Texte intégral
Q - Bonjour Clément Beaune.
R - Bonjour Léa Salamé.
Q - Merci d'être avec nous ce matin. Vous rentrez d'une visite de trois jours en Pologne, le moment symbolique de ce voyage devait être votre déplacement dans une des 88 zones anti LGBT+ de Pologne, parce que je ne sais pas si les auditeurs le savent, mais il y a aujourd'hui, au coeur de l'Europe, des zones qui se vantent d'être libérées de l'idéologie LGBT, qui s'engagent à ne pas soutenir, ni financer, des actions en faveur des droits des minorités. Vous n'avez pas pu y aller, pourquoi, qu'est-ce qui s'est passé ?
R - Merci de me donner l'occasion d'expliquer, effectivement je crois que c'est important, d'abord, de savoir ce que sont ces zones, qui sont, vous l'avez rappelé, une centaine, de communes, en général, en Pologne, qui ont pris des décisions, souvent des chartes, qui expliquent un certain nombre de principes.
Q - Lesquels ?
R - Par exemple ne pas faire de "propagande", je mets cela évidemment entre guillemets, pour la vie LGBT, comme si c'était une attaque contre des familles traditionnelles, pour ne pas "s'exhiber" ou s'exposer, je mets évidemment "s'exhiber" aussi entre guillemets, en public. Il y a différents textes, différentes initiatives, qui ne viennent pas, je tiens aussi à le préciser, en général, du gouvernement, qui viennent de conseils municipaux, le plus souvent...
Q - C'est les villes, mais soutenues implicitement par le gouvernement.
R - C'est les villes, mais il y a un parti politique, qui est par ailleurs au pouvoir, qui soutient souvent ces actions, et c'est au coeur de l'Europe. Le sujet, ce n'est pas tellement mon cas ou ma visite, je vais y revenir, mais c'est le fait que cela existe.
Q - Il y a des magasins où il y a des chartes, pour une famille normale, qui sont exposées.
R - Vous avez des magasins, un certain nombre de vos confrères, je crois, ont effectué des reportages sur place, où il y a des chartes qui sont exhibées pour interdire, en tout cas recommander, de ne pas rentrer dans ces boutiques, de ne pas se promener dans les centres-villes.
Q - Vous vous étiez engagé, lors de votre nomination au gouvernement, à y aller, à entrer dans une de ces zones LGBT, pourquoi vous n'y êtes pas allé ?
R - Je me suis engagé et je tiendrai cet engagement. J'avais prévu d'y aller lors de ce voyage en Pologne, en début de semaine, et comme c'est de coutume, je tiens aussi à l'expliquer, et c'est la norme dans l'Union européenne en particulier, on dit aux autorités du pays dans lequel on va, ce que l'on fait, on ne se cache pas en Europe, et j'avais donc indiqué aux autorités polonaises que j'irai dans une ville qui s'appelle Kra?nik...
Q - Qu'est-ce qu'on vous a répondu ?
R - Ils n'ont pas souhaité que j'y aille, pour être très clair ce n'est pas une interdiction physique, c'est une pression politique, en indiquant que si j'y allais il n'y aurait pas d'entretien officiel, d'entretien politique, au cours de cette visite. J'avais plusieurs options...
Q - Donc, en gros ils vous disaient, "si vous y allez, vous n'êtes pas reçu par les ministres."
R - Exactement, et donc...
Q - Mais ils ne vous ont pas interdit, parce que le ministre polonais a dit "Fake news de Clément Beaune, ce n'est pas vrai, on ne l'a jamais empêché d'y aller."
R - Je dis la vérité, physiquement, j'aurai sans doute pu prendre une voiture et y aller. En Europe, je trouve que l'on ne se promène pas de manière clandestine, on assume ou pas les choses. Moi, j'assume cet engagement, et j'irai, mais j'ai pris la décision de rester en Pologne, de maintenir cette visite au moment où elle était prévue, c'est-à-dire aussi un jour symbolique qui était le 8 mars, la Journée internationale des droits des femmes, parce qu'il y a aussi, en Pologne, j'allais dire presque plus encore aujourd'hui, des attaques sur les droits des femmes, et d'ailleurs...
Q - Oui, puisque le droit à l'avortement est désormais quasiment interdit.
R - Quasiment interdit, et il y a eu, ce jour-là, d'ailleurs, le 8 mars, d'importantes manifestations de femmes, de jeunes, en particulier, pour se mobiliser ; donc, j'ai voulu maintenir cette visite, je n'ai pas voulu, en Europe, me trouver dans une situation de quasi-clandestinité, et j'ai voulu aussi...
Q - Mais pourquoi vous n'avez pas pris votre voiture et ne vous y êtes pas allé, quand même ? Pourquoi vous n'avez pas, d'une certaine manière, provoqué un incident diplomatique au nom de vos valeurs ?
R - Moi je veux être engagé. J'aurai pu taire les choses, je ne les tais pas et je continuerai. Mais je pense que c'est important, quand on est dans l'Union européenne, ça a un sens pour moi, d'avoir un dialogue politique, de dire les choses, de ne pas les cacher, on l'a fait longtemps, de ne pas cacher la réalité que je vous décrivais sur ces zones LGBT, de ne pas cacher aux autorités polonaises le malaise que cela crée, d'aller sur place, de rencontrer, j'ai rencontré beaucoup d'associations LGBT qui défendent ces droits, certains sont poursuivis devant la justice, des associations de femmes...
Q - Mais la prochaine fois vous allez faire quoi ? La prochaine fois on vous dira la même chose, on vous dira "vous pouvez y aller", et on ne vous recevra pas. Vous irez ?
R - Eh bien, je continuerai, et j'irai dans une visite où peut-être je n'aurai pas d'entretiens officiels, parce que je les ai eus, cette fois. Ca me paraissait important d'avoir une partie où on dit les choses au gouvernement polonais, et quand je l'ai dit, en Pologne, je crois que cela a aussi plus de force, en étant sur place, en rencontrant les gens qui se mobilisent et qui militent, que d'éviter ce débat, et de rester ici.
Q - Mais ces pressions politiques, c'est quoi, vous les qualifiez comment ? Jacques Attali tweetait "c'est un scandale", est-ce que c'est un scandale pour vous ce qui s'est passé ?
R - Je pense que c'est très grave, mais moi je ne veux pas polémiquer avec un gouvernement. Ce qui est très grave, c'est la situation de fond. Ce n'est pas mon cas personnel. Moi je vais très bien, je vis ici, tout va bien. C'est les gens qui vivent dans ces communes LGBT, les 88, presque 100, c'est les gens qui sont militants et qui sont inquiétés parce qu'ils défendent les droits des femmes, ou parce qu'ils défendent les droits LGBT. C'est cela, et moi, je veux le dire, au coeur de l'Europe.
Q - Mais, justement, Clément Beaune, au coeur de l'Europe comme vous dites, Viktor Orban s'assoit sur l'Etat de droit en Hongrie depuis des années, la Pologne interdit l'avortement et fait des zones anti-LGBT+, le Premier ministre slovène insulte les journalistes, un jour, oui, un jour, non, et face à cela, l'Union européenne condamne, condamne, condamne encore, et puis, rien du tout. Est-ce qu'il ne faut pas agir plus fortement ? Est-ce qu'on n'est pas en train de s'asseoir sur notre identité-même, sur nos valeurs-même, au coeur-même de l'Union européenne ? Quel est le sens de l'Union européenne ?
R - C'est aussi pour cela que je porte ce débat, parce que je pense que beaucoup de gens ne savent pas cela, et on a souvent, aussi, peu dit les choses. Moi je veux une diplomatie engagée, engagée, cela veut dire que l'on dit les choses en vérité et que l'on met la pression. Et, je vais être très concret, aujourd'hui - vous me direz c'est des mots, mais c'est important - le Parlement européen va voter une résolution qui déclare l'Union européenne précisément zone de liberté pour les droits LGBT...
Q - Mais ça va changer quoi, ça va interdire la Pologne de faire des zones...?
R - Non, il y a aussi maintenant...
Q - Donc, c'est des mots.
R - Je crois que c'est des mots, d'abord importants pour la prise de conscience, et pour les militants qui sont sur place je peux vous dire que ces mots comptent, et ce soutien compte, parce qu'ils se battent aussi au nom de valeurs et de droit européen. Et puis, il y a des moyens très concrets, on a adopté en fin d'année, cela a été d'ailleurs un clash avec la Pologne et la Hongrie, un mécanisme qui, pour faire simple, conditionne le versement de l'argent européen, dont ces pays bénéficient par dizaines de milliards d'euros, plus de 120 milliards d'euros, depuis le début des années 2000, en Pologne...
Q - Au respect de l'Etat de droit.
R - Au respect de l'Etat de droit.
Q - Sauf que c'est difficile de définir l'Etat de droit. Par exemple, est-ce que créer une zone anti-LGBT+ c'est violer l'Etat de droit ?
R - Il y a des contournements, il y a des tactiques, mais je suis convaincu que cela sera, à un moment, condamné, et qu'il y aura des conséquences, parce qu'en Europe il faut effectivement ne pas laisser passer.
Q - Clément Beaune, autre sujet qui faisait la Une du Monde et l'éditorial de Dominique Seux hier, l'Europe a-t-elle perdu la guerre des vaccins ? Si on applique l'adage "quand je me contemple, je me désole, quand je me compare, je me console", eh bien quand on l'applique au vaccin en Europe ça donne "quand je me contemple, je me désole, et quand je me je me compare, je me désole aussi". Comparaison, 6% des Européens sont vaccinés, ce matin, contre 17% des Américains, 32% des Britanniques, 57% des Israéliens ; 6% seulement, aujourd'hui, des Européens sont vaccinés, trois mois après avoir lancé la campagne de vaccination. Vous appelez cela comment, un retard, un ratage, un fiasco ?
R - Un retard, mais un retard, cela se comble, et cette bataille n'est pas finie. Vous auriez pu citer, ce n'est pas une excuse, mais vous auriez pu citer des chiffres dans des pays, dont on nous a beaucoup vanté l'efficacité, en Asie, qui est à deux fois moins de vaccinations que l'Europe. Il y a trois pays, essentiellement, mais je ne veux pas nuancer, ce sont Etats-Unis, Grande-Bretagne, Israël, qui objectivement vont beaucoup plus vite que les Européens ; maintenant la question...
Q - Et Emirats arabes unis, et Chine...
R - Non, pas la Chine, mais peu importe, l'idée c'est d'accélérer, ce n'est pas tellement de faire le classement, c'est d'accélérer. Il faut être clair, et c'est de regarder les vrais problèmes. Le problème européen il est simple, c'est production, produire plus, plus vite, plus fort. Les faux débats sur les prix, etc, je crois qu'ils sont derrière nous, et il faut...
Q - Alors justement, la production.
R - Il faut une accélération de la production.
Q - C'était la Une du New York Times hier. Alors qu'on manque cruellement de doses en Europe, on apprend que l'Europe a exporté 25 millions de doses produites sur son territoire vers 31 autre pays. Comment vous expliquez cela, ce matin ? Pourquoi ces doses-là, les 25 millions de doses, dont on a besoin, nous Européens, pourquoi est-ce qu'on les exporte, alors que de leur côté les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, n'exportent pas vers nous, c'est quoi, c'est de la folie ?
R - Pas du tout. Pas du tout.
Q - J'exagère un peu, mais c'est incompréhensible, vous comprenez.
R - C'est très important, laissez-moi expliquer. On va avoir besoin de centaines de millions de doses, une partie d'entre elles, aujourd'hui même on va avoir un nouveau vaccin qui va être autorisé, très certainement, par l'Agence européenne du médicament, Johnson & Johnson. Si on fermait tout, il est produit, la fin de la production s'est faite aux Etats-Unis, si aujourd'hui on autorisait le vaccin de Johnson & Johnson, et que les Etats-Unis n'exportaient pas vers l'Europe, parce que plus aucun pays n'exporte dans le monde, nous n'aurions pas le vaccin, qui en plus est unidose, donc qui est beaucoup plus rapide, pour les Européens. Moi je ne veux pas dire aux Européens, on vous prive d'un vaccin parce qu'il est produit aux Etats-Unis. Il se trouve...
Q - Et qu'est-ce qu'on apprend, que les 55 millions de doses de Johnson & Johnson, qui doivent être versées au deuxième trimestre, de l'Union européenne, risquent d'avoir du retard.
R - Alors, je viens là-dessus, mais très important, sur l'exportation. On produit beaucoup en Europe, c'est plutôt un avantage industriel, on devrait s'en féliciter. Ce qu'on exporte aujourd'hui, pour être très précis et très concret, ce sont des vaccins Pfizer, essentiellement, 95 %, même un peu plus. Or, le laboratoire Pfizer, il honore ses contrats avec l'Europe, il respecte ses contrats avec l'Europe. Le problème c'est quand vous exportez, d'une part, et que vous ne respectez pas la livraison aux Européens, d'autre part, c'est le doute que nous avons avec AstraZeneca, mais aujourd'hui ils n'ont pas exporté, très peu, à l'extérieur de l'Europe, et c'est pour cela que nous avons mis en place un mécanisme qui contrôle les exportations, parce que maintenant on vérifie chaque exportation, vous l'avez vu, l'Italie, la semaine dernière...
Q - Oui, oui, ils ont bloqué vers l'Australie.
R - Oui, c'est très important, donc on n'est pas naïf, on défend les exportations quand elles sont...
Q - Il va y avoir du retard sur les Johnson & Johnson, c'est vrai ce qu'on apprend depuis quelques jours, qu'il va y avoir du retard sur les livraisons de Johnson & Johnson ?
R - Non, il y avait un retard qui avait été évoqué il y a quelques semaines, il n'y a pas de nouveau problème, et on discute avec les Américains, précisément pour que les doses soient livrées. Je rappelle aussi, parce que ces productions, amplifiées, accélérées, on a par exemple hier, il faut dire aussi les bonnes nouvelles, eu un nouveau contrat de doses avec Pfizer, qui va permettre d'avoir, dès les deux prochaines semaines, en plus de tout ce que l'on a, 600.000 doses d'urgence pour la France.
Q - On va y venir au vaccin russe, puisqu'il y a plusieurs pays en Europe qui veulent ramener le vaccin russe, ou le vaccin chinois ?
R - Il faut être très simple, si c'est scientifiquement valable, et s'il est disponible, oui, et donc, on applique des critères qui ne sont pas politiques, qui sont sanitaires. Il y a un dossier qui a été déposé à l'Agence européenne des médicaments par Sputnik, si c'est scientifiquement valable c'est l'Agence européenne des médicaments qui nous le dira, ce n'est pas le gouvernement français, allemand ou autre, et à ce moment-là il pourra être utilisé, mais il n'est pas aujourd'hui très massivement produit ; donc, il ne faut pas non plus faire croire que ce serait une solution miracle. Mais on ne s'interdit pas un vaccin qui est utile.
Q - Merci beaucoup, Clément Beaune, d'avoir été avec nous ce matin.
R - Merci à vous.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2021