Texte intégral
Bertille BAYART
Bonjour monsieur le Ministre.
Bruno LE MAIRE
Bonjour Bertille Bayart.
Bertille BAYART
Alors j'espère, comme monsieur Roux de Bézieux l'a dit, que cet entretien n'est pas un entretien de déclaration de candidature car dans ce cas-là le Medef aurait fait un mauvais choix de journaliste…
Bruno LE MAIRE
Qui sait !
Bertille BAYART
Nous en reparlerons peut-être à la fin de l'entretien dans ce cas-là. Pour le moment, nous allons partager votre diagnostic de l'économie française, ce que vous voulez faire, ce que vous pouvez encore faire dans le temps qui vous est encore imparti à ce poste. Nous allons parler de votre conception de la liberté et du rôle de l'État dans l'économie.
Avant, peut-être une petite parenthèse, quand j'ai voulu préparer cet entretien, on m'a dit " Est-ce que tu feras une introduction ? " Je me suis dit " Je ne vais pas présenter Bruno Le Maire " parce que cet événement aujourd'hui de rentrée traditionnelle du Medef il a beaucoup changé depuis le début du quinquennat. Il a changé de lieu, il a changé de nom, mais il n'a pas changé de ministre.
C'est votre cinquième édition consécutive ici en tant que ministre de l'Économie et des Finances.
De mémoire de journaliste et de mémoire de patron, je crois que cela n'était pas arrivé depuis très, très, très longtemps. Heureusement, l'actualité se charge d'apporter un petit peu de variété à tout cela. Hier, c'était le Covid, d'aujourd'hui c'est son rejeton, le Delta.
Dans ce contexte, il y a peut-être aussi une nouveauté aujourd'hui dans le discours qu'a fait monsieur Roux de Bézieux. Parmi les idées qu'il a développées, il avait un message en particulier à votre intention, message que je vais résumer, peut-être caricaturer, qui est de dire " Nous ne voulons plus de votre argent. " Je ne sais pas si cela vous est arrivé très souvent.
Bruno LE MAIRE
Je ne suis pas sûr que cet avis soit partagé par tout le monde ici…
Bertille BAYART
A l'exception évidemment des secteurs qui sont les plus en difficulté et qu'il faudra continuer à soutenir. Mais est-ce qu'aujourd'hui, 25 août 2021, Bruno Le Maire, vous pouvez nous dire le " quoi qu'il en coûte " c'est vraiment fini ?
Bruno LE MAIRE
D'abord, je voudrais vous confirmer, Bertille, que j'ai décidé de ne pas faire de longue introduction, pas faire de longs discours, pour une raison qui est simple, c'est que tout change dans l'économie française, sauf le ministre.
J'ai peur qu'il y ait un peu de lassitude à voir revenir sur scène chaque année le même ministre de l'Économie et des Finances. Je ne sais pas si je serai encore là l'année prochaine. Je souhaite la réélection d'Emmanuel Macron, je ne le cache pas, mais après il sera libre, une fois qu'il aura été réélu, de choisir son ministre de l'Économie et des Finances.
Mon seul mot d'introduction, c'est un immense merci. Un merci, comme l'a fait votre président Geoffroy Roux de Bézieux, à tous les salariés de France qui ont fait preuve d'un sens immense des responsabilités, du travail, de l'engagement pendant cette crise sanitaire. Un immense merci aux entrepreneurs et aux entrepreneuses de France parce que nous leur devons tout dans cette crise.
Je sais qu'il est de bon ton dans notre pays d'être contre les entrepreneurs. Moi, je n'hésite pas à vous le dire, je suis pour les entrepreneurs, je suis à votre côté, à votre disposition pour vous aider, vous soutenir, vous simplifier la vie et vous permettre de créer des emplois dans notre pays. Cela continuera tant que le président de la République continuera de me faire confiance.
Enfin, comme je ne veux pas esquiver la question de Bertille Bayart, le « quoi qu'il en coûte », nous en sommes déjà sortis. Je veux que les choses soient très claires entre nous. Nous avons protégé notre économie et nous avons fait ce choix collectivement, et je n'entends pas beaucoup de voix d'ailleurs pour critiquer les choix stratégiques du Gouvernement en matière économique durant cette crise. Nous avons protégé des salariés, évité la vague de faillites, évité la vague de chômage qui se serait soldée non seulement par une crise économique, mais par une crise politique digne de celle des années trente. Nous n'avons pas compté l'argent public parce que c'était responsable de le faire.
Maintenant que l'économie française redémarre, que nous avons des perspectives de croissance à 6%, je le dis le " quoi qu'il en coûte ", c'est déjà fini. Nous sommes passés au sur mesure. Nous continuerons à soutenir ceux qui en ont besoin. Je leur donne rendez-vous lundi prochain, 30 août, le monde de la culture, les restaurateurs, les bars, les hôtels, le monde du tourisme, les voyagistes, tout ce dont a parlé également Geoffroy Roux de Bézieux. Nous regarderons ceux qui ont perdu du chiffre d'affaires pendant cette crise sanitaire et pendant ces mois de pass sanitaire, et nous aiderons ceux qui ont perdu de l'argent à cause des réglementations sanitaires. Mais pour le reste, que l'économie soit libre, qu'elle crée des emplois et qu'elle crée de la richesse sans le soutien de l'État.
Bertille BAYART
Effectivement, l'économie va beaucoup mieux. Le mur des faillites qui avait été annoncé, il ne s'est pas produit, le tsunami de plans sociaux non plus. Est-ce que cela dit, comme il reste certains dispositifs qui sont encore en vigueur et notamment un chômage partiel qui reste important dans certains pans de l'économie, est-ce que vous n'avez vraiment aucune inquiétude sur la suite, l'économie va-t-elle poursuivre le rebond ? Ne sommes-nous pas juste en train de reculer pour mieux sauter ?
Bruno LE MAIRE
D'abord il y a l'économie française, je veux le redire, qui redémarre vite et fort, je ne veux pas reprendre les mots qui ont été ceux de votre président.
Ensuite, souvenez-vous des discours catastrophistes d'il y a 8-10 mois.
On nous disait que nous allions vivre une vague de faillites comme jamais dans l'économie française.
La réalité, c'est qu'il y a moitié moins de faillites à l'heure où je vous parle que celles que nous avons en temps ordinaire.
On nous annonçait 1 million de chômeurs supplémentaires. Nous avons un niveau de chômage qui est inférieur à la situation d'avant-crise.
On nous disait que nous mettrions trois ou quatre ans avant de retrouver le niveau d'activité d'avant-crise, je vous confirme que notre objectif avec le président de la République et le Premier ministre, c'est désormais de retrouver le niveau d'avant-crise fin 2021 et non pas début 2022, parce que la consommation est bien orientée et l'investissement est bien orienté également.
Finalement, les obstacles sur cette reprise et sur ce redémarrage économique, c'est ceux que personne n'avaient vu venir. Je vais être très humble, moi le premier. Si vous m'aviez dit, merci Bertille Bayart, il y a 8 ou 10 mois que lorsque je m'exprimerais devant les entrepreneurs de France, je leur dirais que le problème numéro un que nous avons tous aujourd'hui, c'est un problème de recrutement de salariés et de personnels. J'aurais dit que c'est une blague. Cependant, c'est la réalité. Comme quoi la vie se charge de nous surprendre, et la vie économique, peut-être encore plus. Donc on a ce défi effectivement du recrutement des salariés.
C'est ce qui m'amène à vous dire que je souhaite que la réforme de l'assurance chômage entre en vigueur au 1er octobre. L'emploi va mieux. Le chômage est orienté à la baisse. Si nous voulons inciter les Français à retourner au travail, il faut que la réforme de l'assurance chômage entre en vigueur au 1er octobre.
La deuxième chose sur laquelle je veux insister, c'est que la pandémie n'est pas finie. Je sais bien que nous rêverions tous de pouvoir ôter notre masque, supprimer les pass sanitaires, retourner à la vie totalement normale.
Je vais vous donner ma conviction, à nouveau, celle d'un citoyen qui a ses convictions personnelles.
Nous sommes partis pour une guerre de longue durée. Nous avons un variant Delta que personne n'avait vu venir. Personne ne sait s'il n'y aura pas un nouveau variant avec de nouveaux risques sanitaires, avec de nouveaux publics qui pourraient être touchés. Cela n'est pas une guerre courte, c'est une guerre longue, cela n'est pas un combat de quelques mois, c'est un combat de quelques années.
Nous devons être lucides. La crise de la Covid, la crise sanitaire, elle est là pour longtemps. Elle va nous demander de la patience, de la détermination, de la lucidité et de la force d'âme. Ne crions pas victoire trop tôt. Le variant est encore là et le virus continue à circuler dans le monde.
La troisième chose sur laquelle je veux insister, c'est que je pense évidemment que nous avons fait du bon boulot au cours des quatre dernières années et je pense que cet avis est à peu près partagé sur les bancs de cette assemblée.
Je crois que le Gouvernement avec les réformes fiscales, avec la baisse de l'impôt sur les sociétés et le début de baisse d'impôt sur les productions, la réforme de l'assurance chômage, le soutien aux filières industrielles, a fait du bon travail.
Je vais vous dire le fond là aussi, de mes convictions. Il reste encore plus de travail à faire si nous voulons que la France reste parmi les grandes nations économiques de la planète. Il faut innover, il faut investir. Il faut effectivement faire de l'éducation la priorité absolue du prochain quinquennat. Il faut que nous retrouvions encore plus de compétitivité, il faut que nous nous appuyions sur nos secteurs de force. Oui, l'énergie nucléaire est un atout majeur de l'économie française. Elle nous produit de l'énergie décarbonée à un coût faible et nous devons développer la filière nucléaire.
Ce n'est pas parce que nous avons fait du bon travail qu'il ne faut pas considérer, et en tout cas c'est mon état d'esprit, qu'il reste encore plus de bon travail à faire devant nous. Je souhaite, je ne le cache pas que ce soit Emmanuel Macron qui le conduise pour les cinq prochaines années.
Bertille BAYART
Alors on reviendra très rapidement à ce que pourraient être les actions à mener dans les cinq prochaines années, mais d'abord, une mesure immédiate qui a été décidée récemment et qui semble faire un peu un flop ou en tout cas, ne pas rencontré un grand succès. Ce sont les prêts participatifs. Est-ce qu'il faut changer quelque chose ou est ce qu'il faut s'entêter ? J'allais dire faire boire un âne qui n'a finalement pas soif.
Bruno LE MAIRE
Je n'irai pas traiter les entrepreneurs d'ânes, c'est à peu près ce que vous sous-entendez. Cela pourrait me valoir quelques sifflets sur ces bancs.
Bertille BAYART
Vous avez été assez applaudi pour le moment.
Bruno LE MAIRE
Simplement, les prêts garantis par l'Etat ont très bien marché. Nous avons mis 300 milliards d'euros sur la table en 48 heures, je pense que cela ne m'arrivera qu'une seule fois dans mon existence de mettre 300 milliards d'euros sur la table en 24 heures, sauf à rapidement changer de métier pour avoir une meilleure rémunération.
Nous avons ensuite anticipé avec vous. Nous en avons parlé avec votre président, avec un certain nombre de responsables de filières. Je vois le patron du Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales (GIFAS) qui est là. L'aéronautique, c'était très important pour eux. Comment allions-nous retrouver des fonds propres, c'est-à-dire de la capacité à investir ?
La réalité, c'est que les soutiens y ont été très importants. Les prêts garantis par l'Etat ont été largement utilisés. Le besoin de fonds propres est moins important que prévu. Conclusion effectivement, les prêts participatifs ne rencontrent pas aujourd'hui l'attente des entreprises. Je ne veux pas rester les bras croisés. Ce n'est pas mon tempérament.
Je vais donc regarder avec les entrepreneurs, avec la Fédération bancaire française, avec tous les acteurs financiers comment est-ce qu'on peut améliorer ces prêts participatifs pour qu'ils soient plus attractifs pour vous, plus utile pour la reconstitution des fonds propres et donc plus efficaces pour l'investissement.
Bertille BAYART
Dans les prochaines semaines, vous devriez annoncer ou en tout cas Emmanuel Macron devrait annoncer un plan d'investissement. Le troisième étage de la fusée, après les aides d'urgence et le plan de relance, on entend en dire beaucoup de choses sur ce plan d'investissement. On entend parler de beaucoup de secteurs. Tout d'un coup, la France, l'Europe veulent être leader dans le domaine du cloud, dans le domaine des semi-conducteurs, des biotechs, de l'espace, de l'hydrogène, de l'énergie, des batteries et j'en oublie certainement. Est-ce qu'à un moment, on n'est pas un petit peu trop ambitieux, même si je sais que l'ambition est une qualité certainement appréciée dans cette
assemblée ?
Bruno LE MAIRE
Je pense que nous ne sommes jamais trop ambitieux pour la France.
Ce qui me frappe aujourd'hui dans les discours politiques, les discours des responsables publics c'est à quel point ils ne croient pas dans la France, ils ne croient pas dans les Français. Une espèce de défaitisme ambiant, de déclinisme, comme si nous n'étions qu'une nation parmi les autres.
Pour ma part, je continue à croire et je persiste et je signe. La France n'est pas une nation comme les autres. Les entrepreneurs français sont capables de faire le choix de leur francophonie, de dire à des centaines de millions de personnes qui parlent le français à travers le monde, " venez ici à Paris, discutez de l'entreprenariat, discutez de l'investissement dans vos États ". Quelle autre nation européenne peut prétendre avoir des centaines de millions de personnes qui parlent sa langue à travers la planète et d'avoir une organisation si forte que la francophonie. La France n'est pas n'importe quelle nation et elle ne le sera jamais.
La deuxième chose c'est qu'en matière économique, je pense qu'il est bon effectivement d'avoir une stratégie. Après nous sommes en démocratie, nous pouvons discuter, nous pouvons s'y opposer. Avec Emmanuel Macron, avec Jean Castex, nous avons défini une stratégie qui est simple et limpide.
Premier temps, nous protégeons. Nous protégeons massivement et nous ne comptons pas parce que derrière il y a des savoir-faire, il y a des compétences, que perdre un ingénieur en aéronautique qui a été formé pendant dix ans chez Dassault, c'est l'assurance que nous ne le retrouverons jamais plus tard.
Deuxième temps, la réponse nous relançons. Je tiens à préciser que nous sommes toujours dans ce temps de la relance. Cela marche bien, nous aurons probablement décaissé 70 milliards d'euros parmi les 100 milliards d'euros de la relance d'ici la fin de l'année 2021. Mon objectif était 50. Nous serons à 70% de décaissement de la relance à la fin de l'année 2021. C'est bon pour vos entreprises, c'est bon pour votre activité et c'est bon pour l'emploi.
Le troisième temps, c'est l'investissement. Avec ce plan d'investissement sur lequel le président de la République m'a demandé de travailler au début de l'été. Je vais être très simple avec vous, rien ne presse. Je ne vais pas l'annoncer dans les prochains jours, laissons-nous encore quelques semaines pour continuer à travailler, à discuter avec vous. Geoffroy Roux de Bézieux verra le Premier ministre la semaine prochaine. J'ai toujours préféré prendre un peu plus de temps pour dialoguer et échanger plutôt que de nous précipiter dans une décision qui ne serait pas parfaitement calibrée.
Ensuite, quel est l'objectif de ce plan ?
C'est tout simplement de créer des nouvelles filières industrielles. Quand vous regardez les trente dernières années, il y a eu, en matière industrielle, une capitulation française. Je n'hésite pas à le dire. Les mêmes qui disaient il faut réindustrialiser, c'était ceux qui ont augmenté les impôts de production sur les usines et sur les entreprises industrielles en ruinant toute perspective de création d'emplois dans notre pays. Les mêmes qui disaient il faut réindustrialiser, augmentaient les charges sur les salaires.
Les mêmes qui disaient qu'il fallait réindustrialiser n'avaient pas eu le courage, comme nous, de réduire la fiscalité sur le capital pour que vous dégagiez des marges de manoeuvre pour investir, innover et maîtriser de nouvelles technologies.
Nous, nous avons renversé la tendance. L'objectif, c'est bien d'éviter que la France continue, comme elle le fait depuis 30 ans, de perdre des pans entiers de son industrie, que nous ne nous satisfaisions pas d'avoir uniquement quatre filières industrielles qui font 80% de nos exportations.
L'aéronautique, je suis le premier à être fier d'Airbus, le premier à être fier de Dassault. Je vois d'éminents représentants de la famille qui sont présents dans cette salle. L'Agroalimentaire, j'ai été trois ans ministre de l'Agriculture, c'est un secteur fantastique. La santé, c'est un secteur magnifique aussi.
Le luxe, même si il est décrié, n'oubliez pas ce que rapporte à l'économie française, à l'emploi, à nos parts de marché extérieurs des grandes entreprises comme Louis Vuitton, comme Kering.
Le luxe est un des fers de lance de notre économie à l'étranger. Cependant, ce sont les mêmes secteurs que je cite depuis cinq ans que je suis ministre de l'Économie des Finances. Il serait peut-être temps de créer de nouveaux secteurs industriels, de créer de nouvelles filières.
C'est l'objectif de ce plan : amorcer l'investissement dans des filières qui ne sont pas rentables immédiatement, dans lesquelles, par conséquent, l'entrepreneur privé ne pourra pas investir seul, mais où le soutien de l'État est indispensable. C'est l'hydrogène vert, c'est l'intelligence artificielle, c'est le nouveau nucléaire. Parce que je redis à quel point je crois dans le nouveau nucléaire et la nécessité de renouveler notre parc nucléaire. C'est le calcul quantique, c'est les biotechnologies. C'est l'hydrogène vert, c'est l'intelligence artificielle, c'est le nouveau nucléaire. Je souhaite redire à quel point je crois dans le nouveau nucléaire et la nécessité de renouveler notre parc nucléaire. C'est le calcul quantique, c'est les biotechnologies. C'est dans un certain nombre de secteurs ciblés, choisis, que nous devons investir pour que l'industrie française ne se décline pas au passé mais au futur.
Bertille BAYART
Mais est-ce qu'on en a les moyens ? Ou plutôt est-ce que l'État en a les moyens ? Il y a 5 ans, effectivement, vous défendiez déjà l'investissement dans ces secteurs au travers d'un fond de rupture pour l'innovation, pardon, de financement de l'innovation de rupture. La différence, c'est qu'à l'époque ce fond c'était 10 milliards, aujourd'hui on parle de 20-30 milliards. Et ensuite, ce fond il était financé sur ressources propres obtenues par des privatisations. Là manifestement on est juste sur de la dette.
Est-ce qu'on est pas un petit peu dans cette dérive créée par le “quoi qu'il en coûte” où finalement on se dit qu'on peut emprunter 20 ou 30 milliards pour financer ces nouveaux investissements ?
Bruno LE MAIRE
Alors je vais répondre à chacune de vos questions, parce qu'il y a aussi des questions sous-jacentes dans ce que vous dites.
Est-ce que je reste favorable à des sessions de participation de l'Etat dans certaines entreprises ? Oui.
Ce n'est pas parce que pendant plusieurs mois nous avons pris la décision de mettre l'État au premier plan de l'économie pour servir de bouclier que mes convictions ont changé. Mes convictions restent les mêmes : l'État aujourd'hui à des participations dans un certain nombre d'entreprises qu'il devrait vendre parce qu'il n'est pas le meilleur actionnaire, il n'est pas le meilleur gestionnaire, et que l'argent pourrait être beaucoup mieux employé ailleurs. Je n'ai jamais changé de conviction là-dessus.
Deuxième chose, est-ce que c'est le moment de commencer à rembourser la dette ou le moment d'investir ? C'est le moment d'investir. Les taux d'intérêt restent bas, l'État emprunte à taux négatif, c'est le moment d'investir. Malheureusement, je vais vous dire, nous n'avons pas le choix, nous ne sommes pas tous seuls. Quand je vois les investissements que font la Chine, les États-Unis, les autres grandes puissances mondiales, par exemple sur les semi-conducteurs, la question que vous avez tous à vous poser ici c'est mes semi-conducteurs dont j'ai besoin pour mes avions, pour mes voitures, pour ma domotique, ils viennent de Taïwan et de Corée du Sud ou est-ce qu'ils viennent de France ? Je préfère qu'ils viennent de France et je préfère investir dans les semi-conducteurs.
La troisième question que vous soulevez derrière, c'est est-ce que, à un moment donné, tout cet argent qui a été emprunté, qui nous amène à un niveau de dette publique d'environ 120%, faudra-t-il le rembourser ? Ma réponse est oui. Tous ceux qui prétendent que la France pourrait ne pas rembourser sa dette sont des vendeurs de rêve, pour ne pas dire des vendeurs de cauchemar. Dans l'histoire de France, lorsque la France n'a pas été capable de rétablir ses finances publiques, elle s'en est toujours mordue les doigts.
Oui, il faudra, le moment venu, après cette période d'investissement, engager une phase de remboursement de notre dette et de rétablissement des finances publiques qui passera par trois sortes de décisions très simples : plus de croissance qui résultera de cet investissement, une meilleure maîtrise des finances publiques qui passera par une règle d'or imposant un niveau maximal de dépenses publiques sur cinq ans et pas sur une seule année, parce que c'est la seule façon de respecter ce plafond, et enfin des réformes de structure, dont celle qu'a évoqué votre président.
Oui, la France a besoin d'une réforme des retraites, et oui nous tous Français nous avons besoin de travailler collectivement davantage pour que nos enfants et nos petits-enfants aient le même niveau de vie que nous.
Bertille BAYART
Est-ce que dans ces réformes de structures, il ne faut pas engager aussi de façon très déterminée, et ce sera très difficile, une réforme profonde de l'État ? On a bien compris et on a bien vu pendant cette crise à quel point l'extension du domaine d'intervention de l'État pouvait être infinie. Certains ont soupçonné parfois l'administration d'y prendre, j'allais dire, un certain plaisir dans ces contraintes qu'on a pu mettre de façon, au nom de la crise sanitaire, jusque dans le quotidien des Français. Comment est-ce qu'on organise ce reflux de l'État et est-ce qu'on va réussir à faire rentrer le fleuve dans son lit ?
Bruno LE MAIRE
Je ne parlerais pas de reflux de l'État parce que je trouve que ce serait trop péjoratif pour les fonctionnaires qui font un travail remarquable et pour l'Etat lui-même qui est une part important de la nation française. Il faut simplement que l'État soit à sa juste place.
L'État a-t-il vocation, je le redis, à être au capital de certaines entreprises dans des domaines où il ne connaît absolument rien ? Ma réponse est non. J'ai plaidé pour la privatisation de l'Aéroport de Paris.
C'était un combat difficile. Je n'ai pas changé d'avis sur le sujet. Le contrôle des frontières, c'est l'État.
Le contrôle de l'espace aérien, c'est l'État. Mais les parkings, les hôtels de luxe, les boutiques qui se trouvent dans un aéroport et la gestion des flux des personnes, pardon, ça peut très bien être confié à un opérateur privé.
Je crois effectivement qu'il faut remettre l'État à sa place juste, celle où il sera le plus efficace. Qu'est-ce que cela signifie en matière économique ? Cela veut dire, un, un État qui garantit le respect de l'ordre public économique. S'il y a des entrepreneurs, ils sont rares, qui se comportent mal, il faut que l'État puisse sanctionner. S'il y a un investisseur étranger qui veut acheter des technologies sensibles dans des entreprises qui sont des pépites françaises, il faut que l'État puisse dire non, il ne pourra pas investir et nous activons le décret sur les investissements étrangers en France. C'est ce que j'appelle le respect de l'ordre économique, c'est la première fonction de l'État.
La deuxième fonction, ce sont les services publics. Nous sommes un pays de grands services publics et je pense que c'est un modèle qui a toute sa valeur aujourd'hui. La SNCF, c'est un grand service public de transport, je ne vois aucune raison pour lesquelles l'État ne garderait pas des services publics qui soient puissants. C'est sa deuxième raison d'être.
Puis la troisième raison d'être, c'est vous faciliter la vie, c'est créer un environnement qui soit le plus favorable possible aux entrepreneurs. C'est vous simplifier votre existence administrative, c'est alléger vos impôts. C'est devenir ce que nous sommes devenus, la nation la plus attractive pour les investissements étrangers en Europe. C'est cela aussi le rôle de l'État : protéger, maîtriser les services publics, rendre notre pays le plus attractif. Pour le reste, je vais vous dire, je vais vous faire une confiance totale. C'est vous qui embaucherez, c'est vous qui créerez des emplois, c'est vous qui recruterez des apprentis. Donc laissez-vous la liberté nécessaire, je sais que les entrepreneurs feront ce qui est nécessaire aussi.
Bertille BAYART
Dans les prochains mois, il y aura une période aussi qui sera assez déterminante, qui est celle de la présidence française de l'Union européenne. Ce sera une présidence qui sera courte, ou en tout cas qui sera au minimum interrompue par l'élection présidentielle française. Quelles seront vos priorités ? Et dans ce cadre-là, défendrez-vous avec autant de vigueur au niveau européen que vous l'avez fait sur cette scène le nucléaire français dans le cadre de la discussion sur la taxonomie ?
Bruno LE MAIRE
C'est un combat la taxonomie, je préfère vous le dire. Le germanophile que je suis, le grand ami et très proche des Allemands, chacun le sait. Il m'arrive rarement de m'opposer aux Allemands, mais alors là-dessus, je suis en opposition frontale avec le gouvernement allemand.
Le nucléaire doit être dans la taxonomie européenne. C'est essentiel parce que le jour où une banque veut investir dans la construction de nouvelles centrales nucléaires, en France ou à l'étranger, si on lui explique que son investissement n'est pas classé vert au titre de la taxonomie européenne, il y a fort à parier qu'il n'y aura pas d'investissements comme il se chiffre en milliards d'euros, il vaut mieux que le nucléaire soit dans la taxonomie.
Deuxième combat de la présidence française de l'Union européenne, il a été cité dans le discours de Geoffroy Roux de Bézieux, c'est le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. C'est absolument vital. Je ne vais pas demander aux sidérurgistes français de décarboner leurs usines - nous sommes prêts à les aider à décarboner leurs usines et nous sommes prêts, nous États, à supporter une partie du coût de cette décarbonation - si c'est pour réimporter de l'acier produit en Chine qui émet cinq fois plus de CO2 que le nôtre. C'est à la fois injuste et économiquement stupide.
Nous n'avons pas vocation à être les idiots du village planétaire, à réduire nos émissions de CO2 en France pour réimporter de l'étranger, le même produit réalisé dans des conditions environnementales qui ne soient pas satisfaisantes. Comptez sur mon engagement total et celui du président de la République pour le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. Je l'appelle comme cela. Cela m'évite d'employer le mot de taxe qui me plaît moyennement.
Le troisième grand sujet, c'est celui qui va nous occuper dès demain avec le président de la République.
Nous nous rendons à Dublin, un pays qui a pratiqué largement l'optimisation fiscale. Comme chacun sait, c'était son modèle économique. C'est donc compliqué de convaincre l'Irlande et je pense qu'il faut le faire. Nous devons avoir le plus rapidement possible une taxation juste des géants du numérique et une taxation minimale qui soit la même partout à travers la planète. Je ne peux pas accepter que vous, entrepreneurs dans le domaine de l'agroalimentaire, dans le domaine du vêtement, dans le domaine du transport, dans le domaine de l'aéronautique, de la voiture, vous payez des impôts supérieurs à ceux de Facebook, Google, Amazon, Microsoft ou tous les géants du numérique. C'est injuste et c'est inefficace pour les comptes publics.
Bertille BAYART
Dans quel délai pensez-vous obtenir des résultats sur ce point ? Dans quel délai pensez-vous obtenir des résultats sur ce point ?
Bruno LE MAIRE
Il paraît que demain, nous allons visiter la maison de James Joyce avec le président de la République.
Quand vous lisez James Joyce, il a écrit un magnifique ouvrage dont je ne suis pas sûr d'avoir compris la moindre ligne, mais c'est quand même très beau. Cela s'appelle " Ulysse ". Il a fait un long voyage, et je peux vous dire que la taxation du digital depuis quatre ans je me bats pour cela, c'est un très, très long voyage, une odyssée.
Bertille BAYART
On va rester dans les comparaisons maritimes. Je ne sais pas si vous vous souvenez en tout cas, c'est un dessin qui avait beaucoup marqué, un dessin de presse où on voyait la première vague qui s'abattait sur le personnage avec le Covid, on voyait la grosse vague derrière avec la tête. Et puis on avait le tsunami qui est arrivé ensuite avec le problème climatique. Est-ce qu'aujourd'hui, vous arrivez à envisager la façon dont on peut aborder ce défi du réchauffement climatique au sens où on sent bien que la facture est absolument astronomique ? C'est quelque chose qu'il faudra préparer pour le prochain quinquennat. Comment est-ce que vous envisagez ce sujet-là au-delà des petites mesures, j'allais dire qui ne changent pas en profondeur le sujet ?
Bruno LE MAIRE
Nous sommes sur un hippodrome.
Bertille BAYART
Cela manque un peu de chevaux d'ailleurs
Bruno LE MAIRE
Il y a des chevaux. Les chevaux sont des animaux extrêmement peureux, sensibles au moindre mouvement d'humeur, sensibles à ce que le jockey ou le cavalier va lui transmettre comme sentiment. Je pense que dans la politique, il entre beaucoup de peurs aujourd'hui, qui sont totalement inutiles.
Je voudrais simplement que la politique revienne à la réalité et donc à la sérénité. Qu'elle ne joue pas avec les peurs des gens. Évidemment, nous pouvons toujours dire que derrière nous, tous les experts sont catastrophistes. Il va y avoir un nouveau variant du Covid qui va tuer les bébés ; il va y avoir une crise climatique qui va tous nous faire mourir de chaleur ; il va y avoir un effondrement de l'économie.
Tous ces discours-là trouvent une oreille attentive dans un peuple qui sort d'une épreuve considérable.
Je crois que la responsabilité politique, c'est justement de ne pas jouer avec ces peurs, et de bien circonscrire les problèmes. Oui, nous gardons aujourd'hui des défis sur la compétitivité/coût du pays, sur l'innovation, sur l'éducation. Prenons chacun de ces problèmes. Traitons-les les uns après les autres sereinement ensemble et nous nous apercevrons qu'ils vont se dégonfler d'eux-mêmes et qu'ils sont beaucoup moins importants que nous ne le croyions.
Prenons la crise climatique, il y a des solutions qui tiennent au progrès, à la recherche, au stockage, aux énergies renouvelables ; appliquons ces solutions et nous verrons qu'elles nous permettent de progresser dans la bonne direction.
Prenez la dette, nous employons des expressions " montagne de dettes ", « Himalaya de la dette » ; non, il y a 120% de dette. C'est un choix que nous avons fait. Nous pouvons revenir rapidement sous les 100% si nous en tenons la stratégie que j'ai définie.
Faisons une politique de la raison et de la sérénité, et pas une politique des peurs. Rassemblons les gens au lieu de les opposer. Appuyons-nous sur les talents plutôt que de systématiquement montrer du doigt les uns et les autres, leurs défauts, leurs difficultés et leurs faiblesses. C'est comme cela que nous ferons une nation unie, parce que le grand défi français aujourd'hui, plus important que l'économie, plus important que tout ce que nous avons dit, c'est qu'il y ait moins de déchirures entre les Français, plus de rassemblement et une nation unie.
Bertille BAYART
Ok. Je crois que nous sommes arrivés au bout de notre temps et ça me paraît être une excellente conclusion. Je vous remercie infiniment. Et une dernière question peut-être : vous reviendrez l'année prochaine ?
Bruno LE MAIRE
Ce n'est pas moi qui déciderais, mais j'aurai toujours un grand bonheur…
Bertille BAYART
On ne peut pas dire en quelle qualité ?
Bruno LE MAIRE
C'est toujours un immense bonheur à vous retrouver.
Le mot de conclusion sera le mot du début : merci infiniment aux entrepreneurs de France.
Merci à tous.
Source https://www.economie.gouv.fr, le 26 août 2021