Texte intégral
R - Bonsoir et merci. Ecoutez, sur cette question de l'Europe de la santé, je me méfie toujours un peu des grands slogans. Concrètement, ce que l'on a fait pour les vaccins, c'est que nous avons mis en place un cadre commun. Nous avons décidé, ce n'était pas obligatoire, on a décidé, d'abord à quatre pays, la France, l'Allemagne, l'Italie et les Pays-Bas, et puis on l'a proposé ensuite aux 27 et à la Commission européenne d'acheter les vaccins ensemble. Non pas par obligation, non pas par idéologie, mais parce que l'on pensait que c'était, en l'occurrence, plus pratique, et que oui, c'était un exemple de l'Europe de la santé qui peut être utile. Pourquoi ? Parce que cela permet de négocier pour plus de quantité, avec plus de laboratoires, en diversifiant un peu les risques, parce que si chaque pays se lance dans une négociation de son côté, ce que l'on a vu, il y a des exemples, on en parlera peut-être, où cela fonctionne, je relativiserais, mais on est comparé tous les jours, disons-le, avec le Royaume-Uni, avec Israël etc., souvent, c'est le cas pour Israël, ça l'est un peu moins pour le Royaume-Uni parce qu'ils sont plus nombreux, ils ont fait le pari d'un seul vaccin.
Quand je dis le pari, c'est que souvent, ils ont pris beaucoup de risques et quand vous prenez des risques parfois cela paie. Mais vous prenez aussi un certain nombre de risques sanitaires, c'est ce que font les Britanniques en espaçant beaucoup entre les deux injections, en ayant recourt au vaccin Astrazeneca parce que c'est un laboratoire britannico-suédois et qu'ils l'utilisent pour toute la population, alors nos autorités sanitaires nous disent de ne l'utiliser que pour les personnes de moins de 65 ans etc.
Nous avons donc fait ce cadre européen qui nous permet d'avoir accès à six vaccins, peut-être huit, dans des quantités importantes. Je ne mentionne même pas d'ailleurs l'argument du prix que l'on a beaucoup évoqué en disant que nous avions beaucoup rogné sur les prix. Je ne crois pas que ce soit vrai, et d'ailleurs, à la limite peu importe, puisque quand vous signez un contrat, il y a un prix marqué et vous avez quelque chose en échange, une centaine de millions de doses de vaccins en l'occurrence une fois que c'est signé, c'est obligatoire pour tout le monde. Nous avons l'obligation de payer et le laboratoire a l'obligation de livrer. C'est comme cela quand vous acheté un appartement ou une voiture, c'est aussi comme cela quand vous achetez un vaccin.
Je crois donc que nous avons bien fait de passer par ce cadre européen et j'ajoute un dernier argument qui me semble important, on en parlera peut-être, ce n'est pas là non plus, une forme de naïveté, mais, comme on est très intégré, le fait est que nous ne sommes pas une île, et que même quand vous prenez des restrictions aux frontières ou quand vous fermez les frontières, il y a encore un peu de passage en Europe, c'est sûr, ne serait-ce que nos frontaliers, si vous vaccinez tout seul en France, imaginons, même si ça marche, et que vous vaccinez toute votre population et que la population d'à côté en Allemagne, en Italie, en Espagne ou en Belgique est moins vite vaccinée, ou moins vaccinée, vous réimportez le virus, c'est clair.
Donc, on a aussi un intérêt à ce que tout le continent qui est notre espace de vie, de fait, soit vacciné ensemble, au même rythme et le plus vite possible.
(...)
R - Je reviendrai ensuite sur les crises, mais là, je pense que ce n'était pas une idéologie, contrairement à ce que vous pensez, on aura l'occasion d'en parler ; par exemple, on m'interroge régulièrement en me demandant pourquoi ce n'est pas mieux coordonné au niveau des mesures, des jauges dans les commerces, certains pays ouvrent les restaurants et pas d'autres, certains pays ouvrent les lieux culturels et pas d'autres. Moi, je m'en fiche complètement de ce désordre, parfois c'est lié à des situations locales et c'est normal que ce ne soit pas Bruxelles, je ne recommande absolument pas cela, pour savoir si les lieux culturels seront ouverts en Espagne ou fermés en France. Nous prenons nos mesures, il y a des petites différences, c'est bien normal, je ne suis pas du tout pour une Europe de l'uniformisation de la taille des concombres ou des mesures sanitaires dans le détail.
En revanche, sur les vaccins, je pense que c'est utile et je crois que si nous avions fait les choses au niveau national, si nous avions fait un cadre français pour négocier avec Pfizer, Sanofi, etc., je pense que nous serions aujourd'hui dans une situation catastrophique.
Q - EZ : Mais nous sommes dans une situation catastrophique ! Vous rigolez ou quoi ! On est ridicule par rapport aux autres ! Si vous ne voulez pas voir les faits, tout le monde a compris que c'était ridicule.
R - Non, je regarde, et je ne crois pas. Regardez d'abord la situation globale, la situation sanitaire. Aujourd'hui honnêtement, je préfère être en France plutôt qu'au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis.
Q - Pour les vaccins ?
R - En général, pour la situation sanitaire. Ce que vous décrivez, c'est souvent une situation de sauve-qui-peut.
Q - Vous déviez, restez sur la vaccination.
R - Non parce qu'il y a un lien. Je pense qu'il y a une stratégie américaine et le reste c'est très différent, et notamment pas une stratégie britannique à laquelle je ne crois pas du tout. Il y a une stratégie de sauve-qui-peut de certains pays, y compris les Britanniques qui, face, et je pourrais le comprendre, à une situation où ils ont justement tenu un discours extrêmement national et nationaliste consistant à dire que le virus venait de l'étranger, ils ont mis en place des mesures de quarantaine quand cela n'avait aucun sens cet été pour dire que le virus est à l'extérieur. Je ne m'en réjouis pas, mais ils sont dans une situation sanitaire très difficile et très douloureuse.
Q - C'est juste.
R - Et donc ils prennent des risques, plus de risques peut-être que cela est nécessaire, face à une situation sanitaire beaucoup plus dégradée que la nôtre.
Q - Et les Israéliens aussi, alors ?
R - Non, les Israéliens ont une stratégie simple, c'est une stratégie de petit pays d'abord, neuf millions, ils ont négocié un accès avec un seul laboratoire, Pfizer, et je le dis, on peut avoir ce débat, mais il faut dire toute l'image qui est la réalité, ils ont accepté, c'est public, de donner les données médicales des personnes vaccinées au laboratoire Pfizer. Je ne sais pas si les Français, je ne le pense pas, ou les Allemands, ou les Européens, en général, accepteraient.
Q - Ils ont payé plus cher !
R - On ne sait pas exactement combien ils ont payé, mais ils ont peut-être payé plus cher. Et pardon, j'insiste là-dessus parce qu'il y a des choses sur lesquelles on peut débattre et d'autres c'est factuellement faux. Le prix n'a aucun rapport là-dedans.
Q - Ce n'est même pas ça alors. Vous n'avez vraiment aucun argument en faveur de la coordination ! Alors vraiment c'est triste parce que ce n'est même pas le prix !
R - Si parce que vous dites que si nous avions payé plus cher, nous aurions plus de doses.
Q - Oui !
R - Ce n'est pas vrai, l'Europe, c'est 4% de la population mondiale et nous avons acheté 25% des doses mondiales ; le sujet, c'est un sujet de rythme de production.
Q - On ne les reçoit même pas ! On n'en a reçu que la moitié.
R - Ce n'est pas vrai, nous n'avons pas reçu que la moitié, on a trois vaccins.
Q - Même Mme von der Leyen a pesté contre Astrazeneca.
R - C'est autre chose. Quand dans le contrat, il y a des choses qui ne sont pas respectées, on n'est pas obligé d'être un paillasson, moi je ne suis pas pour une Europe qui se fait marcher dessus. Je défends pour vous, pour moi, pour nous, nos intérêts avec les laboratoires. Si nous avions négocié dans un cadre national, nous les Français et les Allemands, sans doute, si nous avions été au bout de cette logique nationale, nous aurions passé un contrat avec Sanofi d'abord ; on ne serait donc pas prêt d'avoir le vaccin en France.
Q - ... Vous devriez avoir honte, en tant que membre d'un gouvernement français, alors que nous sommes le pays de Pasteur, et que nous sommes le seul pays membre du Conseil de sécurité à ne pas avoir notre propre vaccin. Vous devriez avoir honte !
R - Non, non.
Q - Mais si, vous devriez en rougir.
R - Je peux expliquer. Vous parlez de la situation sanitaire : à court terme, qu'est-ce qui est important, c'est d'avoir des vaccins quelle que soit la nationalité pour protéger les Français et les Européens.
Q - Non, ce n'est pas seulement cela.
R - La stratégie de vaccination, je pense qu'aujourd'hui, si nous achetions, en Européens, de manière séparée, je pense que nous aurions accès moins vite et à moins de doses. Et que va-t-il se passer au Royaume-Uni si le vaccin Astrazeneca ne suffit pas ou ne protège pas assez, ce que nous disent les scientifiques ce n'est pas moi, eh bien ils auront un gros problème. Nous, nous avons des contrats massifs, avec l'ensemble des grands vaccins internationaux, dont Sanofi qui arrivera aussi, même si on peut revenir sur le décrochage industriel européen, c'est un d'autre débat. Mais soyons précis.
Q - Les Français surtout, parce que les Allemands ont moins décroché que nous !
R - Et aussi, je finis là-dessus, puisque vous parlez de sujets européens, le premier vaccin qui a été homologué, la technique ARN messager et la start-up BioNTech allemande ont été financés par l'Union européenne, ce sont des chercheurs européens...
Q - et c'est pour cela qu'on ne leur achète rien !
R - Bien sûr que si, on en a commandé 600 millions, on en a plus que le Royaume-Uni !
Q - Après la bataille !
R - Non ce n'est pas vrai ! Vous ne pouvez pas dire cela, Pfizer, on en a plus que le Royaume-Uni, je ne peux pas vous laisser dire n'importe quoi. Les Britanniques ont une stratégie d'accélération face à une situation sanitaire douloureuse. Pour les Américains c'est différent, là je reviens là-dessus.
Q - Les Américains ont prévu le coup avant tout le monde.
R - D'abord, la situation sanitaire est aussi très mauvaise, c'est important parce que cela va avec dans la stratégie d'ensemble.
Q- Vous avez raison.
R - Nous en Européens, on a une stratégie où l'on est plus prudent. C'est aussi nos sociétés, on a un rapport au risque qui n'est pas celui des Israéliens, ou des Américains et peut-être pas celui des Britanniques. Cela a ces inconvénients et ces avantages j'entends, mais les Américains ont une stratégie spécifique sur le plan vaccinal et industriel, c'est vrai ils ont une agence fédérale qui s'appelle la Barda qui a financé très en amont et très massivement des vaccins notamment Pfizer.
Q - Merci Trump !
R - Non, c'était avant.
Q - Je sais que cela vous arrache...
R - Non, parce qu'il y a d'autres choses et les Britanniques, cela n'a aucun rapport à Trump.
Q - Là je suis d'accord.
(...)
Q - Quand vous dites que l'Angleterre a une situation sanitaire catastrophique vous avez tout à fait raison, c'est le NHS qui s'est effondré.
R - Pas que. Ce sont aussi les mesures qui n'ont pas été prises tôt.
Q - Oui c'est vrai. Mais honnêtement, c'est surtout le système de santé anglais qui a explosé.
R - En ce moment, il y a des failles, et pour le coup, Dieu sait si je peux être dur, je rends hommage aux gens du NHS qui travaillent dans des conditions désespérées parce que c'est très dur.
Q - Bien sûr, mais quand vous dites que ce n'est pas une question d'idéologie, alors là, je ne peux pas vous laisser dire cela.
R - De mon côté, je parle.
Q - Oui, bien sûr de votre côté, de la majorité, du côté du gouvernement français et d'Emmanuel Macron. Qu'est-ce que c'est que de refuser pendant un an de fermer les frontières, si ce n'est une question d'idéologie ? Qu'est-ce que c'est que de dire, comme Emmanuel Macron, sarcastique, le virus n'a pas de passeport, alors que justement il en a un puisque les gens qui traversent les frontières sont porteurs du virus et que tous les pays en Asie en particuliers, qui ont fermé immédiatement leurs frontières ont beaucoup mieux protégé leur population. Là, on a vraiment le rapport entre l'idéologie européiste d'Emmanuel Macron et la catastrophe sanitaire du début. Il a fallu un an pour que vous vous décidiez à fermer les frontières, uniquement en raison de votre idéologie européiste.
R - Alors, d'abord, cela n'est pas vrai.
Q - Mais bien sûr que c'est vrai ! Même Jean Castex l'a reconnu.
R - Je vous explique ce qui a été fait car il faut voir ce que l'on appelle fermeture des frontières. Ce n'est pas le verrou que vous mettez définitivement, et d'ailleurs, même Marine Le Pen le dit, tout le monde le dit, même ceux qui disent fermeture des frontières en sautant sur leur chaise.
Que s'est-il passé depuis le mois de mars 2020, le moment où tous les pays d'Europe ont été touchés. C'est l'initiative de la France, je me souviens j'étais avec Emmanuel Macron quand il a demandé, et c'était un changement de raisonnement pour certains, Emmanuel Macron, je peux témoigner, n'est pas un low-boarder échevelé qui dirait laissez tout ouvert, laissez faire laissez passer, pas du tout. Je crois que cela renvoie au reste du débat, je ne crois pas du tout que ce soit une espèce de libéral sans frontière, moi non plus, moi non plus.
Q - Je ne crois pas du tout cela.
R - J'essaie de vous dire ce que l'on a fait sur les frontières concrètement. Le 17 mars, pour être précis, on a demandé aux Européens, à la commission européenne et tous les pays l'ont fait en l'espace de trois jours, de fermer les frontières hors Schengen. Ce n'est pas rien, c'était la première fois que cela se faisait et cela a diminué en général de 80%, en moyenne, les arrivées des transporteurs. Demandez à ADP ou aux aéroports ils savent assez bien que le flux s'est tari au mois de mars, pas que sous l'effet de ces mesures, mais beaucoup sous l'effet de ces mesures. Les vols avec la chine ont été suspendus le 30 janvier 2020. Il y avait des exceptions, ce sont principalement nos ressortissants, d'abord pour des raisons juridiques mais aussi parce qu'un certain nombre d'entre eux devaient regagner leur famille leur travail etc. Cela, on l'a tous fait, en tant que pays européens. On n'a pas fermé à ce moment-là les frontières internes à l'Union européenne, on a restreint à un certain moment très fortement, même au printemps. C'est important. Quand il y avait le confinement en France et que vous ne pouviez pas sortir de chez vous pour aller, je ne parle pas d'aller en Allemagne, je parle d'aller parfois faire quelques courses, les commerces étaient fermés, on avait une attestation etc. On s'en souvient. Dans ces moments-là, vous ne pouviez pas plus franchir le Rhin pour aller de l'autre côté faire vos courses en Allemagne.
Q - L'Allemagne avait fermé ses frontières et pas vous.
R - Si, je peux vous le dire, et vous pouvez chercher des images, il y en a, des policiers français qui contrôlaient les arrivées d'Allemagne et les départs de France sur le pont du Rhin, regardez cette image, elle existe.
On a fait ces mesures : Moi j'assume deux choses, on peut avoir un désaccord mais je veux que l'on dise au moins les choses telles qu'elles sont.
Les frontières extérieures à l'Union européenne - vous mettrez de l'idéologie derrière tout cela si vous voulez - et les frontières internes à l'Union européenne, ce n'est pas la même chose. Je ne dis pas qu'il y en a une qui doit être totalement fermée.
Q - Cela s'appelle de l'idéologie.
R - Ou une idée, mais je crois que ce n'est pas la même chose car effectivement, politiquement pour moi l'Allemagne et le Brésil ce n'est pas pareil, ce n'est pas nos partenaires, je crois que l'on sera d'accord pour dire que pour moi ce qui est important, c'est d'abord la solidarité nationale, puis la solidarité européenne, puis la solidarité internationale. Pour moi, ce cercle européen compte, mais ce n'est pas juste théorique pour chanter " l'Hymne à la joie " etc., c'est aussi parce que nos espaces de vie sont plus connectés. Je prends souvent cet exemple mais il y en a bien d'autres, vous avez 350.000 travailleurs frontaliers qui chaque jours ne vont pas faire du tourisme à Copacabana, ils passent une frontière pour aller "bosser". On n'a pas fermé versus des frontières qui étaient largement ouvertes avant, on a renforcé des mesures de contrôle et restreint à des motifs impérieux, c'est cela qu'a annoncé le Premier ministre, il y a quelques jours, y compris pour nos propres ressortissants. Mais depuis le 17 mars, un Brésilien ne vient plus en France, cela n'existe plus.
(...)
Q - Il est faux de dire que les frontières étaient fermées, il suffisait d'aller à l'aéroport à Roissy, pour voir que l'on entrait comme dans un moulin en France, tout le monde témoignait de cela.
R - Non, pas comme dans un moulin.
Q - Comme dans un moulin Monsieur Beaune !
R - Je n'ai pas dit qu'il y avait zéro arrivée, j'ai dit que nous n'étions pas passés d'un monde ouvert un monde fermé. Vous pouvez aussi demander dans les aéroports, le trafic aérien a baissé de 80 à 90%
Q - Mais ce n'est pas dû à vous ! Ce n'est pas dû à la fermeture des frontières que vous avez refusée.
R - Bien sûr que si, puisque vous n'aviez pas le droit de voyager. Bien sûr, il y avait des cas, et on a encore renforcé ces dernières semaines, mais on ne peut pas dire que nous étions dans un monde ouvert, ce n'est pas vrai. Et il y a un dernier point sur lequel j'insiste, et cela je l'assume aussi, et je crois que ce n'est pas de l'idéologie, c'est aussi scientifique, les frontières, y compris intra-européennes, j'assume que l'on fasse une différence entre intra-européen et extra-européen, c'est un outil, c'est un fait de restriction de la circulation. Si nous avions une idéologie sans frontière, on n'aurait pas mis une frontière en bas de l'immeuble des Français, et on l'a fait de manière douloureuse.
Q - Cela ne vous gêne pas, ce qui vous gêne c'est la frontière traditionnelle, ce n'est pas d'enfermer les Français.
R - Ce que je veux dire aussi, c'est qu'il n'y a pas un outil, y compris la frontière, qui est un rempart absolu. Donc l'idée, je prends un exemple très simple, l'Australie, qui a fermé complètement, plus de vols, ils ont eu trois mois et demi de confinement pour se débarrasser du virus.
(...)
Q - On a parlé de la santé. On va parler de l'Europe de la défense. Juste avant, en quoi l'Europe peut-elle être un moyen pour la France, Monsieur le Ministre, de se grandir, de rayonner dans le monde ? Autrement dit, quel espoir pour la France dans l'Europe ?
R - Je suis convaincu que vous avez, aujourd'hui, une compétition géopolitique entre, je le dis de manière clichée, mais je vais expliquer, des grandes puissances. Et quand je dis "grandes", je le dis à dessein, parce qu'il y a une question, ce n'est pas la seule, ce n'est pas mon seul argument pour l'Europe évidemment, de taille ; de dimension économique, de guerre commerciale, de guerre technologique. On voit bien, ce n'est pas la seule chose, qu'un des facteurs de rayonnement et de puissance chinoise, indienne, américaine, c'est la taille de leur économie, leur puissance de feu, si je puis dire, pas seulement au sens militaire, mais au sens commercial, au sens technologique, au sens économique. Je pense que cela justifie, on peut en discuter des modalités, une coopération européenne. Vous avez, quand vous regardez l'univers international, aujourd'hui, deux stratégies, pour reprendre votre choix, pour des pays qui sont, comme le nôtre, puissants, mais, par leur taille, leur démographie, leur marché économique, etc., de taille intermédiaire, moyenne. La grande puissance moyenne, ce n'est pas un jugement de valeur. Quand vous êtes, comme nous, dans cette situation, vous avez deux solutions. Une solution qui est celle, Israël par exemple, de micro-Etat, qui consiste à dire, "je vais être à la fois très fermé sur certains aspects et hyper-mondialisé sur d'autres". Vous avez des puissances qui, par leur taille, leur histoire, par leur centralisme politique, démocratique ou autoritaire, américain, chinois, ont la capacité, seules, de peser dans le monde. C'est quasiment des continents, en général. Ce qui permet, d'ailleurs, de contrôler ses frontières. Nous ne sommes pas dans cette situation. Donc soit on fait la stratégie, je caricature volontairement, à l'israélienne ou quelques autres, on va être hyper compétitifs, petits, on va se servir de notre avantage, etc. D'une certaine façon, c'est le pari du Brexit. Je pense que c'est un pari qui ne gagnera pas, mais c'est le pari du Brexit. Moi je crois que nous devons passer par l'échelon européen pour levier de puissance. Je précise tout de suite, parce que je ne veux pas qu'il y ait d'ambiguïté là-dessus, je ne crois pas du tout au super-Etat, à la super fédération, qui va nous écraser et on va arrêter de décider toute une série de choses en matière de santé, en matière d'éducation. Je ne crois pas du tout cela. Donc, je pense que oui, c'est d'ailleurs le pari, ce n'est pas moi qui l'invente, ni Emmanuel Macron, le Président de la République actuel, qui l'invente, c'était le pari, déjà, du Général de Gaulle, de dire "on a besoin de cet échelon économique, commercial", et je pense même d'ailleurs, un certain modèle culturel pour s'imposer dans le monde, dans un univers post Deuxième guerre mondiale, post-impérial, on a besoin de cela, je le crois profondément.
(...)
Clément Beaune - Je pense exactement le contraire. D'abord, je suis désolé, je vous le dis avec calme, mais je ne vous permets pas de dire que je suis moins français, moins émotionnellement français, moins viscéralement français. Je me sens totalement français. Je ne vais pas vous raconter ma vie, mais j'ai toujours été intéressé par l'Union européenne, je l'assume, je n'ai aucun problème avec cela et je ne crois pas que cela fasse de moi un traître à la patrie. J'ai vécu aux Etats-Unis, petit, j'y reviendrai. Quand j'ai fait des études sur l'Europe, je ne savais pas que je deviendrai secrétaire d'Etat aux affaires européennes, je me suis toujours dit que je ne travaillerai jamais à Bruxelles. Je n'ai aucune haine de la Commission européenne, vous m'accusez d'en être le représentant, cela arrive à des gens très bien, mais ce n'est pas du tout mon truc. Parce que j'aime l'Europe, justement, je la critique très régulièrement. Et vous pouvez reprendre les discours, vous avez dit que j'en avais été en partie l'auteur.
(...)
Clément Beaune - Je ne me reconnais en rien dans une espèce d'européisme, je ne veux pas travailler à Bruxelles, je ne veux pas travailler à la Commission européenne. Je ferai peut-être quelque chose qui n'a rien à voir avec l'Europe dans ma vie. Je crois profondément que, sous certaines conditions, une Europe forte peut servir la France. Et je ne le fais que dans cette optique. Ne m'accusez pas de ne pas avoir l'amour de la patrie, et vous, oui. Je l'ai, viscéralement, je ne vais vous raconter mon histoire familiale mais je l'ai viscéralement. Je me sens Français puis européen, puis occidental. Je pense exactement le contraire sur la soumission de l'Europe aux Etats-Unis. Je sais que c'est ce schéma, et je pense qu'il faut l'actualiser, d'après-guerre. Il y a eu des liens, une évidence post-guerre froide entre le projet européen et le choix américain, y compris d'ailleurs du Général de Gaulle lui-même, qui était très attaché à l'indépendance nationale, qui croyait au marché commun, après l'avoir critiqué, une fois au pouvoir. En tout cas, il en a été l'artisan et il n'avait pas l'habitude de faire des choses avec lesquelles il n'était pas d'accord et qui, dans les moments difficiles, choisissait les Etats-Unis contre l'Union soviétique. Ce n'est pas faire insulte à sa pensée ni à sa mémoire. Je ne me compare pas, je vous rassure. J'ai fait ce tweet, il ne faut pas y voir du complotisme, il avait une vocation personnelle, parce que j'ai vu cette cérémonie tard le soir, j'ai dit un bout de ma vie personnelle. J'ai vécu aux Etats-Unis, je ne crois pas que cela faisait partie d'un plan caché pour devenir Jean Monnet. J'ai vécu aux Etats-Unis, et je vais vous dire deux choses si vous le permettez. J'ai vécu aux Etats-Unis quand j'avais quatre ans, mon père était chercheur, il avait un poste aux Etats-Unis, cela faisait partie aussi des pays importants pour aller travailler. Je suis allé à l'école et j'ai découvert ce que c'était un pays. On avait le drapeau sur la maison, à l'école on chantait l'hymne. Moi, gamin, j'étais à l'école américaine, " à Rome, fais comme les Romains ", pas parce que j'étais un traître à la patrie, parce que j'étais un petit gamin français, respectueux des coutumes américaines. Je chantais l'hymne américain. Je chante systématiquement, et je trouve d'ailleurs qu'on devrait la chanter tous les matins à l'école, la Marseillaise, cela me fait vibrer. Ce n'est pas parce que j'ai fait un tweet sur Lady Gaga, n'y voyez pas une trahison française. (...) Le soir même de l'élection, du vote qui a mené à l'élection de Joe Biden, j'ai dit "je ne crois pas que les Etats-Unis vont changer du tout au tout avec Joe Biden". Je crois que les Américains ont des intérêts profonds qui ne sont pas les intérêts de l'Europe. Moi je suis un Français et un Européen. C'est ça que je défends, vous pouvez voir toutes mes déclarations publiques. Je me bats tous les jours, d'abord sur les résultats puis sur les modalités, pour l'indépendance européenne.
(...)
Q - On va parler tout à l'heure des identités nationales. Plébiscitée par la France depuis de nombreuses années, l'Europe de la défense peine à voir le jour du fait de nombreux désaccords entre les Etats membres. Une autonomie stratégique militaire européenne, est-ce qu'elle est vraiment possible, Monsieur le Ministre ?
Clément Beaune - Je pense qu'elle est possible et souhaitable, je vais vous dire où elle en est. Qu'est-ce qu'il s'est passé post Seconde guerre mondiale ? On a délégué la puissance, nous Européens. Je dis " Européens ", chacun des pays européens ; certains, l'Allemagne parce que c'était un pays vaincu et on ne voulait plus qu'il ait de la puissance, la France, parce qu'elle était certes vainqueur mais très affaiblie sur un continent affaibli et détruit. On a délégué la puissance de deux façons. On a délégué la puissance aux Etats-Unis d'abord sur la défense, sur la sécurité, sur les questions dures, si je puis dire, dans le cadre de l'OTAN. Et puis, on a créé un projet européen de nature économique et on a dit : "l'Europe va s'occuper de faire un marché, cela sera sympathique, cela nous apaisera, nous réconciliera, cela créera de la croissance" mais le reste, cela reste, bien sûr, l'Etat-nation, pour ceux qui veulent s'en occuper, et c'est bien normal. C'est cela que de Gaulle a tiré comme fil en disant "Je veux bien une coopération et un cadre avec les Américains parce que je choisis mon camp, mais avec des conditions d'indépendance très strictes". Tout cela pour dire que la défense européenne cela n'existait pas, c'était l'OTAN. C'était la défense atlantique, en fait, américaine, avec un petit peu de contribution. Mais c'était un deal si je puis le dire comme ça, il n'y a pas d'autre mot, la France faisant globalement exception, mais les Européens disant "je ne paye rien et vous me protégez, vous Américains, je vous héberge sur mon sol, si les Russes débarquent vous serez là pour moi, etc". Puis on a perdu cet équilibre de la Guerre froide et les Européens, depuis le début des années 90, ce n'est pas nouveau, il y a eu des tentatives précédentes, je ne parle pas de la CED, mais ont dit, les Français surtout : "maintenant, il n'y a plus de raisons que tout soit délégué aux Américains". Pour deux raisons simples. L'une c'est que d'abord, le schéma n'est plus le même, les menaces ne sont plus les mêmes, il n'y a aucune raison que l'on délègue durablement de la souveraineté aux Américains. Et puis, parce que les Américains, on le percevait déjà et on le voit très bien aujourd'hui, là-dessus je pense qu'il y aura une continuité américaine remarquable, n'ont plus, non plus, la priorité européenne, les mêmes intérêts que nous et n'ont plus envie, je peux les comprendre très bien, du point de vue américain, de dépenser la même chose qu'avant, plusieurs pour cent de leur PIB, pour la sécurité des Européens qui eux, ne dépensent pas. Le paradoxe c'est que, Français et Américains, on est en fait assez alignés là-dessus. Les Américains veulent faire moins pour la défense européenne, les Français veulent faire plus pour la défense européenne. On commence. Est-ce qu'on est au bout du chemin ? Loin de là. Je pense que c'est un sujet qui prendra vingt à trente ans. Je pense que c'est le grand projet européen des années qui viennent. Est-ce que nos partenaires européens sont prêts à ce chemin ? Beaucoup plus qu'il y a cinq ou dix ans, je crois. Parce qu'eux aussi, comme nous, comprennent que les Américains s'éloignent et comprennent que la menace russe, et surtout chinoise, s'accroît.
(...)
R - C'est très important. Oui, le logiciel de départ est celui-là, je crois que l'on dit la même chose. Je ne vous dis pas que de Gaulle avait voulu une défense européenne, au sens intégré, je ne crois pas du tout. Et oui, bien sûr, il y a toujours eu cette espèce d'équilibre en tête, qui est à l'arrière-plan des discussions franco-allemandes : en gros, eux ont le leadership économique ; nous, nous avons le leadership politique via la bombe, via la puissance militaire, via le rayonnement international, le siège au Conseil de sécurité de l'ONU, etc...
Je pense qu'il y a des craquèlements évidents et des évolutions. On est tout de même trente ans après la chute du Mur. Donc, je crois qu'il y a du chemin parcouru. Je crois comme vous aussi à l'histoire longue. Mais je crois que l'on n'est pas dans la même situation en 1945 et en 1914, en 1989 et en 2021. Il faut que nous, Français, nous comprenions, comme les Allemands doivent comprendre d'où nous venons. Evidemment, pour un chancelier allemand, ce n'est pas la même chose de dire : l'OTAN, nein, et on va construire la défense européenne. Pour des raisons multiples, que vous avez rappelées - là, je ne suis pas en désaccord - qui consistent à faire que le rapport à la puissance tout simplement n'est pas le même. Il y a encore (et tant mieux d'une certaine façon) un sens de la responsabilité historique.
Le lien aux Américains n'est pas le même : pour les Français, c'est toujours très tentant. D'une certaine façon on a été assez à l'aise sous la présidence Trump en France. Parce qu'on avait pour la première fois une Amérique qui ne plaisait pas aux Européens. Et donc, on allait voir les camarades européens en leur disant : regardez, vous voyez bien, on est obligé de travailler ensemble.
Mais Mme Merkel a aussi le sens de l'histoire. Elle voit bien que ce qui s'est passé de 1949 à 1989 n'est plus la situation actuelle. Elle sait aussi tout ce qui est compliqué pour changer. Je ne dis pas que cela va se faire du jour au lendemain. Je ne dis pas que cela s'est fait massivement. Mais, accepter, pour les Allemands - il faut tout de même voir cela en budget européen de défense - accepter avion et char du futur, dieu sait si c'est compliqué. Mais je crois qu'on le fera, et je crois qu'il faut commencer par des projets de cette nature.
Je ne dis pas qu'il y a une défense européenne clé en main. Et d'ailleurs je ne crois pas - je tiens à le préciser - qu'il faille sortir de l'OTAN, ni qu'il faille abandonner une défense nationale, évidemment pas. Et ni d'ailleurs une coopération, puisque l'on parle implicitement du Brexit, avec le Royaume-Uni. C'est très important aussi. Donc, je ne crois pas du tout à cela.
En revanche, je crois qu'on doit renforcer, - on part de bas - un cadre de défense européen, y compris sur des projets industriels. Et là où j'ai une différence avec vous, c'est que même si ce sont des frémissements, ou des craquèlements dans le modèle, je crois que les pays de l'Est, peut-être plus vite que l'Allemagne d'ailleurs, ayant vécu l'expérience Trump et le stress de se demander tous les jours si demain, en cas d'attaque russe, les Américains les protégeraient vraiment, se disent que ce ne sera plus le cas, en tout cas pas de manière certaine et automatique. Et même s'ils n'y croient pas encore complètement parce que pour eux, c'est une révolution mentale, ils veulent plus de défense européenne. Et donc, je crois que nous allons aller dans cette direction, par étape et en partie.
(...)
R - On a, heureusement - et c'est d'ailleurs un héritage gaulliste ou gaullien - une industrie militaire de très grande qualité... la française, heureusement - et il faut évidemment la préserver -. Cela ne vous a pas échappé complètement que même si on a eu quelques bonnes nouvelles, tant mieux, le Rafale en Grèce (même si la Grèce achetait déjà des avions français avant). Et on a d'autres "prospects" en Europe. Mais il ne vous a pas échappé que malgré la qualité, même l'excellence de l'industrie militaire française, les autres achetaient américain, globalement.
Donc, je pense que sans être naïf - moi, je ne suis pas naïf, je n'ai pas une vision du monde dans laquelle je pense que les Allemands cherchent toujours à nous arnaquer, mais je ne suis pas naïf et je peux vous pour avoir assisté (et il y en avait encore un ce matin) à des conseils franco-allemands de défense et de sécurité, les accords industriels - nos industriels ne sont pas naïfs non plus, ils font extrêmement attention à ce que l'on met, en termes de leadership, sur l'avion du futur et le char du futur.
Nous n'avons fait aucune coopération militaire avec l'Allemagne. Aucune. Airbus, malgré tout, cela a été difficile, mais aujourd'hui encore, c'est encore un de nos grands atouts commerciaux internationaux. Moi, je ne veux pas le jeter par-dessus bord. On n'a pas d'autre choix que de faire le pari... que de se lancer sans naïveté en protégeant nos intérêts industriels, politiques - et ils sont consignés dans des accords avec les Allemands - de lancer un certain nombre de coopération, si l'on veut qu'ils prennent plus de responsabilités et qu'ils rentrent eux-mêmes dans un jeu industriel européen ; et si l'on veut aussi... parce que par exemple, j'étais à Varsovie avec le Président de la République au mois de février, les Allemands veulent rejoindre le projet du char du futur ; les Espagnols ont rejoint le projet d'avion du futur. Cela devrait vous plaire, ce sont des coopérations inter-gouvernementales, donc ce n'est pas l'Europe de Bruxelles, donc cela peut marcher. Donc je pense qu'on a besoin de le faire. Parce qu'on peut regarder notre industrie et dire aux autres : vous achetez américain, on est triste... Même les Belges ont acheté américain, récemment.
(...)
On peut garder notre excellence et faire des coopérations ; mais si ! Il faut réconcilier vos deux points. Si vous voulez que les Polonais, les Grecs, les Baltes, etc... achètent européen, il faut les mettre à bord.
Ils n'achèteront pas français si vous ne faites pas autre chose. Sinon, ils achèteraient déjà français... Pourquoi ne le font-ils pas ? Et donc, on fait quoi ? On accepte ?
(...)
Avec Airbus, Ariane Espace, on n'aurait pas pu faire tout seul...
(...)
Q - Avec l'émergence du courant populiste, on oppose souvent les défenseurs des identités nationales aux défenseurs de l'identité européenne. L'Europe est-elle la somme des identités de chaque pays ou peut-elle avoir son identité propre, selon vous ?
R - Je ne crois pas à l'idée de la somme, parce qu'il y a quelque chose de l'ordre de la dilution. Et d'ailleurs, pourquoi additionner, comme s'il fallait qu'on se compare les uns aux autres, qu'on s'ajoute les uns aux autres. En revanche, je crois deux choses, je crois qu'il y a des identités nationales - cela va vous faire plaisir, M. Zemmour -, je prends une formule dans un livre de Régis Debray qui s'appelle "L'éloge des frontières", qui est un très bon livre. Il a cette définition - je ne prends pas la définition européenne parce que vous me diriez qu'elle est trop "bisounours", mais c'est à peu près la même chose, au fond -, il dit : l'Europe c'est, par rapport à toutes les autres régions du monde, le maximum de diversité dans le minimum d'espace.
C'est exactement la définition de l'Europe. Et d'ailleurs notre histoire - vous l'avez dit en parlant des Empires - notre histoire est la combinaison permanente d'un cadre commun, qui généralement était militaire et guerrier, avec la domination de l'un sur l'autre ; un cadre commun, culturel, politique, etc... et d'une extraordinaire diversité, souvent d'ailleurs pas nationale, mais locale, etc...
Je crois à l'échelon national à ce qu'a permis la culture nationale, qui est d'ailleurs assez récente en tant que modèle - pas en France, en tant que modèle en Europe, qui date à peu près du XIXème siècle -, et je crois qu'il faut les défendre absolument. Je ne crois pas à une sorte de culture "gloubiboulga" européenne dans laquelle - c'est pour cela d'ailleurs que je me bats pour que sur les euros, on mette des visages et pas des ponts, parce que l'on a suffisamment d'auteurs, d'architectes, de grands hommes politiques en Europe pour être fier de notre diversité -. Et je crois aussi qu'il ne faut pas inventer, surtout pas, une culture européenne qui serait de l'ordre de cette espèce de rassemblement dilué, mais il y a une culture européenne, au sens où - en plus des cultures nationales-, de l'Europe des cathédrales à celle des grands écrivains, c'est une culture européenne, et il y a un modèle culturel européen.
J'aime le citer, parce que je n'ai jamais trouvé de meilleur résumé, le regretté George Steiner qui disait : vous prenez la carte des cafés, vous avez la carte de l'Europe. Cela fait sourire, mais c'est un modèle : c'est un modèle de débats politiques, c'est un modèle de rendez-vous amoureux, c'est un modèle d'engueulades, c'est un modèle européen. D'ailleurs, je finis vraiment là-dessus, il le dit, pour dessiner les frontières : en Turquie vous n'avez plus de café, en Angleterre vous n'avez plus de café. Vous avez autre chose, qui ressemble un peu, mais ce n'est pas pareil. Et donc, je crois qu'il y a ce substrat culturel européen. Je défends l'identité européenne, d'ailleurs, et l'identité nationale, et je ne crois pas que l'on doive inventer une sorte de culture européenne qui dilue.
(...)
R - La France l'a défendu, le patron de Frontex. Il est français, et la France l'a défendu.
(...)
R - C'est le point fondamental. Je ne pars pas sur le thème migratoire, parce que cela nous emmènerait très loin et on ne sera pas d'accord. Mais ce que vous dites, c'est au fond : consubstantiellement, le projet européen est un projet fédéraliste, de dilution, d'écrasement, d'ouverture. Je ne pense pas cela. Mais je prends deux points. C'est pour cela que je parlais d'un projet qui a été construit - c'est un fait historique, ce n'est pas un complot - il a été fait contre la puissance. Avec l'idée que - d'ailleurs en Europe, c'est cela qu'on est en train d'inventer aujourd'hui, vous me direz que c'est naïf mais je pense qu'on n'a pas de meilleures options. On n'a jamais en Europe, jamais, dans les deux cents dernières années pour faire très court, combiné la coopération avec la puissance. On a eu la puissance, on s'en est servi pour coloniser, et puis surtout pour s'entretuer.
Et on s'est dit, après deux guerres mondiales qui étaient largement des guerres civiles européennes, en vérité, on ne va pas réussir à gérer la puissance. Et donc, nous nous sommes nous-mêmes - on n'avait pas trop le choix étant donné notre état de destruction après-guerre -, nous nous sommes nous-mêmes déshabitués (en quelque sorte, c'était le projet), désintoxiqué de la puissance. Il n'y avait qu'une exception française qui disait, moi j'aime la puissance, je veux garder la puissance, et je veux utiliser l'Europe pour faire la puissance. C'est cela, le fondement.
Ce n'est pas l'illusion française, c'est le projet français pour l'Europe. Et ce projet - le retrait de la puissance - il a été vrai jusqu'à la fin des années 2000. En France d'ailleurs, le choc - moi j'ai voté pour, mais le non a gagné- c'est le référendum de 2005. Il y a eu Maastricht comme une forme d'alerte puis le référendum de 2005, sur le thème "les Français ne veulent plus de cette Europe-là, parce qu'ils ont l'impression que le projet français n'est pas respecté, n'est pas mis en oeuvre".
Moi je crois qu'aujourd'hui, on est à un moment, - vous me direz que ce n'est pas suffisant, etc..., mais d'accord, mais qu'est-ce qu'on fait ? -, je pense qu'on est à un moment, où, plus que dans les soixante-dix dernières années, j'en suis intimement convaincu, les pays européens réalisent qu'il faut de nouveau de la puissance. Et ils réalisent que la puissance qui n'avait pas disparu, parce que la nature a horreur du vide, qui était partie aux Etats-Unis, qui était dans l'OTAN, elle ne peut plus être dans ce cadre-là. Ils le réalisent. De cela, je suis sûr. Vous allez aux Pays-Bas, vous allez au Danemark, vous allez partout, ils le réalisent.
Est-ce que tous nos voisins ont ensuite adhéré à cette vision de faire de l'Europe une puissance militaire, technologique, stratégique, avec des frontières européennes, etc... pas encore, je ne vous dis pas le contraire. Mais c'est exactement la raison pour laquelle moi, je défends l'Europe aujourd'hui.
Q - Sur l'immigration ?
R - D'abord, Schengen a été fait au départ, en 85, pour avoir un espace de libre circulation, et - il faut reprendre les discours du président Mitterrand, qui n'était pas naïf - c'est de dire : on a un problème parce qu'on ne coopère pas assez pour protéger nos frontières extérieures. Il savait que, indépendamment de la libre circulation, la frontière des voisins était déjà la nôtre. Vous pouvez faire ce que vous voulez : si vous avez une crise migratoire et que vous avez un million de personnes qui arrivent en Grèce, un jour ou l'autre, elles seront en Allemagne ou en France. Donc si - je ne dis pas cela pour qu'elles viennent nécessairement - pour avoir une protection de nos frontières. Cela ne veut pas dire qu'on ne fait plus rien au niveau national. Je ne suis pas du tout dans cette espère de schéma binaire - vous avez défendu Frontex, c'est un très bon exemple, car il y a des pays qui ne veulent pas justement qu'il y ait - en général les pays qui sont les plus ouverts - une protection européenne des frontières. Moi je veux qu'il y ait une protection européenne des frontières, parce que je pense que l'on doit "diriger" nos frontières.
(...)
Je ne crois pas que c'est l'Europe qui a créé les problèmes migratoires. Les flux migratoires, vous le savez comme moi, c'est une crise démographique, et c'est une crise de développement. Ce n'est pas "Schengen ou pas Schengen". Les gens essaieraient tout de même d'arriver à Lesbos s'il n'y avait pas Schengen.
(...)
J'espère avoir un peu clarifié. Je crois très profondément - et pardon, je n'accepte pas les procès d'intention pour les désaccords -, je crois, très profondément, pas sur tout, mais sur les grands sujets, on n'a pas parlé du climat, mais c'est aussi un grand sujet - vous ne pouvez pas avoir une réponse qui n'ait pas une dimension européenne. Est-ce qu'elle est parfaite ? Non. Est-ce qu'on peut la construire ? Je crois que c'est un moment où on peut le faire.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 février 2021