Texte intégral
Q - Bonjour, Monsieur le Secrétaire d'Etat aux affaires européennes.
R - Bonjour.
Q - Merci d'avoir accepté notre invitation. Nous allons évoquer avec vous la coopération européenne dans cette crise sanitaire, coopération et parfois cafouillage, avec une production de vaccins insuffisantes, des règles sanitaires disparates, des fermetures de frontières pas toujours coordonnées ; bref, la période que nous vivons met à rude épreuve l'unité européenne. L'Europe s'est même vue tancer cette semaine par l'Organisation Mondiale de la Santé, l'OMS, qui regrette, je cite, "la lenteur inacceptable de la vaccination en Europe." Alors, le continent de Pasteur est-il à la traîne ? Certes, l'Union européenne a montré sa capacité de sursaut, avec pour la première fois, un emprunt en commun pour financer le plan de relance, mais n'est-elle pas ensuite revenue à ses vieux démons, la prudence excessive, la règle tatillonne, la cacophonie permanente ? Et au fait, aurions-nous fait mieux dans le cadre national franco-français ?
Clément Beaune, vous avez été l'un des inspirateurs, le conseiller d'Emmanuel Macron sur les questions européennes, vous êtes depuis un peu moins d'un an, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, l'un des seuls ministres autorisé par le Président de la République à s'exprimer sur le dossier sensible des vaccins. Vous êtes aussi l'un des avocats assumés d'une plus forte intégration européenne, un avocat dont les plaidoiries pro-européennes sont plus difficiles, en ce moment, avec cette actualité ?
R - Oui, c'est objectivement plus difficile parce que nous sommes dans un moment qui est très compliqué, d'abord, d'épuisement collectif, ou de ras-le-bol, d'impatience, et de difficultés objectives, aussi, sur le plan européen, sur la question de la vaccination, on y reviendra. Et vous le savez, l'avocat est d'autant plus nécessaire quand le cas est compliqué, j'assume donc ce rôle.
Q - Alors, voici votre plaidoyer jusqu'à 12h30. L'Union européenne a-t-elle été trop candide dans cette crise ? La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a dû taper du poing sur la table, écoutez, c'était il y a une semaine.
(...)
Ursula von der Leyen fait allusion à ce chiffre : depuis décembre, l'Union européenne a exporté 21 millions de doses vers le Royaume-Uni, le Royaume-Uni a exporté zéro dose vers l'Union européenne. L'Europe a-t-elle été naïve, Clément Beaune ?
R - De façon générale, l'Europe a été dans le passé assez naïve, parce que le projet européen n'était pas un projet d'affirmation, de puissance, de projection extérieure, c'était un projet de réconciliation, d'apaisement et parfois d'ailleurs, de lenteur assumée qui visait précisément à faire en sorte que les Etats prennent le temps de discuter plutôt que de se taper dessus. C'est quand même cela l'origine historique.
Sur ce sujet précisément, je ne crois pas que l'Europe ait été, justement, naïve, parce qu'on l'a vu, très rapidement, quand ce sont manifestés un certain nombre de problèmes d'exportation sans retour, si on peut dire, la Commission européenne, et je pense que c'est d'ailleurs un vrai changement intellectuel de logiciel européen, très tôt, était très ferme, et Mme von der Leyen, alors même que certains Etats étaient parfois plus réticents parce qu'ils disaient que l'Europe, c'est l'ouverture, la coopération - les Pays-Bas, la Belgique -, aussi par intérêt commercial parce que ce sont des lieux de production, et donc d'exportations de doses de vaccins, c'est normal, ils étaient plus réticents, la Commission a dit, malgré tout, qu'il fallait défendre nos intérêts, être ferme. Et cela, ce n'est pas le logiciel européen classique, et il a changé, notamment dans cette crise. Et je pense que c'est très bien, car je suis un pro-européen convaincu, mais défenseur ou avocat, comme vous le disiez, d'une Europe qui doit être beaucoup plus puissante, beaucoup moins naïve, beaucoup plus affirmée dans une compétition internationale. Même sur la question du vaccin, il faut le dire, il y a une compétition internationale, et je crois qu'il ne faut pas ajouter à une compétition internationale parfois difficile, une guerre interne qui aurait été complètement destructrice, j'insiste sur ce point.
Q - Mais n'est-elle pas déjà là cette guerre interne ? Vous avez entendu Angela Merkel qui dit : "s'il le faut, nous ferons des commandes en notre nom, au nom de l'Allemagne si cela ne fonctionne pas, et certains pays européens, très peu c'est vrai, ont déjà mis des coups de canifs à cet engagement européen ; la Hongrie elle-même a acheté des doses de vaccin russe, Sputnik V, a acheté des doses de vaccin chinois Sinopharm et aujourd'hui, la Hongrie a vacciné 22% de ses citoyens. C'est le double de la moyenne européenne. Cela vous fait-il réfléchir ?
R - En réalité, vous l'avez dit, un seul cas que je regrette profondément, qui n'est pas une surprise complète, c'est la Hongrie, qui a pris l'habitude, malheureusement, et je pense que l'on a souvent pas été assez ferme à son égard, de jouer double-jeu. Car, je rappelle qu'aujourd'hui l'essentiel de la vaccination en Hongrie se fait par le cadre européen. Si les Hongrois avaient dit qu'ils ne voulaient pas de notre cadre et qu'il allait acheter seul dans son coin, aux Russes ou aux Chinois, ce qui je pense est en plus, sur le plan sanitaire, aujourd'hui, un risque, car je rappelle que ces vaccins ne sont pas validés par les autres pays européens et par l'Agence européenne, et par, d'ailleurs, la plupart des pays occidentaux qui sont très sérieux en matière vaccinale. La Hongrie fait les deux, elle vaccine principalement avec le cadre européen et objectivement, si la Hongrie avait été seule sur le marché international, je pense qu'aujourd'hui elle aurait très peu de doses. Elle bénéficie donc et elle va, je le regrette, un peu cyniquement, chercher d'autres vaccins. Vous avez parlé de l'Allemagne, j'insiste parce qu'il y a eu beaucoup de polémiques, l'Allemagne a évoqué, à deux reprises, le fait de pouvoir imaginer commander seule. C'était aussi une forme de pression sur le cadre européen pour dire : "Accélérons, allons plus vite !" Très bien.
Elle ne l'a jamais fait et c'est l'ailleurs Mme Merkel qui, à chaque fois, a pris la décision in fine de ne pas le faire, parce que le cadre européen, a-t-elle estimé, même pour un grand pays comme l'Allemagne, et c'est vrai aussi pour un grand pays comme la France, est protecteur dans la durée. Et aujourd'hui, les doses qui sont livrées et commandées, il n'y en a pas plus qui sont disponibles sur le marché international. Maintenant, le sujet n'est donc pas de recommander, d'avoir un contrat X ou Y, mais c'est de produire de manière accélérée, notamment en Europe.
Q - Vous avez entendu Jean-Luc Mélenchon sur la sécurité du vaccin russe qui indique qu'une mission d'enquête scientifique française s'est rendue en Russie et a confirmé l'efficacité du vaccin russe.
R - Je ne sais pas si M. Mélenchon se rend compte qu'en disant cela, il valide exactement ce que nous disons, c'est-à-dire que l'on n'a pas exclu le vaccin russe. Nous avons en effet diligenté, il y a déjà plusieurs mois, une mission scientifique en Russie pour des échanges scientifiques et vérifier si, en première approche, le vaccin russe apparaissait sérieux. Je comprends, même si je ne suis pas scientifique, que c'est la conclusion qu'ils en ont tirée ; aujourd'hui, le vaccin russe peut être autorisé, mais il suit les mêmes procédures d'autorisation que tout le monde.
Il a d'ailleurs déposé un dossier à l'Agence européenne des médicaments, il y a ce que l'on appelle une revue scientifique qui a été la même procédure pour tout le monde. Je note, sans polémique c'est un fait, qu'il a mis du temps à déposer son dossier, et de ce que disent aujourd'hui les scientifiques européens, les informations arrivent au compte-goutte. Peu importe, il est soumis aux mêmes procédures que les autres.
Q - Oui et non parce que malgré tout, on peut quand même commencer déjà des négociations de contrats avant que l'autorisation ait été émise par l'autorité européenne ; c'est ce qui s'est passé avec AstraZeneca, il y a eu des négociations commerciales et un contrat signé en août 2020, six mois avant l'autorisation qui est tombée en janvier 2021. Alors pourquoi n'est-ce pas le cas pour le vaccin russe ?
R - C'est pour cela qu'il y a eu des contacts, mais parce que, quand, il y a plusieurs mois déjà, avant les autorisations, en effet, dès l'été dernier, la Commission a, heureusement, commencé à discuter avec de grands laboratoires internationaux, les Russes ne sont pas entrés dans cette discussion Ce n'est pas nous qui avons dit qu'on ne voulait pas des Russes, ce sont les Russes qui ne sont pas entrés dans cette discussion, qui n'ont pas fait état d'un vaccin, de premières informations scientifiques, et surtout, vous avez raison d'insister sur ce point d'ailleurs, c'est le deuxième critère, une validation scientifique d'abord, et aussi capacité de production.
En réalité, il y a aujourd'hui si je puis dire, des coûts géopolitiques que fait la Russie en livrant de manière ciblée, tactique aussi, il faut bien le reconnaître, un certain nombre de doses en Europe, pour les pays qui sont prêts à faire un petit pas de côté. Mais cela arrive très peu, très lentement, et il n'y a pas aujourd'hui, cela viendra peut-être, mais il n'y a pas aujourd'hui de capacité de production massive du vaccin russe. Nous n'y sommes pas hostiles, il y a eu des contacts à cet égard, mais il ne faut pas croire qu'on a exclu une solution qui serait disponible ou miraculeuse, cela n'est pas le cas.
Q - Justement, vous parliez de géopolitique, on va écouter tout de suite Vladimir Poutine, assez furieux justement contre les Européens sur ce dossier.
(...)
Voilà, Vladimir Poutine, le 22 mars dernier. Est-ce qu'il y a uniquement l'aspect sanitaire, dans cette stratégie européenne ? Votre collègue Jean-Yves le Drian, le chef de la diplomatie française, parle d'une diplomatie agressive de la Russie avec son vaccin. Cela veut dire quoi, diplomatie agressive ?
R - Cela veut dire qu'il y a une stratégie d'utiliser le vaccin russe qui existe et nous félicitons, d'une certaine façon, les scientifiques russes qui l'ont développé, c'est très bien, mais qui utilise cela pour créer, parfois, de la division, pour valoriser leur résultat. Mais, il faut que nous, Européens, nous ne soyons pas dans ce jeu, que l'on garde l'unité et que l'on applique les mêmes critères. C'est comme cela je crois que l'on dégonfle les polémiques ou les fantasmes, c'est pour cela que je dis, et c'est vrai pour tous les vaccins, russe ou autre, quel que soit leur nationalité, validation scientifique, capacité de production industrielle. Si ces deux critères sont réunis, tant mieux, nous aurons aussi cette possibilité supplémentaire. Mais aujourd'hui, cela fait partie de la naïveté, d'ailleurs, ne soyons pas dupes d'une communication de tentatives de désunion, qui sur ce sujet comme sur d'autres de la part de la Russie existe, objectivement.
Q - Mais est- ce que l'Europe elle-même ne fait pas de la géopolitique, autour des vaccins, en étant assez réticente vis-à-vis de ce vaccin russe et du vaccin chinois, Sinopharm, j'ai vu par exemple qu'il était très utilisé au Maroc où la vaccination suit un court assez élevé. Qu'est-ce qu'on peut dire sur cet aspect géopolitique ?
Q - Là aussi, pour être clair, le vaccin chinois, il a la liberté de le faire, mais il ne l'a pas fait, il n'a pas déposé de dossier à l'Agence européenne des médicaments. Moi, je ne me vois pas dire aux Français ou aux Européens : vaccinons avec du vaccin chinois qui n'a pas été validé, non pas par un gouvernement, par des autorités scientifiques, comme tous les vaccins. Donc, cela n'est pas non plus, là, une solution miracle. Je rappelle d'ailleurs que dans ces deux pays, pour objectiver la situation, la population vaccinée, le pourcentage de la population vaccinée en Russie et en Chine, est deux fois moins élevé que dans l'Union européenne. Donc, ayons aussi cela en tête quand on fait des comparaisons.
Mais vous dites géopolitique des vaccins. Moi, je pense que l'Europe devrait en faire beaucoup plus, en réalité. Je pense qu'on a raison, et c'est en Europe qu'on l'a fait, de dire que le vaccin doit être un bien public mondial. De prendre une initiative - elle s'appelle COVAX - pour, même dans une période difficile de rareté encore des doses de vaccins, livrer des pays africains en particulier, des pays en difficulté financière ou sanitaire, à accéder progressivement à ce vaccin. On a proposé que les soignants africains soient vaccinés en priorité. Cela veut dire que la France devra faire un effort de 500.000 doses d'ici le mois de juin. C'est franchement tout à fait possible, même dans une situation où l'on doit nous-mêmes monter en puissance. Si l'Europe ne fait pas cette géopolitique des vaccins avec ses propres valeurs, c'est-à-dire gratuité, c'est-à-dire disponibilité pour tous, notamment pour les plus fragiles, ce seront d'autres (on l'a vu sur le vaccin, on l'a vu sur les masques, il y a quelques mois, la Chine et la Russie en tête) qui feront sans scrupule cette même géopolitique. Donc moi je pense que dans les Balkans, en Afrique, dans des zones qui sont proches de coeur et d'intérêt de l'Europe, c'est nous qui devons être là, et on ne l'a pas été assez.
Q - Dans un entretien récent à Mediapart, Clément Beaune, vous dites que vous n'êtes pas satisfait sur la transparence autour des contrats qui ont été signés avec les grandes entreprises pharmaceutiques pour les vaccins. Qu'est-ce qu'il faudrait faire selon vous ?
R - Là aussi, c'est un peu le modèle européen. C'est-à-dire on est déjà ceux qui ont eu le plus de transparence sur la négociation, sur les prix, etc... Mais dans nos sociétés démocratiques, tant mieux, il y a des attentes plus fortes que ce que l'on voit en Russie ou en Chine, c'est comme ça. Ce sont nos valeurs. Et donc, je pense que pour éviter tout doute ou tout fantasme ou toute polémique inutile, il faut aller plus loin dans la transparence : les contrats signés avec les grands laboratoires sont en partie publics, qu'en partie seulement, accessibles dans des conditions qui parfois ont été critiquées, aux députés européens, c'est la priorité, bien sûr, c'est comme ça qu'ils accomplissent leur mission de parlementaire.
Q - Ils ne pouvaient pas prendre de photographies...
R - Effectivement. Il faut être clair aussi, il ne faut pas non plus être dans le culte d'une transparence sans aucune limite. Il y a des secrets industriels ; il ne faut pas que nous-mêmes soyons les plus naïfs et mettions tout sur la place publique là où les autres ne le font pas.
Q - Quand vous dites que vous n'êtes pas satisfait, cela voudrait dire quoi, très concrètement ?
R - Il faut aller plus loin. Je l'ai dit. D'abord, je pense que plus d'informations peuvent être révélées sur les contrats. Il ne faut pas avoir d'inquiétude là-dessus.
Q - Le coût ?
R - Le coût, par exemple, cela évitera des polémiques sur les prix. Et puis, j'ai proposé que l'on fasse une mission d'évaluation par un organisme indépendant, incontestable. Il y a par exemple la Cour des comptes européenne. Parce que si on met l'ensemble des contrats sur Internet ou sur une table, je ne suis pas sûr qu'on soit capable, vous ou moi, ou un parlementaire, même s'il joue son rôle, de dire si c'est un bon contrat ou un mauvais contrat. Donc, je pense qu'il faut un contrôle parlementaire, c'est sain dans une démocratie, c'est nécessaire, mais aussi une évaluation indépendante sous le contrôle du politique. Après, les parlementaires diront ce qu'ils en pensent.
Mais par exemple avec un organisme type cour des comptes.
Q - Alors, au-delà de la question des vaccins, et là encore sur cette idée d'unité européenne de coopération et de coordination. On l'a vu aussi, il y a eu avec la brève suspension du vaccin AstraZeneca il y a deux semaines, une forme d'ordre dispersé entre les pays européens qui n'ont pas tous pris la même décision en même temps. Les uns se sont laissé entraîner par les autres, on l'a vu. Egalement manque d'unité sur la gestion des frontières avec parfois des frontières qui ont été fermées de manière non concertée entre plusieurs pays. Avec ces exemples, on a l'impression que le rêve européen, l'unité, la codécision, semblent loin. Qu'est-ce qu'on peut faire contre ce type de choses ? On comprend que la panique, forcément poussent les gouvernants à agir d'abord pour leur propre pays. Mais est-ce qu'on pourrait mettre en place, selon vous, des outils, des mécanismes, pour éviter ce genre de situation ?
R - Ce qui est intéressant quand on regarde les premières leçons de cette crise depuis un an, c'est que quand on a les outils de coopération européenne, cela se passe mieux. Je ne dis pas qu'on prend toujours les bonnes décisions collectivement mais, au moins, on a les capacités de réaction. La relance, ce n'était pas gagné, mais parce qu'on a des outils budgétaires de décision commune, on l'a fait. La question de la banque centrale commune pour la zone euro, cela a permis, mieux que dans la crise précédente, d'agir massivement et je dis aujourd'hui que le soutien que l'on fait au chômage partiel, aux entreprises, au pouvoir d'achat, à l'emploi, c'est aussi grâce à une action européenne ambitieuse.
Il y a des domaines où on n'avait pas vraiment d'outils. La santé en fait partie. C'est pour cela que je dis souvent, sur ce sujet, je pense, sans être naïf, et parfois on fait mal les choses au niveau européen, c'est clair, mais on n'a pas eu assez d'outils communs.
Q - Et sur les frontières ?
R - Et sur les frontières aussi, paradoxalement. On avait un principe commun de libre circulation. On n'avait aussi, il faut le reconnaître, jamais anticipé qu'on soit dans une telle situation, où l'on doive se protéger, parfois même d'une région à l'autre, de la circulation des gens et donc du virus. Et donc, on n'a pas réussi tout de suite, et pas encore parfaitement, il faut être clair, à se coordonner avec des critères communs, des décisions parfaitement harmonisées, ou coopératives, sur la fermeture de telle ou telle frontière. On le voit - j'étais récemment en Moselle, dans une région où c'est particulièrement sensible d'avoir une frontière qui se rétablit, ou des contrôles qui se rétablissent -, on n'a pas les outils de coopération là-dessus. Mais je pense, cela veut dire en matière de santé, cela veut dire en matière de frontières, non pas pour que l'Europe décide tout, mais qu'on doit renforcer nos outils communs et la vaccination me semble faire partie de ces sujets aussi.
Q - Avant d'être dans la lumière gouvernementale, vous avez été un homme de l'ombre, l'un des inspirateurs de la politique européenne d'Emmanuel Macron. Vous avez largement inspiré son discours sur l'Europe à la Sorbonne, en septembre 2017. Il y évoquait la souveraineté militaire, numérique, budgétaire de l'Europe, mais pas la souveraineté sanitaire. C'est un sujet sur lequel il y a eu une absence de réflexion ?
R - Il y a eu de longue date une absence de réflexion européenne sur la santé. On pensait que ce n'était pas une compétence européenne. D'ailleurs je pense que l'on a, si je dois, là aussi, tirer des leçons, un mauvais raisonnement collectif et historique sur la façon d'aborder les compétences européennes. Parce qu'on pense qu'il y a des choses qui relèvent de l'Europe, et puis des domaines qui n'en relèvent pas du tout. Je pense que cela ne marche pas comme ça. Je prends la santé : aujourd'hui, on voit bien, on n'anticipait pas une pandémie de cette nature, de cette durée, de cette ampleur. Il y a besoin d'éléments européens de réponse. Je pense, on peut améliorer les choses, mais, typiquement, commander des vaccins ensemble, c'est plus intéressant, c'est plus utile. En revanche, tout en étant pro-européen, je ne défendrai jamais que ce doit être Bruxelles, la Commission européenne qui s'occupe de la gestion de nos hôpitaux, du recrutement de nos infirmiers, du développement de la réanimation, ça, c'est local ou national, c'est comme ça.
Mais cela ne veut pas dire que l'Europe ne fait rien en matière de santé. Donc c'est même le raisonnement sur les compétences qu'il faudra sans doute changer après la crise.
Q - Mais y compris changer les traités ?
R - Peut-être changer les traités, il ne faut pas avoir de tabou à cet égard. C'est aussi pour cela qu'on essaie de lancer un exercice de réflexion un peu long, approfondi, qu'on mène rarement au niveau européen, qu'on appelle une conférence sur l'avenir de l'Europe, qui va se tenir partout en Europe avec des débats parlementaires ou citoyens pendant un an...
Q - À quelle échéance ce changement de traité, selon vous ?
R - Ecoutez, il faut être clair. Ce n'est pas le genre de choses qui peut se faire maintenant. Et cela prend de toute façon du temps, parce qu'on doit en discuter, tous les parlements nationaux doivent le voter, on a vu parfois que c'était difficile, certains pays passent par référendum, et ce sont des débats très compliqués. Donc, je pense que ce n'est pas avant au moins cinq ans, pour être concret. Cela n'empêche pas que l'on peut faire des choses avant de changer de traité, et qu'on peut quand même lancer cette réflexion. Mais sur le plan sanitaire, vous avez raison, ce n'était pas dans nos propositions. Et s'il y a même un an et demi, on avait tenu un sommet européen on avait dit : écoutez, j'ai une idée merveilleuse, on va parler de santé et faire l'Europe de la santé, tout le monde aurait souri poliment, ou moins poliment, en disant que ce n'était franchement pas la priorité.
Donc, c'est comme cela aussi, on découvre encore dans notre projet politique européen qu'il y a des domaines dans lesquels on pensait ne pas avoir besoin de coopérer et on doit le faire.
Q - Donc, justement, vous l'avez dit, la santé ne fait pas partie des compétences de l'Union européenne, directes en tout cas. Pourtant, les Européens s'interrogent depuis fort longtemps sur cet équilibre à trouver entre la coopération sanitaire et la souveraineté nationale.
(...)
On a entendu le Président de la République, Emmanuel Macron, interrogé sur les erreurs commises dans cette crise sanitaire. Il a estimé, je cite, que "nous avons manqué d'ambition et de folie". Cela veut dire quoi ?
R - Cela renvoie un peu à ce que l'on disait, ce qu'est l'Europe, profondément. C'est un projet de coopération, - d'une manière provocatrice, mais je crois juste -, lente par définition.
Q - Donc, l'Europe manque de folie, presque par construction ?
R - Parce que la construction de départ, je le rappelle, c'était d'essayer de trouver un cadre, d'abord franco-allemand, puis qui s'est élargi, où on se tient, en quelque sorte, les uns les autres, où les décisions soient concertées, coordonnées, le plus possible, on a vu qu'il y avait des lacunes, mais le plus possible.
Q - Quand vous dites cela, vous nous rendez presque "eurosceptiques" !
R - Non, pas du tout, parce que je pense, vous avez deux options, une fois que vous avez dit cela : soit vous cassez tout, et puis, vous dites "repli national", franchement, si on produisait les doses de vaccin, tout seuls dans notre coin, on n'aurait pas beaucoup de vaccins, aujourd'hui, en France. Donc, je crois que le raisonnement consistant à dire : il y a des choses à changer en Europe, cassons tout, parce que c'est trop compliqué, est un raisonnement défaitiste, finalement, qui croit à une sorte de faiblesse de la France en Europe. Et puis, on peut réformer l'Europe, changer le logiciel européen ; toute la grande difficulté, c'est de garder l'esprit de coopération, qui prend du temps, parce que l'on se concerte, il y a les parlements nationaux, les organes démocratiques, c'est comme ça... et avoir plus de puissance, de folie, d'innovation, de vitesse. Moi, je pense que la vitesse, c'est vraiment la réforme européenne qu'il faut essayer de pousser. Et c'est pour cela qu'on dit parfois de manière un peu cliché, mais c'est juste, que l'Europe avance dans les crises, parce que c'est dans les crises que vous êtes poussés à accélérer, à prendre des risques. On ne l'a probablement pas fait assez, sur le vaccin, précisément, il y a encore un an, ou dans les années qui précèdent, en termes d'innovation, de financement de l'innovation, de capacités industrielles en Europe. On le rattrape très vite, il ne faut pas non plus caricaturer la situation de manière noire ou négative. On a aujourd'hui la deuxième capacité de production de vaccins au monde, derrière les Etats-Unis, plus que la Chine, plus que la Grande-Bretagne, largement, etc. Et on va l'accélérer.
Q - Justement, manque de folie, manque d'ambition. On voit qu'aux Etats-Unis, Joe Biden a décidé d'un plan d'investissement de 1900 milliards de dollars. Notre plan de relance européen, nous, c'est 750 milliards d'euros, c'est presque trois fois moins. Est-ce que le montant de ce plan de relance, selon vous, Clément Beaune, est suffisant ?
R - D'abord, on a toujours ce complexe, par rapport aux Américains, il faut tout de même remettre les choses à leur juste place : le plan de 1900 milliards d'euros de Joe Biden, ce n'est pas un plan de relance, exclusivement. Il y a un peu de relance et d'investissement, mais c'est beaucoup du rattrapage social. Et moi, je suis fier qu'en Europe, il faut le dire aussi, dans la crise...
Q - On a déjà un filet social, d'accord. Une fois que l'on a dit ça ?
R - ...oui, mais c'est très important. Le filet Biden, si je puis dire, ou le plan Biden, c'est le rattrapage de cela, il y a vingt points de plus de dépense publique dans la richesse nationale française qu'américaine. Le chômage partiel, etc. c'est fort en Europe, beaucoup plus qu'aux Etats-Unis. Donc, c'est tout de même important, pour ne pas comparer de manière un peu déséquilibrée. Une fois qu'on a dit cela, oui, je pense que l'on protège mieux, d'ailleurs on est souvent plus prudent, quand on regarde la partie strictement sanitaire de cette épidémie, on a d'ailleurs beaucoup moins de morts, en France qu'au Royaume-Uni, parce qu'on a été aussi plus protecteur. Et puis, dans les moments d'accélération de l'innovation, parfois, on est un peu moins bon.
Q - Donc l'enveloppe, pour vous, est à la bonne dimension ?
R - Non, je ne le crois pas, mais c'est d'abord très important, ces 750 milliards d'euros, par leur montant, et aussi parce que c'est de la dette commune européenne, donc, c'est de la solidarité réelle entre Etats membres. Et puis, c'est ce qu'a évoqué le Président, la semaine dernière, on peut aller plus loin. Les 750 milliards d'euros, il y a un an, nous paraissaient totalement impossibles. On les a faits. Maintenant, il faut les dépenser, d'abord, accélérer ça ; et puis, réfléchir à un nouveau cadre économique pour l'après-crise : plan de relance, plan d'investissement, ne pas faire les erreurs qu'on a faites, il y a dix ans, après la crise de la zone euro et la crise financière, où l'on a très vite réduit nos déficits et un peu sacrifié l'investissement, c'est vrai ; et ne pas faire cette erreur, mais il n'y a aucune fatalité à ce que l'Europe soit à la traîne.
Q - Vous préféreriez que l'on dépense plus près de 1000 milliards que de 750 milliards d'euros ?
R - Oui, il n'y a pas de chiffre magique, parce qu'encore une fois, dans le plan Biden, il n'y a pas que de la relance, mais clairement, l'effort d'investissement et de relance devra dépasser les 750 milliards d'euros. Est-ce qu'on devra le faire par la dette commune européenne, par d'autres outils, comme le budget européen ou par des dépenses nationales bien coordonnées, notamment entre la France et l'Allemagne, on peut mobiliser tout cela à la fois. Mais il faudra faire un effort en investissement supérieur, c'est vrai, dans les années qui viennent, en Europe. Mais on peut le faire, l'Europe n'est pas condamnée, comme parfois, on le commente, de manière un peu résignée, à être en retard. Je crois qu'on peut être ambitieux et rapide.
Q - Même si les traités européens qui ont été suspendus à l'occasion de cette crise, pour les critères budgétaires, prévoient pas plus de 3% de déficit public, pas plus de 60% de dette par rapport à la richesse nationale, on est plus près des 120% actuellement, en France. A votre avis, est-ce qu'il faudra revenir à ces critères ou est-ce que finalement, c'est une sorte de vieillerie de l'histoire, les 3% ?
R - Oui, on l'a dit avec Bruno Le Maire, il ne faudrait pas refaire l'erreur qu'on a faite, là aussi, après la dernière crise économique, c'est-à-dire de rebrancher les mêmes règles, comme si rien ne s'était passé.
Q - En 2010, après la crise financière ?
R - En 2010, 2012, exactement, après la crise de la zone euro, la crise financière, parce que, vous l'avez dit, on aura une dette, en moyenne, dans la zone euro, qui sera supérieure à 100%. On ne peut pas faire comme si les choses étaient restées en l'état et que la crise n'était pas passée par là. Quel est le bon chiffre, je pense qu'il ne faut pas rentrer dans le débat par des totems. A nouveau 3%, à nouveau 60%, on sait aussi à quel point ces sujets sont sensibles, entre pays européens, puisque c'est une question de confiance, les règles. Donc, il faut que l'on prenne le temps de ce débat, d'abord, d'ailleurs, en franco-allemand, avec le nouveau gouvernement allemand qui sortira des élections du mois de septembre. Il n'y a pas d'urgence, mais on a encore l'année 2022. Je pense qu'il faut des nouvelles règles qui permettent plus d'investissements. Encore une fois, je n'ai pas un chiffre magique, et puis, c'est trop tôt. Il ne faut pas entrer dans le débat comme cela, mais plus d'investissement, parce que ce que l'on devra faire, au-delà de la relance sur les deux, trois, prochaines années, ce sont des investissements massifs dans la transition numérique, dans la transition écologique. Les Chinois le feront, les Américains le feront, il faut que l'Europe le fasse aussi, peut-être même plus et mieux. Et c'est comme cela qu'on doit penser ces nouvelles règles.
Q - George Steiner voyait l'Europe comme le continent des cafés, des bars. C'était l'une des spécificités qu'il mettait en exergue. Aujourd'hui, en Europe, les cafés sont largement fermés, bien sûr. Est-ce qu'il y a, selon vous, Clément Beaune, le risque que l'idée européenne pâtisse de ce que nous sommes en train de vivre, la crise, qui fragilise cet idéal, selon vous, ou bien est-ce qu'elle fait franchir un cap, à l'idée européenne ?
R - Elle est toujours un combat. Donc, cela dépend de nous. Je crois qu'on doit lucidement regarder ce qu'on aura bien et mal fait dans la crise ; ne pas caricaturer les choses. Il y a beaucoup de choses que l'Europe a bien faites, dans la crise, aussi, ou que le modèle européen a permis de faire : la protection sociale, notamment, pendant cette crise, la solidarité. Et puis, améliorer le reste. Être avocat de l'Europe, ce n'est pas dire qu'on n'a rien fait de mal, ou que tout va bien. Et donc, moi, je ne veux pas qu'on subisse la crise, en disant : finalement, ce n'était pas parfait, donc tant pis pour l'Europe. On doit améliorer.
Q - Selon vous, les eurosceptiques ont trouvé des arguments, dans cette crise ?
R - Ils en trouvent toujours, et ils contemplent les échecs français ou européens, avec une forme de délectation malsaine. Moi, je veux qu'on se batte. Il y aura des choses qu'on n'aura pas bien faites en France, il y aura des choses qu'on n'aura pas bien faites, en Europe. Mais d'abord, il y a beaucoup de choses qui sont bien et dont on doit être fier. C'est toujours bizarre, d'ailleurs, quand on est patriote qu'on ne soit pas fier. Moi, je suis fier et on se battra pour améliorer encore.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 avril 2021