Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec France 2 le 22 février 2022, sur la crise ukrainienne.

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Média : France 2

Texte intégral


Q - Avec nous pour aller plus loin, ce soir, le ministre des affaires étrangères. Bonsoir Jean-Yves Le Drian.

R - Bonsoir.

Q - Merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation. La bascule, elle a été nette en 24 heures, l'OTAN s'attend ce soir une attaque d'envergure. Washington veut muscler sa riposte contre le début d'une invasion. Est-ce que nous sommes à la veille d'une guerre, tout simplement, Monsieur le Ministre ?

R - La situation reste très grave. Il y a maintenant toujours 140.000 militaires, soldats russes aux frontières de l'Ukraine. Il n'y a pas eu de désengagement, contrairement à ce qui avait été annoncé, et la menace est toujours...

Q - Et probablement un déploiement possible...

R - La menace est toujours là ; donc la situation est vraiment très grave. Et après les décisions du Président Poutine concernant l'instauration de deux républiques fantoches, il faut bien le dire, et le fait que désormais les forces militaires russes peuvent venir dans ces deux territoires autoproclamés "républiques" rend la situation encore plus grave. Je pense que nous sommes dans une phase de grande tension ; je ne suis pas sûr que tout le monde en soit conscient, mais la situation est extrêmement préoccupante.

Q - Vous le dites vous-même, "c'est extrêmement grave, c'est préoccupant" ; face à Vladimir Poutine, des sanctions, certes, des sanctions internationales ; sauf qu'il est probablement au pouvoir jusqu'en 2036, pas d'opposition face à lui. Est-ce que ça va suffire ? Est-ce que ça va réellement pouvoir l'arrêter ?

R - En tout cas, les sanctions commencent à être prises. Nous avons eu cet après-midi à Paris une réunion des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne, et nous avons adopté, en moins de vingt heures, puisque la décision a été prise hier par Poutine...

Q - Il fallait aller vite, en même temps...

R - Il fallait aller très vite. L'important, c'était d'aller vite, de faire un premier train de sanctions qui a été adopté à l'unanimité, parce que l'important c'était aussi d'être unis, non seulement entre les vingt-sept, mais aussi avec les Etats-Unis, avec le Canada, avec le Japon, avec lesquels nous étions en entretien en début d'après-midi. Ce paquet de sanctions, c'est un premier paquet de sanctions, il est très significatif néanmoins, puisque beaucoup de désignations d'individus sont faites, plusieurs dizaines de responsables de ce qui s'est passé vont être sanctionnés, c'est-à-dire ne pourront plus venir en Europe, n'auront plus accès à leurs comptes en banque en Europe s'ils en ont. Il y aura aussi...

Q - Effectivement, un paquet sanctions. Allez-y, je vous en prie...

R - Il y aura aussi des sanctions financières à l'égard de l'Etat russe par des dispositifs concernant des banques et concernant aussi le dispositif de financement de l'Etat russe, à la fois par des sanctions européennes et des sanctions américaines. Ça va commencer à faire beaucoup, mais c'est un premier train.

Q - Effectivement c'est un paquet de sanctions, un premier train. Vous dites allez vite ; Vladimir Poutine va, lui, très vite également ; il disait ce soir, tout à l'heure, "les accords de paix en Ukraine n'existent plus". Parallèlement, il souhaite que l'Ukraine reste neutre. Est-ce que vous savez au final ce que veut Vladimir Poutine? Est-ce que l'Occident a la moindre idée de ce que souhaite véritablement le Président russe ?

R - Il est en permanence dans l'ambiguïté, dans l'entretien de la confusion, et en même temps dans l'entretien des tensions, et en même temps dans les manipulations. C'est son jeu, il est comme ça ; c'est la raison pour laquelle il est extrêmement difficile de pouvoir avoir avec lui des accords. Nous avons essayé, le Président de la République s'est beaucoup engagé...

Q - Difficile de le croire aussi, peut-être ? Est-ce que la France, est-ce que l'Occident a été naïf ? Est-ce que les occidentaux ont été naïfs ?

R - On n'est pas naïf avec le Président Poutine. Il y en a un qui est encore moins naïf que d'autres...

Q - Des semaines de diplomatie, le déplacement du chef de l'Etat, cette idée de sommet...

R - Le Président de la République n'est pas naïf lorsqu'il rencontre le président Poutine...

Q - Vous y avez cru jusqu'au bout ?

R - D'ailleurs il le connaît bien. Il lui a dit ce qu'il pensait. Il sait ce dont Poutine est capable, rappelez-vous les élections de 2017 où, après les élections, il a dit au Président Poutine, ici à Paris, les yeux dans les yeux "je ne suis pas dupe de ce que tu as fait". Donc il connaît bien le personnage et il sait aussi...

Q - Sauf qu'il y a eu cet engagement à un probable sommet, et puis cette annonce hier.

R - Il sait aussi son cynisme. Il sait aussi son cynisme, il sait aussi comment il veut réécrire l'Histoire ; et la difficulté qui est apparue plus récemment, c'est le fait que désormais, le Président Poutine n'honore plus la signature de la Russie...

Q - Donc au final, on ne sait pas ce qu'il veut.

R - La Russie avait pris des engagements historiques, que ce soit dans la Charte de Paris en 1990 pour dire "les frontières sont inviolables", ce n'est plus le cas ; la Russie avait pris des engagements dans les accords de Minsk pour redonner l'espoir de paix à ce pays qu'est l'Ukraine, pays qui est maintenant martyrisé. Il a renié ses engagements. Le Président Poutine n'honore plus sa signature et n'honore plus ses engagements. Et il maintient la tension...

Q - Et on ne sait toujours pas ce qu'il veut, parce que c'était ça, quand même la question à la base. Monsieur le Ministre, au-delà de l'ampleur d'un potentiel conflit, d'une probable guerre, demain, sous peu, est-ce qu'il faut s'attendre à ce que cela s'étende, que cela dépasse les frontières de l'Ukraine, de la Russie ? Est-ce que le monde doit s'inquiéter ?

R - Le monde doit s'inquiéter, le monde s'inquiète. C'est la raison pour laquelle d'ailleurs, l'unité des Européens et l'unité de nos alliés étaient tout à fait essentielles pour marquer notre opposition et notre condamnation à la dérive autoritaire de Vladimir Poutine. La réalité, c'est que Vladimir Poutine exerce finalement un droit de négation de l'Ukraine. Dans le discours qu'il a prononcé hier, c'est une forme de négation de l'Ukraine à vouloir accéder à la souveraineté ; "l'Ukraine n'existe pas", c'est une réinvention de l'Histoire qui est tout à fait condamnable, qui peut entraîner des risques supplémentaires, si d'aventure, il ne s'arrête pas là, et notre crainte que nous avons aujourd'hui, c'est qu'il ne s'arrête pas là...

Q - A priori, il ne le fera pas, effectivement, ce n'est pas parti pour.

R - Et que désormais, il y a des menaces sur une autre partie de l'Ukraine, ce qui est très préoccupant.

Q - Merci beaucoup, Jean-Yves Le Drian. Merci, Monsieur le Ministre.

R - Merci.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 février 2022