Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, à BFM TV le 18 août 2021, sur l'arrivée au pouvoir des talibans en Afghanistan et l'évacuation des Français et Afghans menacés par le nouveau régime.

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Média : BFM TV

Texte intégral

fgha- Merci d'accepter de répondre à nos questions, Jean-Yves Le Drian. Je vais tout de suite vous faire écouter, vous l'avez peut-être vu sur BFM TV, l'actuel ambassadeur de la République islamique d'Afghanistan, en poste à Paris, à qui on posait la question de savoir ce qu'il fallait faire avec les Taliban aujourd'hui au pouvoir à Kaboul ; il dit "surtout ne pas les reconnaître", écoutez-le.

[Enregistrement de l'intervention de Mohammad Homayoon Azizi, ambassadeur de la République islamique d'Afghanistan en poste à Paris :

"Nous attendons de la France qu'elle accomplisse ses responsabilités et ses obligations internationales. Car elle en a. Elle en a vis-à-vis des Etats qui affrontent des menaces et des problèmes. Nous attendons que la France défende les valeurs démocratiques et les droits de l'homme et les valeurs comme les droits des femmes et les droits des enfants, qui sont menacés !"]

Q - Voilà : il ne faut pas reconnaître le régime des Taliban. La France, la communauté internationale aujourd'hui doit faire pression sur les Taliban. Qu'allez-vous faire, Jean-Yves Le Drian ?

R - La question de la reconnaissance n'est pas une question d'actualité pour la France aujourd'hui. La question principale pour notre pays, c'est d'abord de mettre en sécurité nos propres compatriotes ; et de mettre aussi en sécurité ceux qui nous ont aidés, les Afghans qui nous ont aidés, soit des auxiliaires des armées françaises, lorsque l'armée française était présente en Afghanistan, soit les agents de droit local qui ont aidé l'ambassade, qui ont aidé l'Institut culturel, qui ont aidé l'action de la France en Afghanistan. Et c'est notre devoir de faire en sorte que l'on puisse les rapatrier en France.

Et notre troisième devoir, c'est de faire en sorte que ceux des Afghans qui se sont engagés pour la défense du droit, qui sont aujourd'hui en risque, qui sont aujourd'hui en situation de menace puissent être aussi accueillis en France. Nous nous consacrons aujourd'hui sur cela, et le rôle de l'ambassadeur, de l'équipe qui l'accompagne, mène cette action de façon très courageuse... Et aujourd'hui, nous sommes en train de faire en sorte que des norias aériennes, grâce au soutien de l'armée française, et à l'initiative de la ministre des armées, puissent amener en France ces personnels. C'est déjà le cas puisque nous sommes là en ce moment à la troisième rotation.

Q - Combien sont prévus encore, Monsieur le Ministre ? Combien sont prévus encore de rotations ?

R - Il y a eu une première rotation, comme vous le savez, il y a eu une première rotation hier, avec 45 personnes ; il y a une deuxième rotation en cours en ce moment avec 220 personnes, dont une très grande majorité d'Afghans, précisément de personnes qui sont en risque et qui se trouvaient menacées et dont l'engagement méritait que la France leur offre l'asile ; 220 en cours de vol aujourd'hui en ce moment même vers Roissy.

Et puis il y a une troisième noria qui va partir ou qui est peut-être déjà partie, de 120 personnes, essentiellement des Afghans, qui vient de partir de Kaboul et qui va arriver à Abou Dabi dans la soirée. Et nous allons poursuivre autant que faire se peut, parce qu'il faut bien intégrer le fait que l'aéroport de Kaboul est toujours fermé, pour l'extérieur, et que l'accès à l'aéroport de Kaboul est difficile, et que nos équipes font le maximum pour que toutes ces personnes puissent être transférées et retrouver la sécurité et la sérénité. C'est la première mission de la France, et nous la remplissons, je crois, avec beaucoup de détermination, en particulier à l'égard de ces personnes dont l'engagement pour le droit en Afghanistan amène aujourd'hui des risques majeurs.

Q - Mais vous dites "autant que faire se peut", mais cela veut dire que ça va prendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines ?

R - Il est possible que cela prenne plusieurs jours ; nous allons poursuivre autant que faire se peut avec une très grande détermination pour aider tous ceux qui ont besoin d'être aidés, tous ceux qui ont besoin d'être protégés et qui sont reconnus pour leur engagement pour le droit en Afghanistan. Cela suppose évidemment une bonne identification, cela suppose aussi des vérifications que nous menons, soit directement à l'aéroport de Kaboul, soit à Abou Dabi pendant le transfert.

Q - Oui. Donc on discute avec les Taliban...

R - Il reste actuellement...

Q - Non mais ça veut dire, Monsieur le Ministre, qu'on discute avec les Taliban aussi leur droit de partir et de quitter le sol afghan.

R - On ne discute avec personne ; on fait en sorte que les Français - il n'y en a maintenant plus que quelques-uns, des petites dizaines sur le territoire afghan - que les Français, que ceux qui nous ont aidés, que les personnes en difficulté et en menace puissent se retrouver le territoire français. Et pour l'instant, nous y arrivons.

Q - Et notre ambassadeur va rester combien de temps sur place ?

R - Eh bien le temps qu'il faudra.

Q - Le temps qu'il faudra, quoi ? À faire quoi ?

R - A faire en sorte que les personnes dont je viens de vous parler puissent être transférées en sécurité, d'abord par Abou Dabi, puis ensuite sur le territoire national.

Q - Ce qui veut dire que lorsque ces personnes auront été transférées, notre ambassadeur rentrera en France ?

R - Ecoutez, je vous ai dit que cette question-là se posera en temps utile. Pour l'instant, il est au travail et il le fait bien.

Q - Et les Taliban sont-ils des gens aujourd'hui que vous reconnaissez comme être légitimes au pouvoir à Kaboul ?

R - Ah non. Quand on prend le pouvoir par la force, on n'est pas légitime. Et on connaît l'histoire des Taliban. On connaît ce qu'ils ont fait dans le passé. On connaît les actes de violence que certains d'entre eux viennent de commettre. Je sais qu'ils font preuve de beaucoup d'efforts pour essayer d'avoir une reconnaissance internationale. Mais il ne suffit pas de faire des déclarations, comme on peut les lire ici et là sur le respect du droit des femmes. Il faut encore des actes.

Et si les Taliban de nouvelle génération veulent une reconnaissance internationale, alors il faut qu'ils posent des actes. Et quels sont ces actes qu'il faut qu'ils posent ? Il faut d'abord qu'ils permettent la sortie des Afghans qui veulent quitter ce pays, parce qu'ils ont peur. Il faut ensuite qu'ils fassent en sorte que le terrorisme ne s'implique pas, ne se retrouve pas, ne se sanctuarise pas dans leur pays. Ils l'ont dit aux Etats-Unis lors des négociations de Doha, il faut qu'ils le manifestent très concrètement.

Enfin, il faut qu'ils acceptent que l'aide humanitaire puisse parvenir sur le territoire afghan. Il faut en plus qu'ils se mettent en situation de respecter les droits, respecter en particulier les droits des femmes. Ils l'annoncent, il faut le faire. Et enfin, il faut qu'ils constituent un gouvernement de transition. Voilà les conditions d'une reconnaissance internationale ! Après, on verra. Mais pour l'instant, il faut qu'ils posent ces actes. Ils ne sont pas posés à cette heure.

Q - Mais vous avez vous-même évoqué un "gouvernement inclusif", ce qui vous a valu des critiques d'ailleurs. On dit "Jean-Yves Le Drian, il est naïf vis-à-vis des Taliban". On a un ministre français des affaires étrangères naïf, M. Le Drian ?

R - Un de vos collègues, que je ne citerai pas, a lu un peu rapidement l'interview que j'ai faite hier auprès d'une station de radio bien connue, où j'ai dit très précisément les actes qu'il fallait que les Taliban posent pour espérer avoir un jour une reconnaissance internationale. Et parmi ces actes, il y a un gouvernement de transition. Quand je dis "inclusif", cela veut dire qu'il intègre l'ensemble des forces politiques afghanes. Et aujourd'hui ce n'est pas le cas. Et on sait que les engagements des Taliban sont souvent verbaux et pas respectés. Donc il importe que les actes soient posés.

Q - Donc vous n'êtes pas naïf vis-à-vis des Taliban...

R - J'ai été ministre de la défense pendant cinq ans, je suis ministre des affaires étrangères depuis quatre ans, j'ai perdu vraiment toutes mes naïvetés. Et d'ailleurs à ce propos, je voudrais vous dire que nous sommes le 18 août, et ayant été ministre de la défense, j'ai une pensée toute particulière pour les familles des soldats qui sont tombés en Afghanistan, et en particulier aujourd'hui puisque c'est l'anniversaire de l'attentat d'Uzbin où dix de nos soldats ont perdu la vie pour la liberté.

Q - Mais il y a quelques instants, le représentant de l'Afghanistan en France, l'ambassadeur, que vous croiserez peut-être d'ailleurs ces jours prochains, a dit "on a un président, on a un vice-président, on a un gouvernement qui est élu, c'est le président afghan Ashraf Ghani, qui actuellement est aux Emirats arabes unis". Cela veut dire que pour la communauté internationale, y compris pour vous, son sort est réglé ? Il n'existe plus ? Ce sont les Taliban avec qui il faut parler maintenant ?

R - La réalité de la situation en Afghanistan, c'est l'effondrement total de l'Etat et la fuite du président. C'est toujours difficile de donner une validation à un président en fuite. La situation aussi en Afghanistan, c'est le fait que l'armée afghane, pourtant longuement formée, est en déroute. Donc voilà la réalité de la situation. Et c'est dans cette situation très complexe et très confuse que nous essayons, nous, de remplir nos engagements moraux à l'égard des personnes envers lesquelles nous avons des devoirs, ce que j'ai expliqué tout à l'heure.

Q - Donc aujourd'hui, ceux avec qui on doit discuter, ce sont les Taliban, ce sont ceux qui sont en poste à Kaboul...

R - Ah, je n'ai pas dit cela. Je n'ai pas dit cela, excusez-moi de vous ramener à mes propos. J'ai dit que la situation était celle que l'on connaît et qu'il faut que les Talibans posent des actes s'ils veulent avoir une reconnaissance internationale. Ce n'est pas le cas aujourd'hui.

Q - Est-ce qu'aujourd'hui, vous craignez que l'Afghanistan ne devienne un sanctuaire terroriste ? "Ce qu'il se passe en Afghanistan", disait l'ambassadeur il y a quelques minutes, "aura une répercussion mondiale ; il ne faut pas croire que ça restera dans les frontières du pays". Vous avez des craintes ?

R - Oui, il faut être extrêmement vigilant. La situation est particulièrement confuse, complexe. Nous sommes dans l'urgence pour l'instant des évacuations mais la question politique va se poser. Nous allons avoir demain une réunion des ministres des affaires étrangères du G7, puis après-demain une réunion des ministres des affaires étrangères de l'OTAN pour évaluer la situation et pour éviter que l'Afghanistan ne redevienne un sanctuaire terroriste. Les Taliban ont pris des engagements à cet égard ; encore faut-il qu'ils soient tenus et nous avons appris à être très réservés sur les engagements que tiennent les Taliban.

Q - Il y aura éventuellement une pression internationale sur le régime des Taliban ou pas ? Une réunion du Conseil de sécurité, des membres permanents de la défense ?

R - Vous avez pu noter comme moi que le Conseil de sécurité s'est prononcé très clairement, y compris sur la nécessité d'un gouvernement de transition à l'unanimité avant-hier. Il continue son action et la France joue toute sa partition dans ce domaine et nous entendons bien qu'il faut aboutir à une situation de pacification le plus vite possible. Encore faut-il, je le redis, que les Taliban posent les actes qui conviennent.

Q - Mais ces actes qui conviennent, c'est par exemple sur les droits des femmes, vous y croyez ?

R - Je viens de le dire, oui, j'en ai fait l'énumération. Je veux bien la reprendre.

Q - Mais est-ce que vous y croyez ?

R - C'est d'abord faire en sorte que les Afghans qui veulent partir puissent partir, faire en sorte que le droit des femmes soit respecté ; j'ai entendu les annonces, il faut encore que ces faits soient validés et reconnus comme tels. C'est aussi la même chose sur le terrorisme ; c'est aussi la même chose sur l'aide humanitaire ; c'est aussi la même chose sur la nécessité de pacifier et donc d'avoir un gouvernement de transition qui permette à ce pays de retrouver un minimum de sérénité.

Q - Mais vous êtes un homme de conviction : est-ce que vous avez la conviction que les Taliban pourront donner ces gages ?

R - S'ils ne les donnent pas, ils seront les parias de la communauté internationale et il faudra faire vivre cette situation de paria, de non-respect des engagements auprès du Conseil de sécurité et du non-respect des engagements à l'égard de la communauté internationale, donc il faudra une grande fermeté.

Q - Mais est-ce que l'affaire n'est pas pliée, Monsieur le Ministre des affaires étrangères ? Pardon pour l'expression triviale. Les Russes commencent à discuter avec les Taliban ; la Chine commence à discuter avec les Taliban ; les Etats-Unis sont partis. Qu'est-ce qu'on peut peser, nous, dans la balance ?

R - On pèse la force de ce que représente la France pour la communauté internationale et la force de notre présence à la fois au Conseil de sécurité, dans l'Union européenne et aussi dans le cadre du G7.

Q - Joe Biden, le Président des Etats-Unis, veut un G7 sur l'Afghanistan la semaine prochaine, vous y êtes favorable ? Vous allez en parler avec le Président Macron ? Cela peut se faire ?

R - Il y aura une réunion de préparation du G7 de la semaine prochaine demain par une réunion des ministres des affaires étrangères des pays du G7 demain après-midi ; nous allons en parler.

Q - Vous allez en parler. Aujourd'hui la priorité, vous l'avez dit vous-même, c'est le rapatriement des Français et des collaborateurs. Que pensez-vous de ces maires aussi qui sont prêts à accueillir des personnes qui en feront la demande, demandeurs d'asile ?

R - Vous savez, en matière de solidarité, je crois que nous n'avons pas beaucoup de leçons à recevoir de quiconque parce que nous sommes sans doute le seul pays qui a rapatrié bien avant les événements des jours derniers l'ensemble des collaborateurs avec qui nous avons travaillé, l'ensemble des collaborateurs afghans. C'est ce que sont en train de faire aujourd'hui plusieurs pays occidentaux ; nous, c'est déjà fait. Il y a eu plus de 600 collaborateurs du ministère des affaires étrangères, de notre ambassade là-bas qui sont revenus en France avec leurs familles, que nous avons accueillis parce que c'était notre devoir. Il y a, par ailleurs, plus de 800 personnels afghans qui étaient au service de l'armée française, qui sont revenus grâce à notre action en France et avec leurs familles.

Et puis nous recevons, et nous sommes les seuls, les personnes qui se sont engagées dans le combat pour le droit en Afghanistan. Certaines sont en ce moment dans l'avion. Nous sommes en situation de solidarité et la France remplit ses engagements. Et puis, par ailleurs, nous sommes le pays européen qui aujourd'hui reçoit le plus de demandeurs d'asile afghans depuis longtemps et c'est aussi une forme de fierté.

Bon, alors voilà. Pour la suite, on sait très bien qu'il va y avoir inévitablement des flux de réfugiés qui vont se manifester à partir du territoire afghan. Il faut donc pour cela une action internationale. Ce n'est pas à la France d'engager seule ces discussions. Nous avons commencé à le faire avec les Européens, nous le poursuivrons dans le cadre du G7 et aussi dans le cadre des Nations unies avec le Haut-commissariat aux réfugiés pour gérer l'ensemble de cette situation qui va se produire dans les jours qui viennent.

Il faudra avoir des actions de solidarité mais aussi des actions de responsabilité et y compris des actions d'identification, de vérification de certains réfugiés. Et y compris, en particulier, du soutien aux pays voisins, en particulier aux pays de transit qui pourront se déclarer à ce moment-là. Je pense qu'il y a une action internationale à mener. Il y a un point sur lequel je suis totalement d'accord avec l'ambassadeur d'Afghanistan à Paris en ce moment : c'est de faire en sorte que l'enjeu des migrations qui risquent de se produire devienne un enjeu mondial. Il faut le traiter à ce niveau-là.

Q - Une dernière question. Êtes-vous ce soir au regard de ce qui se passe à Kaboul, des informations que vous avez, êtes-vous un ministre optimiste pour la suite des événements ?

R - Je suis un ministre très préoccupé, qui suit la situation d'heure en heure, qui suit la situation en direct de l'aéroport de Kaboul. Et nous sommes, je crois, pour l'instant au rendez-vous de nos missions, au rendez-vous de l'image de la France dans ce pays mais aussi au niveau international. Et nous devons continuer à le faire dans les jours qui viennent.

Q - Si les Taliban donnent les gages dont vous nous avez parlé, la France reconnaîtra le nouveau régime des Taliban à Kaboul ?

R - Je sais que vous êtes têtu mais moi aussi ! Et je suis breton et je suis têtu. Et donc je vous ai dit tout à l'heure que la question ne se posait pas aujourd'hui et que si les Taliban voulaient une reconnaissance internationale, il fallait qu'ils posent des actes et pour l'instant, ces actes ne sont pas posés.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 août 2021