'intra-européen, des mesures de durcissement ont été prises. Le principe de base, c'est qu'il ne faut plus voyager. Et la recommandation que fait le ministère des affaires étrangères à cet égard, c'est qu'il est strictement recommandé de ne pas se déplacer.

Q - Irez-vous jusqu'à faire comme les Belges : interdire les voyages à l'étranger sauf pour des raisons professionnelles ou...

R - Si vous allez à l'étranger, il faut le faire vraiment pour des raisons extrêmement impératives et, de toute façon, en vous faisant tester, en faisant un test PCR. Et quand vous allez prendre l'avion, quand vous allez prendre le bateau, il vous sera demandé à l'entrée.

Q - Et quand on prend le train et la voiture ?

R - Eh bien, faites un test PCR.

Q - Mais je ne suis pas obligée et je ne serai pas contrôlée.

R - Dans l'état actuel des choses, c'est ce principe-là. Peut-être que cela peut évoluer.

Q - Mais pourquoi on ne contrôle pas tout ? Enfin, je ne comprends pas.

R - Aujourd'hui le principe, c'est : on ne voyage pas. Ne voyagez pas, sauf s'il y a un mort dans votre famille qui habite le Luxembourg ou un autre pays, mais autrement ne voyagez plus. On arrête.

Q - On a eu l'impression que la France par rapport à d'autres partenaires, notamment l'Allemagne, était très rétive à prendre des mesures assez coercitives de non déplacement. Est-ce que c'est pour sauver le marché, la libre circulation ? Ou c'est parce qu'au fond, on se considérait moins atteint que les autres pays ?

R - L'Allemagne est dans la même position que nous. Je me suis entretenu avec mon collègue allemand, il y a deux jours, nous sommes sur la même position. On ne voyage plus et on prend des mesures restrictives pour la vie quotidienne, telles que nous les prenons ici en France pour les contraintes de couvre-feu. L'Allemagne a pris des mesures beaucoup plus drastiques d'ailleurs depuis quelque temps et on se tient comme cela. Donc, on ne voyage plus.

Q - Deux questions rapides, Jean-Yves Le Drian, avant de passer à la suite. Première question : il y avait un dispositif mis en place par l'Union européenne pour pouvoir donner des vaccins aux pays en voie de développement. Quand on voit qu'il en manque ou qu'il peut y avoir des retards de livraison pour les citoyens de l'Europe, qu'est devenu ce projet et cette promesse qui avait été faite au moment de la commande des vaccins ?

R - Il y a d'abord quelques difficultés pour transférer les vaccins Pfizer dans des pays lointains, dans des pays très chauds, en raison des contraintes logistiques que vous connaissez. Mais pour le reste et dans la suite de l'approvisionnement en vaccins...

Q - La promesse sera tenue ?

R - Les engagements financiers sont là sur la table, ce qu'on appelle le dispositif Covax ou le dispositif Gavi selon les cas (pour la distribution c'est Gavi, et pour le financement c'est Covax), vont permettre de mobiliser des vaccins pour les distribuer dans les pays les plus à risque. Le montant financier de tout cela, c'est deux milliards d'euros. L'Europe y a contribué à hauteur d'un milliard, c'est d'ailleurs assez considérable parce que de toute façon, ce n'est pas uniquement une question de solidarité : c'est une question de solidarité, mais c'est une question d'efficacité. Tant qu'on n'aura pas éradiqué le vaccin, on ne sera toujours pas à l'abri, il faudra restreindre les voyages... donc il faudra attendre que l'ensemble de l'humanité soit vaccinée.

Q - Deuxième question : est-ce qu'il y aura besoin d'établir un passeport vaccinal ? Rapidement. Même si ce ne sont pas les Etats qui le font, est-ce que ce ne seront pas les compagnies aériennes et puis les grandes multinationales qui l'imposeront ?

R - Cela pose quelques questions parce que d'abord, il y a des questions d'efficacité. On ne sait pas encore si les vaccins... On sait qu'ils nous protègent nous, mais on ne sait pas si ça permet de bloquer la diffusion du coronavirus, ce n'est pas certain encore ; premièrement. Donc, il ne faudrait pas se rassurer à bon compte. Deuxièmement, il y a une question de discrétion aussi sur le fait que ce sont des données personnelles qui seraient ainsi sur un passeport particulier. Et puis, il y a aussi des problèmes d'égalité. Maintenant vous avez été vacciné, vous pouvez voyager, les autres ne peuvent pas voyager, etc... Donc, pour l'instant, à mon avis, c'est prématuré.

Q - Mais en même temps, il y a le secteur touristique à sauver. C'est ce que dit la Grèce, c'est ce que dit l'Espagne, c'est ce que pourrait dire le Portugal. C'est ce que pourrait dire la France aussi.

R - Oui, mais tel que c'est aujourd'hui, cela me semble prématuré, même si la question mérite d'être posée.

Q - Vous voyagez beaucoup, vous devez voir beaucoup de pays. Le chef de l'Etat a considéré que les Français, c'étaient 66 millions de procureurs. Est-ce que vous considérez que l'on est pire que les autres ? Et est-ce que cette expression était heureuse ?

R - Ecoutez, moi je comprends vraiment la lassitude des Français, leur impatience, parfois leur détresse, souvent, ceux qui ont des victimes dans leur famille, parfois le bord de la déprime pour certains, je pense aux étudiants. Et donc, ils sont exigeants dans cette période, d'autant plus que, ce que je disais en commençant, on a le sentiment que l'horizon recule au fur et à mesure que l'on avance. Ils sont exigeants donc ils râlent, mais ils sont inquiets et donc exigeants. C'est vrai en France, mais c'est vrai ailleurs.

Q - Donc il faut être plutôt tendre avec eux plutôt que les mettre en cause ?

R - Je comprends cette irascibilité, je comprends ces interrogations et je comprends cette lassitude. Et en même temps, on n'a pas d'autre solution que de se tenir les coudes et de combattre ensemble la diffusion du coronavirus.

Q - Donc, vous comprenez les 66 millions de procureurs plus que la susceptibilité du Président de la République.

R - Je peux comprendre qu'il peut y avoir de l'énervement, mais il faut que l'on garde tous notre calme et que l'on se batte ensemble parce que c'est un challenge considérable. Nous n'avons jamais connu ça depuis la guerre 39-45, ce n'est pas propre à la France. C'est la même chose ailleurs. Donc, soyons solidaires au niveau européen.

Q - Donc vous dites qu'Emmanuel Macron aurait dû faire preuve d'un peu plus de compréhension vis-à-vis des Français ?

R - Non, je comprends que le Président puisse parfois s'interroger sur le fait qu'on ne se rend pas vraiment compte de l'ampleur des efforts qui sont déployés par l'exécutif, par le gouvernement, par lui-même, la détermination qui nous anime, la volonté d'aboutir dans un combat qui est terrible et que chacun comprend et qu'on voit ailleurs.

Q - Vous pointez l'état psychologique du pays, c'est à la fois la lassitude des Français. Est-ce que vous craignez des mouvements de désobéissance civile si, par hasard, on était obligé de reconfiner de façon très forte ? Et est-ce qu'au fond la riposte du gouvernement est maintenant indexée aussi sur ce que les Français sont en capacité, au fond, d'admettre ?

R - La riposte du gouvernement, elle est en fonction de l'état d'avancement de la diffusion du coronavirus pour sauver des vies. Le sujet, c'est de sauver des vies et éviter qu'il y ait une accélération de ce que l'on constate aujourd'hui. Voilà quelle est la réalité. Ceci dit, moi, je trouve que les Français ont été disciplinés.

Q - Jusqu'à présent, oui.

R - Oui, mais plus qu'ailleurs. Peut-être plus râleurs qu'ailleurs, mais plus disciplinés qu'ailleurs. Et ça, c'est assez formidable.

(...)

Q - Jean-Yves Le Drian, rentrons dans le dur des sujets chauds que vous avez sur votre bureau et notamment évidemment les relations avec la Russie. Depuis l'arrestation d'Alexeï Navalny, l'opposant à Vladimir Poutine, revenu, il y a une semaine maintenant, à Moscou ; Navalny arrêté, placé en détention jusqu'au 15 février, des multiples procédures judiciaires à son encontre et puis des manifestations dans de très nombreuses villes de Russie hier : au moins 65 villes pour exiger la libération du principal ennemi du Kremlin avec des centaines d'arrestations.

Q - Oui. On en est à 3500 arrestations manifestement. Qu'est-ce que vous pouvez faire ? Est-ce qu'il n'y a rien à faire avec le régime de Vladimir Poutine, sauf dire que ce n'est pas bien et qu'on souhaiterait qu'il soit libéré ? Ce qui a été dit par l'Europe hier.

R - D'abord je trouve cette dérive autoritaire très inquiétante. Je trouve que la remise en cause de l'Etat de droit par ces arrestations-là, collectives et préventives, est insupportable. Je trouve aussi que le succès des manifestations au pluriel sur l'ensemble du territoire russe est impressionnant.

Q - Qu'est-ce que ça traduit selon vous ?

R - Pardon. Ceci étant, l'affaire Navalny ne date pas d'hier. Elle date du mois d'août dernier. Nous avions dit à l'époque, et je le redis encore aujourd'hui à l'égard des autorités russes, qu'il faut que toute la lumière soit faite sur l'affaire Navalny.

Q - Au moment où il a été empoisonné et hospitalisé en Allemagne à Berlin.

R - Oui. J'avais dit ça même, je crois, ici sur vos antennes. Le fait qu'il ait été empoisonné, c'est une tentative d'assassinat. Cela s'est fait avec un produit qui est un produit russe, le " Novitchok ".

Q - Internationalement interdit.

R - Internationalement interdit et produit en Russie. Cela se fait en Russie, par un produit chimique russe, sur une personnalité russe. Donc, il me paraît normal qu'il y ait une enquête qui soit menée, une clarification, une transparence.

Q - Oui, mais Vladimir Poutine s'en fiche éperdument.

R - Je le redis aujourd'hui en me disant : mais finalement, je me posais la question, finalement si d'aventure il y avait une clarification et une transparence sur le sujet, peut-être que ce mouvement ne se serait pas produit hier. Mais ils ont voulu je crois, les autorités russes, avoir une position de déni sur la réalité. Ceci étant aussi, nous ne pouvons pas accepter cela. Nous avons pris des sanctions, nous avons pris des mesures contre l'environnement, y compris contre l'environnement du président Poutine, au trimestre dernier. L'ensemble européen - parce que des mesures de ce type ne peuvent être prises qu'au niveau européen - a pris des mesures pour interdire de voyage, gel des avoirs d'un certain nombre de personnalités.

Q - D'un certain nombre de dignitaires russes.

R - Oui, tout à fait.

Q - Le Kremlin accuse Washington d'ingérence. Il ne prend même pas la peine de qualifier la position de l'Union européenne.

R - Je n'ai pas à commenter la manière dont le président Poutine gère la situation actuelle en Russie. Ce dont je suis convaincu, c'est que c'est une dérive très préoccupante et qui remet un peu en cause la volonté de confiance et de sécurité que l'on peut avoir à l'égard de la Russie. Il y avait eu une initiative qui avait été prise à Brégançon, fin août 2019.

Q - C'est fini ?

R - Ce n'est pas fini, mais cela n'avance pas beaucoup.

Q - Oui mais ça veut dire que la Russie reste une interlocutrice, que Vladimir Poutine reste un interlocuteur à la France et à l'Union européenne.

R - Je ne dirais pas ça comme cela. Je dirais que malgré tout, la Russie ne va pas déménager. Malgré tout, la géographie est têtue. La Russie est notre voisin et nous avons des questions de sécurité et de confiance ; et nous sommes obstinés pour trouver le moyen de faire en sorte que des formes de discussion puissent avoir lieu, tout en étant extrêmement clairs et extrêmement fermes sur la dérive autoritaire que nous constatons.

Q - Mais il y a eu l'Ukraine, il y la Crimée, il y a eu la Géorgie. Je ne vais pas faire toute la liste, Jean-Yves Le Drian.

R - Oui, mais la Russie ne déménagera pas.

Q - Il y a les vidéos mises en ligne par Navalny, qui montrent la fortune et ce château absolument sidérant qu'aurait Vladimir Poutine. Ce que nous avons, ce sont nos larmes pour pleurer.

R - Non, les sanctions. On les a prises.

Q - Alors il y a les sanctions et il y a aussi...

R - Demain, il y aura une réunion des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne qui sera amenée à parler de cela aussi.

Q - Mais d'abord, est-ce qu'il faut renforcer les sanctions et, deuxièmement, qu'est-ce que vous dites sur le gazoduc Nord Stream 2 qui, au fond, pourrait être aussi un moyen, interrompre les travaux, cela pourrait être aussi un moyen de pression de dire à la Russie : on n'est pas d'accord ?

R - Cette question s'adresse plutôt à l'Allemagne.

Q - Oui, c'est-à-dire que vous n'arrivez pas à convaincre l'Allemagne.

R - Je laisse l'Allemagne répondre.

Q - D'accord. Et sur les sanctions ? Est-ce qu'on peut envisager un durcissement des sanctions ?

R - Sur les sanctions, il faut les rendre opératoires réellement et la discussion sur ce point aura lieu demain au niveau du Conseil européen.

Q - Demandez-vous la libération immédiate d'Alexeï Navalny ?

R - Depuis longtemps. On demande qu'il soit libéré et on demande qu'il y ait la clarté sur sa tentative d'assassinat. Il y a eu une tentative d'assassinat. Dans un pays de droit, on essaie de savoir comment se fait-il qu'il y a eu une tentative d'assassinat.

Q - Toute petite précision : est-ce que vous considérez qu'il a pris des risques démesurés en rentrant en Russie ? Ou est-ce que vous considérez qu'il a joué son rôle d'opposant, au péril de sa vie ?

R - Je pense que cette démarche mérite beaucoup de respect. Il a l'audace de ses actes. C'est sans doute lui qui doit être le plus satisfait de la journée d'hier.

Q - Paradoxalement, malgré l'arrestation de ses soutiens ?

R - Paradoxalement. Je ne parle pas des arrestations préventives et collectives qui sont absolument insupportables. Je parle de l'ensemble du mouvement qui s'est manifesté hier. C'est quand même assez impressionnant. Surtout qu'il faisait très froid.

Q - Oui. Apparemment avec des manifestations même, dans des villes, où il faisait moins 50. Si on regarde vers l'ouest, vous avez évidemment assisté comme nous, Jean-Yves Le Drian, au spectacle mondial de l'investiture de Joe Biden. C'était très impressionnant et particulièrement fort de l'entendre parler, d'insister sur l'unité d'un pays, dont on se disait qu'il était profondément déchiré. Qu'est-ce qui vous a le plus marqué ? Voir l'investiture du président Biden ou voir les images de l'ex-président Donald Trump monter dans Air Force One pour la dernière fois sur le son de "My Way" de Frank Sinatra ?

R - Non, ce qui m'a le plus marqué, c'est le discours de Joe Biden. J'ai été très frappé par la dignité de ce discours et par sa gravité, et aussi par le rappel à de nombreux passages de ce texte de la nécessité de préserver la démocratie. Parce que c'est quand même cela le sujet. Les Etats-Unis, très vieille démocratie, ont failli être victime d'une insurrection populiste alimentée par des fake news, alimentée par des fausses informations, par une viralité qui, d'une certaine manière, entretenait une réalité artificielle pour une partie des populations qui pensaient que c'était vrai. C'est-à-dire que je pense qu'une partie des Américains ont vécu dans l'idée que l'élection leur avait été enlevée alors que la réalité des faits n'était pas celle-là.

Q - Et ils le pensent toujours et ils ont malgré tout été 74 millions à voter pour Donald Trump.

R - Oui, ils ont été 74 millions à voter. Et donc, cela m'a beaucoup frappé, cette détermination, cet appel à l'unité ; et puis, aussi le fait que dans ce discours-là il a évoqué les problèmes liés à l'information.

Q - Oui, dans son premier discours, le premier après avoir prêté serment.

R - Aux manipulations de l'information, à la nécessité d'établir les vérités, au combat collectif contre le mensonge. C'est quand même une grande première et c'est cela qui était à mon avis le plus impressionnant pour moi en écoutant ce discours.

Q - Est-ce que vous pensez que c'était une leçon pour toutes les démocraties aujourd'hui un peu fragilisées ? Et deuxièmement, est-ce que vous pensez qu'à partir de ce discours-là, il peut y avoir des actions effectives pour essayer, au fond, de contrôler davantage les réseaux sociaux ? Et est-ce que c'est souhaitable ?

R - Bien évidemment, au-delà de ce qui s'est passé aux Etats-Unis, ce sont toutes les démocraties qui peuvent se sentir fragilisées par ce qui s'est passé là. Et donc, la nécessité de renforcer le fonctionnement démocratique des Etats qui le sont est tout à fait essentielle. Je crois que c'est un peu ce qu'il a derrière la tête en voulant provoquer un sommet des démocraties. Sans doute faut-il ensemble concevoir le renouveau des démocraties, le renouveau de l'Etat de droit et le respect de nos concitoyens. En tout cas, si c'est ce challenge-là que les Etats-Unis veulent développer, nous sommes évidemment partie prenante. Mais on voit bien qu'en Europe aussi on s'est soucié de ces dérives et de ces menaces.

Q - Mais est-ce que quelque chose va changer, Jean-Yves Le Drian, dans l'ordre international ? Est-ce que l'on restera dans l'ordre de "America first" avec Joe Biden ? Est-ce que les Américains vont revenir dans le concert des nations comme on le dit ? Est-ce que l'on peut imaginer davantage de multilatéralisme qu'il n'a pu être exercé ces dernières ces dernières années sous la présidence Trump, notamment ?

R - "America first", cela a été "America alone", l'Amérique seule. Le thème de l'Amérique première, cela s'est traduit par l'Amérique seule, et pendant ce temps-là, beaucoup, dont les Européens, on a essayé de tenir les murs, à la fois de l'accord sur le climat, de l'accord sur l'Iran, des initiatives autour de l'OMC et du multilatéralisme. Bref, on a essayé de tenir les meubles. Maintenant, des espaces nouveaux se présentent, très clairement.

Q - Des espaces nouveaux ou est-ce que c'est le retour du leadership américain ? Et si c'est le retour du leadership américain, est-ce que c'est une bonne nouvelle pour l'Europe ou ce n'est pas une très bonne nouvelle pour l'Europe et les dirigeants européens ?

R - Il y a plusieurs observations dans ce que vous dites. Le renouveau, c'est que le multilatéralisme va reprendre sa marche. D'abord, les premières décisions prises par le président Biden, sur le retour dans l'accord de Paris, et c'est le moment, il y a une grande urgence puisque le rendez-vous c'est Glasgow fin d'année. Ils reviennent, on va reprendre les discussions. Le fait qu'ils reviennent dans l'Organisation mondiale de la santé, dont ils étaient sortis, alors que c'est la seule organisation - elle a peut-être ses défauts - mais c'est la seule organisation au niveau mondial qui gère les problèmes de santé. En pleine pandémie les Etats-Unis sont sortis de cette organisation. Ils reviennent.

Par ailleurs, on voit que sur les questions de sécurité, il y avait un vrai sujet, dont on ne parle pas beaucoup, avec les Russes qui était et qui est toujours, le sujet de la régulation des armes stratégiques nucléaires. Le traité qui fait suite au traité Start qui s'appelle maintenant New Start, qui permet de réguler, de contrôler, ensemble, entre la Russie et les Etats-Unis d'Amérique, les armes nucléaires qui vont potentiellement l'un sur l'autre, venait à caducité là, au mois de février. Il vient de reprendre la volonté de discuter sur la suite de ce traité. Donc, le jeu se réouvre sur des sujets sur lesquels nous, Européens, nous avions essayé de tenir les murs.

Q - L'ordre du monde est rétabli.

R - Alors ceci étant...

Q - Leadership ou pas ?

R - Ceci étant, ce ne sera pas une parenthèse, les quatre années. L'Europe avec laquelle les Etats-Unis d'Amérique disent vouloir maintenant renouer tous les liens, la relation transatlantique ne sera plus la même qu'avant. On ne va pas revenir quatre ans en arrière, me semble-t-il.

Q - Qu'est-ce qui change ? Qu'est-ce qui a changé ?

R - Parce qu'entre temps - et ce peut être indirectement lié à Trump -, pendant ce temps-là, l'Union européenne s'est assurée, l'Union européenne a grandi, l'Union européenne est sortie de sa naïveté. L'Union européenne a affirmé qu'elle pouvait, au niveau de la sécurité, commencer à avoir une posture. L'Union européenne a dit et indiqué que, concernant les échanges commerciaux, il ne fallait quand même pas abuser et que si les Etats-Unis mettaient des taxes, elle pouvait elle-même en mettre. L'Union européenne a affirmé que sur un certain nombre d'enjeux industriels majeurs, je pense en particulier au numérique, elle pouvait avoir sa propre souveraineté. Donc l'Europe qui est là maintenant n'est plus la même que celle qui existait il y a quatre ans, et Joe Biden va trouver une Europe différente.

Q - Vous avez laissé entendre il y a quelques jours que vous étiez assez inquiet à propos de l'Iran, en disant qu'ils étaient en train de se doter de leurs capacités nucléaires. Qu'est-ce qu'il faut faire ? Cela a l'air un peu bête, comme question, et un peu large. Qu'est-ce que vous attendez des Etats-Unis ? Et qu'est-ce que l'Union européenne peut faire sachant que vous dites que d'une certaine manière grâce à Trump, elle n'est plus la même qu'il y a cinq ans et qu'elle est plus puissante ? Sur l'Iran, on fait quoi ? On attend quoi ?

R - Quand je disais tout à l'heure qu'on avait gardé les meubles, qu'on avait gardé les murs, cela concerne aussi l'accord de Vienne que l'on appelle couramment le JCPoA, c'est-à-dire l'accord signé en 2015 qui permettait d'éviter la prolifération nucléaire et d'éviter que l'Iran n'accède à l'arme nucléaire avec toutes les conséquences...

Q - Donc, on ne va pas revenir en arrière.

R - Il est toujours là.

Q - Entre temps, il s'est passé des choses.

R - Mais parallèlement au retrait américain de 2018, les Iraniens ont progressivement détricoté les éléments essentiels.

Q - Ils ont repris l'enrichissement de leur uranium.

R - Ils ont repris l'enrichissement à 20% et ils sont en situation de produire de l'uranium...

Q - Est-ce qu'il faut lever les sanctions...

R - ...de l'uranium métal, ce qui est une...

Q - Est-ce qu'il faut lever les sanctions dont ils sont les victimes de la part des Etats-Unis ?

R - C'est une situation très dangereuse, parce que l'accès de l'Iran à l'arme nucléaire aurait des conséquences géostratégiques considérables.

Q - Bien sûr.

R - Il faut trouver le chemin de revenir dans les accords de Vienne. Et cette déclaration, elle va aussi en direction des Iraniens. Nous sommes dans une situation contraire de celle que voulait Trump. Trump voulait la pression maximale pour éviter que l'Iran n'accède à l'arme nucléaire.

Q - Oui. Et aujourd'hui, Téhéran demande, avant toute chose, la levée des sanctions pour satisfaire ses obligations.

R - Avec la pression maximale, en fait, le résultat c'est que l'Iran n'est pas loin de pouvoir se doter de l'arme nucléaire. Donc, il faut engager des discussions sur les bases des accords de Vienne, sur les bases du JCPoA. Alors après, la question que vous posez, c'est qui commence. Bon ça, cela fait partie de la diplomatie. On verra bien comment tout ça va...

Q - Oui, justement.

R - Mais ce que je note, c'est la volonté américaine de réengager le processus et c'est un élément de satisfaction permettant de revenir aux engagements antérieurs, mais il faut que tout le monde revienne aux engagements antérieurs.

Q - Dont les Américains...

R - Oui, mais l'Iran aussi et il y a beaucoup de chemin à faire.

Q - Est-ce que une rencontre est déjà programmée entre Emmanuel Macron et Joe Biden ?

R - Non, pas à ma connaissance. Je vais avoir...

Q - Et entre vous et Antony Blinken ?

R - Oui, cela va se passer demain ou après-demain entre Antony Blinken et moi-même. Il se trouve qu'Antony Blinken est un francophile particulièrement remarquable, qui connaît bien notre pays et qu'il a, à l'égard de la relation transatlantique à venir, je pense, dans les premières déclarations qu'il a faites lors de son audition au Sénat, une posture qui nous permet de penser que l'on va renouer avec le multilatéralisme. Puisque le multilatéralisme, c'est aussi le respect des règles par les uns et par les autres et que ce chemin-là va être ouvert. Mais cela n'empêchera pas Antony Blinken, que je connais par ailleurs, depuis maintenant quelques années, puisque vous m'avez dit que je faisais partie des meubles, cela n'empêchera pas qu'Antony Blinken défendra les intérêts américains.

Q - Evidemment.

R - Et qu'on ne va pas rentrer dans une période d'euphorie, mais dans un dialogue structuré avec, je pense, non seulement pour chacun la volonté de préserver ses propres intérêts, mais aussi pour les uns et les autres dans la relation transatlantique de prendre en compte l'ensemble des défis du monde et nos responsabilités en la matière. Donc, je crois que l'on est dans une nouvelle phase.

Q - Il nous reste justement une vingtaine de minutes, il nous reste à parler d'une autre superpuissance que nous n'avons pas mentionnée jusqu'à présent qu'est la Chine, en l'occurrence, avant de parler du Sahel. La question des relations avec la Chine qui est toujours très compliquée, très tendue.

Q - On a vu là que la Commission européenne avait divulgué un peu l'accord entre l'Union européenne et la Chine et, en fait, on voit qu'il y a quand même pas mal d'interrogations. On se dit : est-ce que l'Europe ne s'est pas un peu trop précipitée à conclure un accord avec la Chine, alors que Biden n'était pas encore entré en fonction ? Est-ce que ce n'est pas une mauvaise manière ? Est-ce que ce n'est pas aussi, au fond, donner plus de puissance encore à la Chine ? Comment vous réagissez à toutes ces critiques et comment vous défendez cet accord ?

R- C'est quand même un peu du rattrapage, parce que jusqu'à présent, au niveau européen, il y avait des ouvertures très significatives qui étaient permises pour les investissements chinois. Là, c'est un accord sur les investissements, nous obtenons dans cet accord à la fois plus d'égalité et plus de facilité pour les entreprises qui veulent s'installer en Chine. Il n'y a pas d'obligation...

Q - Notamment l'accès au marché des services.

R - Oui, et puis pas d'obligation de transfert de technologies comme c'était le cas auparavant avec des ouvertures sur un certain nombre de secteurs, la possibilité d'être présent, de créer des filiales : par exemple, la RATP pourrait créer une filiale, maintenant, en Chine.

Q - Et pas d'obligation non plus pour la Chine de respecter les droits de l'Homme et notamment les droits des Ouïghours, Jean-Yves Le Drian.

R - J'y viens. Mais donc, cet aspect-là est un aspect plutôt positif et c'est une forme de rééquilibrage. Nous ne sommes qu'au début. Pour l'instant, il n'y a qu'un accord politique. Il faut ensuite que cet accord passe devant le Parlement européen en particulier, mais qu'il soit validé aussi par l'ensemble des instances européennes. Et dans l'accord, il y a le respect des normes de l'Organisation internationale du travail, c'est-à-dire le renoncement au travail forcé en particulier et ça, cela s'adresse en particulier...

Q - Mais cela ne réglera pas la question du travail forcé des Ouïghours dans la région du Xinjiang, par exemple ?

R - Cela fait partie du paquet.

Q - L'Elysée même dit que ça ne concernera pas cette situation spécifique.

R - Si, mais si. Le fait de renoncer, dans l'accord, la Chine renonce au travail forcé en signant les conventions de l'Organisation internationale du travail. Il faudra donc être très vigilant pour la mise en oeuvre de ces dispositions, en particulier dans le Xinjiang à l'égard des Ouïghours, bien sûr. Ce n'est pas... Alors maintenant, c'est la vigilance de la mise en oeuvre. Peut-être que la Chine avait intérêt à ce que cette signature soit accélérée, mais comme c'était aussi notre intérêt, à nous.

Q - Et peut-être aussi l'Allemagne qui avait peut-être intérêt à défendre son industrie et qui a peut-être un peu plus pressé. On a senti que la France n'était peut-être pas aussi pressée que l'Allemagne sur ce sujet.

R - Il faut trouver un bon compromis avec les uns et les autres. Et je pense qu'on a marqué un acte politique sur lequel il faut que nous soyons par la suite extrêmement vigilants, en particulier sur l'application des normes de l'Organisation internationale du travail.

Q - Mais, cela veut dire qu'on se distingue des Etats-Unis qui eux sont en bataille frontale avec la Chine ? Ou est-ce qu'on a une voix particulière, une singulière ? On en est où nous ?

R - Non, on ne met pas du tout la relation que nous avons avec la Chine à égalité avec la relation que nous avons avec les Etats-Unis. On n'est pas dans cette logique-là. Nous avons avec la Chine des discussions sur un certain nombre de sujets sur lesquels nous sommes partenaires. Je pense, par exemple, à l'engagement sur le climat : on ne pourra l'atteindre que si on est partenaire avec la Chine parce que c'est aussi son sujet. Bon. Travaillons avec la Chine sur le climat mais soyons ferme et très clair sur le comportement de la Chine à l'égard des Ouïghours.

Q - Jean-Yves Le Drian, vous êtes celui qui, à la tête du ministère de la défense, a engagé les troupes françaises au Sahel. Vous étiez en pointe dans ce combat contre le djihadisme, au moment où le Mali était en train de basculer. On est maintenant huit ans après l'engagement de ces troupes françaises dans le cadre de l'Opex la plus importante à ce jour.

Q - Et huit ans après justement, Emmanuel Macron parle d'un ajustement des forces françaises au Sahel. Quelle est la nature de cet ajustement ? À quel niveau et pourquoi ? Est-ce que, finalement, ce n'est pas parce que cette opération est un puit sans fond et qu'on n'en voit pas le bout et qu'on a de plus en plus de morts sans que cela manifestement fasse avancer les choses ? Et, je le précise, toujours des morts français.

R - Non, non, non, non !

Q - Beaucoup de morts français. Je parle par rapport aux pays européens. Pardonnez-moi.

R - Il y a beaucoup de... Il n'y a pas eu que des morts français et européens, et il y a eu beaucoup de morts dans la Minusma, la force des Nations unies. Malheureusement. Donc, il n'y a pas que des morts français. Alors, on ne va pas faire une comptabilité macabre, mais sur cette question, d'abord il y a eu une réorientation de nos engagements au moment de ce qu'on appelait le sommet de Pau, qui s'est divisée en ce que l'on appelle quatre piliers : renforcement de la lutte contre le terrorisme, cela a donné des résultats, vraiment, au cours de l'année 2020 ; renforcement des forces de ce qu'on appelle la force conjointe, c'est-à-dire la force qui réunit des éléments des armées des cinq pays du Sahel directement concernés. Renforcement de cette force, cela commence à donner des résultats parce que bien évidemment à terme, ce sont bien les forces africaines qui devront assurer leur propre sécurité. Il y avait, troisièmement, la volonté de faire en sorte que les Etats reprennent leur position sur l'ensemble de leur territoire, qu'ils reconquièrent...

Q - Leur souveraineté sur des territoires souvent gigantesques.

R - Y compris les territoires qui sont en partie sous le joug des groupes terroristes. Et quatrièmement, c'était d'engager une démarche de développement suffisamment significative. Sur les quatre points du pilier, sur les quatre piliers de l'accord de Pau, le premier a donné des résultats, le second aussi parce qu'on constate que progressivement ces forces armées commencent à se solidifier ensemble. Il importe maintenant de passer aux troisième et quatrième piliers qui ne sont pas suffisamment mis en avant. Et ça, cela va faire l'objet de discussions dans un autre sommet qui fera le point sur ce qui avait été engagé à Pau, qui se tiendra à N'Djamena au courant du mois de février. Moi je pense qu'il faut une espèce de surge diplomatique, de surge de développement...

Q - Donc d'offensive.

R - Pour faire en sorte que les Etats du Sahel prennent possession véritablement de leur souveraineté.

Q - Pour qu'on puisse partir ?

Q - Alors en attendant, faut-il négocier avec les chefs djihadistes ?

R - Absolument pas.

Q - Absolument pas ? Les Américains l'ont fait avec les talibans et c'était impensable pendant si longtemps.

R - Ce n'est peut-être pas une bonne solution. Par contre, il y a des groupes armés qui sont signataires de l'accord d'Alger, ce que l'on appelle l'accord d'Alger. La base de la résolution pacifique de ce conflit, elle existe. Il faut simplement la faire respecter, la faire respecter par l'ensemble des acteurs et ce processus-là, malheureusement, n'a pas été suffisamment activé au cours des derniers mois.

Q - Ce que je ne comprends pas, c'est qu'on se désengage, on demande...

R - Je n'ai pas dit désengagement.

Q - Non, non, j'essaie de comprendre. On demande aux pays concernés ou au pays du Sahel de s'impliquer un peu plus ?

R - C'est ce qu'ils font.

Q - C'est ce qu'ils font. On leur demande encore plus et notre réajustement, c'est quoi, nous, notre réajustement ? C'est de se retirer un peu plus, c'est un peu moins de soldats engagés ? On est à plus de 5000.

R - Nous avions dit, enfin le Président de la République avait annoncé à Pau un effort supplémentaire. Donc, la question qui est posée, c'est : est-ce que l'effort supplémentaire va être maintenu ou pas. Mais l'objectif si vous avez bien lu le discours du Président de la République à Brest en présentant ses voeux aux Armées, l'objectif est toujours le même ; on ne se désengage pas et on veut lutter contre le terrorisme.

Q - Non, mais on a compris quand même qu'on enlevait quelques troupes.

R - On en a rajouté beaucoup donc...

Q - On enlève juste ça ?

R - Cela ne peut pas se faire séparément de la montée en puissance aussi de la force Takuba qui est la force européenne d'intervention avec des forces spéciales.

Q - Est-ce qu'on est en train de s'enliser quand même au Mali ?

R - On est en train de se sécuriser. C'est notre frontière Sud. Si on laisse demain cette région aux mains des djihadistes, c'est notre propre sécurité. C'est la sécurité de ces pays, nous avons un devoir de solidarité, mais c'est aussi notre propre sécurité.

Q - Est-ce qu'il y a une bavure de l'armée française, Jean-Yves Le Drian ? Parce que vous parlez de sécurité et il faut quand même aussi parler de ce que l'armée française aurait pu ou peut-être a fait sur place. Human Rights Watch demande qu'une enquête soit ouverte au Mali sur une frappe française. L'ONG de défense des droits de l'Homme a demandé l'ouverture d'une investigation après une opération qui aurait, potentiellement, conduit à la mort de 19 civils sur place. Est-ce que vous y êtes favorable ?

R - Cette information est fausse. Elle a été démentie et par Mme Parly et par les autorités militaires françaises, mais aussi par les autorités maliennes de manière très stricte. Voilà ce que j'ai à dire sur ce sujet.

Q - Donc, ce ne sont ni les Français ni les Maliens ?

R - Si, on a frappé. Mais on n'a pas frappé des civils.

Q - D'accord.

R - Il y a une opération qui a été menée contre des groupes de djihadistes, et ensuite il y a eu une information qui a été répandue par certains réseaux pour dire qu'il s'agissait d'un mariage. C'était un mariage armé.

Q - On va revenir un tout petit peu à la vie politique française. Une loi dite séparatisme initialement, puis laïcité, puis renforcement des principes républicains est en discussion. Est-ce que cela vous inquiète ? Et est-ce que vous pensez qu'il risque d'y avoir des mouvements anti-français dans un certain nombre de pays auxquels vous serez confronté ? Et je ne parle pas des Américains qui n'ont pas l'air très bien de comprendre ce que l'on fait avec la loi laïcité. Est-ce que vous avez peur des réactions d'un certain nombre de pays musulmans ?

R - Ce n'est pas une loi contre l'islam.

Q - Mais je n'ai pas dit cela. Je vous demande si vous, vous craignez que certains la prennent comme telle.

R - C'est une loi qui veut garantir la cohésion de la nation, qui veut essayer de faire en sorte que nous puissions relever deux défis que nous avons devant nous : à la fois le risque du séparatisme, par un certain nombre d'extrémismes qui ne veulent pas accepter les règles de la République, les règles de la laïcité tout simplement, et qui sont aujourd'hui sur les questions de liberté de conscience, sur les questions de l'école, en rupture. Et puis, l'autre défi, c'est le défi de l'inclusion et de la bonne réponse à la promesse républicaine pour un certain nombre de catégories.

Q - C'est équilibré, le texte ?

R - C'est le discours des Mureaux du Président de la République.

Q - Non, mais est-ce que le texte est équilibré ? Beaucoup de l'aile gauche de la République en Marche considèrent qu'il y a plus de...

R - Je trouve que sur les engagements pris y compris sur les questions scolaires, y compris sur l'activation de mécanismes de soutien dans les quartiers, il y a vraiment un équilibre pour aboutir à ce que cette loi soit vraiment une loi de cohésion nationale.

Q - Donc, cela vous va.

R - Alors à l'égard d'autres pays qui pourraient être interrogatifs, moi je constate d'ailleurs qu'il y a une charte de l'islam en France qui vient d'être signée par plusieurs organisations.

Q - Oui, mais il y a un sujet qui vous concerne très directement, Monsieur le Ministre, en l'occurrence, c'est la formation des imams et la possibilité pour des imams étrangers de venir prêcher dans des mosquées en France, s'occuper de communautés. Est-ce que vous y êtes favorable ou est-ce qu'il faut rompre absolument toutes les conventions qui existent avec des pays, notamment le Maroc ?

R - Nous pensons que sur ce sujet, il faut qu'il y ait un imamat formé en France. Et nous sommes en discussions plutôt positives avec un certain nombre d'acteurs, dont les autorités marocaines, pour faire en sorte qu'il y ait un imamat propre à notre pays pour éviter, ce n'est pas le cas pour le Maroc, mais cela pourrait être le cas pour d'autres pays, pour éviter que par ce biais, comme d'ailleurs par les cours de langues, il puisse y avoir une pénétration de pays étrangers qui pourraient à un moment donné aller infléchir les tentations séparatistes que j'évoquais au début.

Q - Mais vous ne souhaitez pas que des imams formés au Maroc viennent en France ?

R - On peut avoir un contrat avec les autorités marocaines. Je me suis rendu au Maroc rencontrer le ministre des religions.

Q - C'est la raison pour laquelle je vous pose cette question puisque dans le discours officiel de la République, c'est : on en finit avec les imams étrangers, point.

R - Oui, mais on peut les former ailleurs.

Q - Oui. Est-ce que le gouvernement...

R - Et c'est possible avec le Maroc.

(...)

Q - il y a un sujet qui vous concerne de près qui est le rapport remis par l'historien Benjamin Stora au Président de la République, cette semaine, pour essayer de dépasser les conflits de mémoire, les questions mémorielles, qui porte sur la colonisation et la guerre d'Algérie. Il fait de nombreuses propositions : pas d'excuse, pas de loi, pas de grand discours. En revanche, le rapport Stora appelle à se préoccuper des essais nucléaires, des mines antipersonnels. Est-ce que c'est quelque chose pour lequel vous êtes favorable ? Est-ce qu'il faudra que l'Etat français ouvre ses archives ?

R - Bon, on a déjà commencé à le faire mais je trouve que ce rapport est un rapport très stimulant. C'est vrai qu'il fallait quitter la posture des discours. Il y a eu des discours à Alger, il y a eu le discours Chirac, le discours Sarkozy, le discours Hollande. Il y a eu le discours Macron. Mais maintenant, il faut passer dans une autre logique qui n'est pas un discours qui va dire "on s'excuse", qui est un discours qui va essayer de faire en sorte qu'il y ait un dialogue des mémoires croisées, pour faire en sorte...

Q - Il y a notamment cette question donc, celle des essais nucléaires. Les essais nucléaires, est-ce qu'il faut remettre aux autorités algériennes la liste complète des emplacements où sont enfouis les déchets contaminés ?

R - Nous avons déjà une commission de travail sur les questions des déchets nucléaires en Algérie. Nous avons une commission de travail, déjà, sur les archives. Je pense que le Président de la République a eu l'audace de provoquer ce rapport pour que l'on se mette tous sur les mêmes bases concernant les faits et qu'on essaie, au lieu d'avoir des mémoires distinctes, de les faire se conjuguer avec toute une série de déclinaisons que vous avez évoquées en partie.

Q - Merci, Jean-Yves Le Drian, d'avoir été notre invité.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 janvier 2021