Extraits d'un entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, avec LCI le 21 octobre 2021, sur les tensions entre la Pologne et l'Union européenne concernant l'Etat de droit.

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Média : La Chaîne Info

Texte intégral

Q - Bonjour Clément Beaune.

R - Bonjour.

Q - Merci beaucoup d'être ce matin sur le plateau de LCI. Vous êtes le ministre chargé des Affaires européennes. Vous partez à Bruxelles tout à l'heure, on dira pourquoi l'enjeu est fort. (...).

(...)

Q - Gros bras de fer entre la Pologne et l'Union européenne. Clément Beaune, pour faire simple, la Pologne conteste au niveau constitutionnel la supériorité du droit européen, sur le droit national. Il y a un haut responsable de l'Union européenne qui est cité ce matin dans Le Figaro, qui dit : c'est comme si quelqu'un avait placé une bonbonne de gaz sous la table. C'est vous qui avez dit ça ?

R - Non, ce n'est pas moi.

Q - Ce n'est pas vous. En tout cas, la présidente de la Commission a dit : on ne va pas se laisser faire, il y aura des sanctions. Et le Premier ministre polonais dit, il dénonce lui un chantage. Est-ce qu'il a tort ?

R - Oui, il a tort, parce que là aussi sortons des mots de combats de boxe. Qu'est-ce qu'il se passe ? En Pologne, il n'y a pas juste une décision récente, un peu technique, il y a l'Etat de droit comme on l'appelle. C'est quoi l'Etat de droit ? Ce sont des règles élémentaires, qui nous permettent de vivre dans une démocratie protectrice. L'indépendance de la justice, l'indépendance des médias, le fait que l'éducation soit libre et ne soit pas une forme de catéchisme d'Etat, bon, tout ça a été progressivement remis en cause en Pologne et dans certains autres pays européens. Et un tribunal constitutionnel polonais, dont la composition est contestée au regard de l'indépendance de la justice, parce qu'il a été...

Q - On dit que les juges sont à la botte du pouvoir conservateur, pour dire les choses de façon un peu directe.

R - C'est à peu près ça qui se passe, pour le dire très directement.

Q - Voilà.

R - Ça a été reconnu, pas par la France ou par Mme von der Leyen, par une cour de justice européenne indépendante.

Q - Et donc ces juges ont dit...

R - Et ce sont ces mêmes juges, qui sur demande du gouvernement ont dit, non pas on a un petit désaccord sur quelques sujets d'interprétation d'un article sombre du traité, ils ont dit : fondamentalement, on ne veut pas appliquer le droit européen et la jurisprudence des cours européennes.

Q - Ils ont dit : la loi nationale, de chaque pays, surplombent enfin sont supérieures aux règles nationales européennes. Mais c'est évidemment au niveau de chaque pays...

R - Mais évidemment, Madame Martichoux, personne ne le conteste...

Q - Mais alors, quel est le problème ?

R - Pour être très précis, puisqu'on pourrait se dire, pardon, arrêtons d'emmerder les Français, comme disait le président Pompidou, arrêtons d'emmerder les Européens avec des règles au-dessus, avec des juges qu'on ne connaît pas, à Luxembourg, à Strasbourg ou ailleurs. Ce n'est pas ça qu'il se passe. L'Europe c'est un choix souverain, collectif. Vous rentrez, personne ne vous force à rentrer dans l'Union européenne, vous pouvez même en sortir, on l'a vu démocratiquement avec le Brexit. Quand vous êtes...

Q - Mais alors, attendez, si la Pologne conteste ça, elle doit sortir ?

R - Attendez, ce n'est pas ça que j'ai dit, j'ai rappelé quand même...

Q - Oui, mais moi, c'est la question que je vous pose.

R - Je ne pense pas. Mais, pour expliquer...

Q - Vous ne pensez pas que la Pologne veut sortir de l'Union européenne, en fait ?

R - Je ne pense pas qu'elle veuille sortir, je pense qu'elle prend le risque...

Q - C'est important.

R - Oui, je ne pense pas qu'elle veuille sortir, mais je pense qu'elle prend le risque en n'appliquant pas les règles communes, de se mettre en dehors, de facto, de l'Europe. Mais il faut quand même expliquer, parce qu'on a l'impression que c'est des contraintes qu'on nous impose et qu'on n'a jamais choisies. Les traités européens, ce ne sont pas juste des procédures compliquées, ce sont des valeurs politiques - égalité, non-discrimination - qui protègent tous les Européens. On les a choisis, pardon c'est très important, souverainement, aucun pays n'a été forcé le rentrer dans l'Union européenne, et après ils peuvent en sortir. Et quand...

Q - Ce que vous dites, c'est que chaque pays a voté pour appliquer ces règles communes...

R - Par référendum en l'occurrence, pour la Pologne.

Q - Par référendum.

R - Bien sûr.

Q - Et maintenant elle veut les contester, donc ça ne peut pas être les deux en même temps.

R - Non seulement, bien sûr...

Q - On ne peut pas faire du "en même temps" sur ce sujet, si je puis dire.

R - Oui, je vous passe cette formule, mais surtout, tant que vous êtes dans le club de l'Union européenne, vous participez la décision. La Pologne, la France, l'Allemagne, elles votent, elles décident, parfois encore souvent à l'unanimité, donc ça n'est pas vrai de dire qu'il y a des juges un peu fous, qui imposent des choses aux Européens, ça n'est pas vrai.

Q - Alors, est-ce qu'il faut taper fort ?

R - Et quand il y a une règle qui pose problème, on peut la changer, et donc dire... mais si bien sûr. Regardez ce qui s'est passé sur le travail détaché par exemple, qui nous pose un problème, avec la Pologne sur le dumping social, et je vais vous dire, parce que les gens se disent : "ce n'est pas très grave", c'est très grave, parce que tout ça, ça ne nous protège. Je prends un exemple très concret de la vie quotidienne...

Q - Moi j'aimerais savoir ce que vous allez faire aujourd'hui.

R - Non mais c'est très important. Vous avez des producteurs en France, par exemple de Champagne, qui ont contesté le fait que les Espagnols utilisent leur appellation. Qu'est-ce qu'ils ont fait ? Ils ont fait appel à la Cour de justice européenne, on a appliqué la règle commune. S'il n'y a plus personne qui défend la règle commune...

Q - Finalement ... ça permet de faire un peu de pédagogie sur l'Europe, on pourrait le dire aussi comme ça.

R - Absolument.

Q - Est-ce qu'il faut taper et taper fort ?

R - Oui, taper, pas parce qu'on fait un match contre un pays, moi je ne fais pas de Pologne bashing, pour le dire en mauvais français, encore moins contre la société polonaise ou le peuple polonais. Mais oui, il faut rappeler très fermement que ces règles ont été choisies, que si elles ne s'appliquent plus, il n'y a plus projet européen.

Q - Mais donc il faut taper comment, pardon, Clément Beaune ?

R - Et bien ça veut dire par exemple...

Q - Taper au portefeuille ?

R - Oui, c'est une option.

Q - Est-ce qu'il faut suspendre ?

R - D'abord il faut continuer, moi je fais les deux.

Q - Donc, c'est l'argent qui va sauver l'Europe, dans le fond ?

R - Pas que. D'abord il faut continuer toujours un dialogue politique, expliquer comme on vient de le faire, dire à la Pologne, la Pologne elle conteste parfois contre la France, contre l'Allemagne, des règles européennes, devant la Cour de justice, qui la protège aussi, il faut expliquer cela, qu'elle se met en danger elle-même. Et puis oui, si in fine le dialogue n'aboutit pas, on peut avoir des sanctions de différentes natures, y compris financières.

Q - Y compris suspendre, enfin ne pas verser les milliards du fonds de relance, à la Pologne.

R - Oui, absolument.

Q - De toute façon, ils n'ont pas encore touché un sou, et leur dire, vous ne toucherez pas...

R - Mais ils n'ont pas touché un sou, notamment pour cette raison. Et c'est très important, parce que ce n'est pas mettre un prix sur les dérives contre l'Etat de droit au contre les règles, c'est dire que nous on est solidaire avec la Pologne et d'autres pays, la France aide la Pologne, tous les jours, financièrement, mais on ne peut pas aider un pays qui ne respecte pas le pacte qu'on a signé ensemble et les valeurs élémentaires.

Q - Sinon il part. Mais vous dites, en fait la Pologne ne veut pas aller jusqu'à quitter l'Europe.

R - Bien sûr, parce qu'il y a un certain confort, à toucher l'argent, à bénéficier des avantages de l'Europe et du marché européen, mais à ne pas respecter les règles. Mais ce n'est pas fromage et dessert. Quand vous ne respectez pas les règles, vous ne pouvez pas bénéficier des avantages de l'Europe. Les Britanniques ont essayé de le faire, quand ils ont négocié le Brexit...

Q - Et ils sont sortis.

R - Et on ne s'est pas laissé faire.

Q - En tout cas c'est une grosse crise. Est-ce que là, il y a un sommet des chefs d'Etat et de gouvernement en Europe, en un mot, il va y avoir une décision là, dans les deux jours ?

R - Non, il n'y aura pas de décision directement, mais on donne l'occasion au Premier ministre polonais d'expliquer la situation, il l'a fait au Parlement européen mardi, malheureusement ce n'était pas très convaincant, il a été plutôt dans la provocation, et nous continuerons, j'étais mardi avec mes homologues européens, à avoir des procédures pour in fine sanctionner, si dans les mois qui viennent il n'y a pas de changement en Pologne.

Q - Clément Beaune, Marine Le Pen vient à Bruxelles aujourd'hui, elle tiendra une Conférence de presse demain, je ne sais pas si vous irez l'écouter, mais en tout cas elle soutient la Pologne, mais elle n'est pas la seule à soutenir la Pologne, c'est intéressant de voir que Valérie Pécresse, Xavier Bertrand, Michel Barnier, finalement eux aussi ont dit que le droit européen ne devait pas supplanter le droit national. C'est nouveau ?

R - Oui, c'est nouveau, et je pense que c'est totalement irresponsable. D'abord, moi, je ne soutiens pas le gouvernement polonais actuel, je soutiens les Polonais, parce que je suis convaincu que ces règles les protègent, que l'indépendance de la justice ça n'est pas une vieillerie, ça les protège. L'indépendance des médias c'est important pour nous tous, c'est ça qui est en jeu, ce n'est pas des règles techniques, c'est ça qui est en jeu. Donc moi je crois que Marine Le Pen ne rend pas service aux Polonais, mais je mets ça de côté. Commencer à dire, en mélangeant tout, l'Europe écrase notre souveraineté, on n'est pas libre, on ne décide pas, d'abord c'est un mensonge, ce sont des gens qui sont résignés au déclin de la France. La France peut défendre ses règles en Europe.

Q - Mais LR est un pays (sic) pro-européen dans sa tradition. LR est un pays...

R - Oui, un parti.

Q - ... pro européen, et aujourd'hui on voit ses leaders, ses candidats à la candidature, aller...

R - C'est la course à l'échalote.

Q - C'est la course à l'échalote ? Vous n'êtes pas dans la caricature ?

R - Mais non, pardon...

Q - Encore une fois, on peut réaffirmer une évidente...

R - Mais bien sûr, et je défends la souveraineté française tous les jours, et je pense qu'elle est les plus forte en étant engagée dans le projet européen. Et on ne nous impose pas des règles, on participe à ces règles. Quand on a des désaccords, parfois on les règle par des procédures juridiques, par des débats politiques, qui peuvent être vifs...

Q - Est-ce qu'on peut être pro-européen et être sur la ligne de la Pologne?

R - Mais ça, la ligne de la Pologne qui consiste à ne pas appliquer les règles élémentaires des traités, non, c'est là qu'il y a une mystification. Marine Le Pen elle a voulu sortir de l'euro, elle a voulu sortir de l'Union européenne.

Q - Non, je vous parle des LR, ça c'est nouveau.

R - Pardon, non mais c'est très important. Elle a dit ça en 2016, 2017 aux Français, ça n'a pas marché, et donc maintenant elle dit : ah non pardon, je me suis trompée, j'adore l'euro, et j'adore l'Europe. Mais elle dit : j'adore l'Europe, mais pas de règles communes qui s'imposent à nous quand on les a décidées. Donc il faut dire les choses aux Français : Marine Le Pen est en train, sans le dire, de vous refaire le coup de la sortie, et certains LR, sans peut-être le savoir, sont en train de dire la même chose.

Q - Ça vous étonne de la part de Michel Barnier qui a négocié le Brexit ?

R - Oui, ça m'étonne, parce qu'avec Michel Barnier nous avons beaucoup de discussions, beaucoup de négociations communes au Brexit, je sais que c'est un pro-européen, je sais qu'il ne pense pas cela, et je crois qu'il s'est laissé...

Q - Ah, vous pensez qu'il dit le contraire de ce qu'il pense ?

R - Non, je pense que quand il dit "remettre en cause la souveraineté juridique", il s'est laissé entraîner dans le mauvais mot et dans un mauvais débat, qui aujourd'hui il essaie de...

Q - C'est un grand garçon...

R - Bien sûr.

Q - Il s'est laissé entraîner?

R - Peut-être qu'il l'a fait pour plaire à certains électeurs eurosceptiques, je ne sais pas. Ce que je sais, parce que je le connais, je crois pour en témoigner, c'est que c'est un Européen sincère, et il sait à quel point l'application des règles qu'on a décidées, souverainement, est importante pour nous protéger.

(...)

Q - En tout cas vous partez à Bruxelles et vous allez vous occuper du dossier polonais entre autres.

R - Absolument.

Q - Dont on a parlé il y a quelques minutes. Merci beaucoup Clément Beaune d'avoir été notre invité ce matin sur LCI.

R - Merci à vous.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 octobre 2021