Déclaration de M. Clément Beaune, secrétaire d'État aux affaires européennes, sur la position et l'unité de l'Union européenne sur le conflit en Ukraine, à Arles le 4 mars 2022.

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Circonstance : Réunion informelle des ministres chargés des affaires européennes

Texte intégral

Merci Monsieur le Vice-président, cher Maros Sefcovic, d'avoir été présent aux côtés de deux autres vice-présidentes de la Commission européenne. Nous avons donc tenu, hier soir par un dîner de travail et aujourd'hui jusqu'à quelques minutes seulement, une réunion importante - informelle mais importante - des 27 ministres chargés des affaires européennes avec la Commission européenne.

Cette réunion était prévue de longue date ici à Arles. Elle a été évidemment marquée par l'actualité la plus dramatique, celle que nous connaissons, la guerre d'invasion en Ukraine. Nous avons évidemment donné la priorité à ce thème de discussion, qui a été une longue discussion ce matin, avec des messages d'unité extrêmement forts. D'abord pour dire que nous devons faire preuve d'une très grande fermeté. Nous l'avons fait depuis le début de cette crise avec des sanctions inédites vis-à-vis de la Russie, avec aussi un message de solidarité extrêmement fort qui s'est incarné non seulement dans des symboles, la présence du drapeau ukrainien, mais aussi dans des actions humanitaires et de soutien, y compris d'armement, à l'égard de l'Ukraine. Nous avons discuté de l'état de la situation, d'éventuelles mesures supplémentaires que nous pourrions avoir à prendre, en coordination européenne toujours, dans les prochains jours ou les prochaines semaines si cela était nécessaire. Et puis nous avons discuté, nous pourrons y revenir dans notre échange, des aspirations européennes de l'Ukraine, avec une discussion là aussi qui est préliminaire. Le sujet sera sans doute discuté par les chefs d'Etat et de gouvernement, lors du sommet informel la semaine prochaine en France, mais je crois qu'il y avait une convergence en tout cas très forte sur le fait que nous devrons repenser notre relation avec l'Ukraine, donner un signal d'ouverture européenne, mais regarder cela probablement avec un œil neuf pour envisager différentes options de lien (association, partenariat, jusqu'à un statut d'Etat membre) à l'égard de l'Ukraine. Ce débat n'est pas tranché aujourd'hui, mais il a fait l'objet d'une discussion selon cet équilibre : responsabilité, réalisme, ouverture. Ce qui nous relie tous aujourd'hui, c'est l'urgence et la nécessité d'être efficace dans notre soutien à l'Ukraine par les actions que j'ai rappelées dans leurs grandes lignes et par la fermeté surtout que nous devons avoir contre la Russie.

Nous avons, au-delà de ce sujet qui a évidemment occupé notre temps et nos esprits, maintenu à l'ordre du jour deux autres thèmes importants.

La question de la Conférence sur l'avenir de l'Europe qui doit être évidemment repensée à l'aune de l'actualité. Des questions comme la souveraineté en matière de défense, comme notre dépendance énergétique sont beaucoup plus prégnantes encore aujourd'hui. Elles seront elles aussi discutées lors du sommet informel des chefs d'Etat et de gouvernement la semaine prochaine. Mais nous avons considéré qu'il était important de continuer ces travaux d'ici le début du mois de mai, sur la Conférence sur l'avenir de l'Europe, pour précisément mieux faire fonctionner notre Europe au moment même où un peuple se bat au nom des valeurs européennes, se réclame aussi des valeurs européennes pour défendre son pays et sa liberté. Nous avons le devoir de faire mieux fonctionner notre Union.

C'est dans ce même esprit que nous avons eu un débat sur la question de l'Etat de droit, qui n'est pas un débat abstrait, qui est celui justement sur le respect de nos valeurs au sein même de l'Union européenne. Nous l'avons abordé là aussi de manière très unie. Il ne s'agissait pas de suivre les procédures, comme nous les connaissons par ailleurs, sur l'article 7 ou sur les conditionnalités financières en matière d'Etat de droit, mais d'avoir une discussion prospective pour savoir comment renforcer nos outils, améliorer ceux qui existent, pour mieux protéger l'Etat de droit au sein de l'Union européenne.

Mais bien sûr, c'est cette question de l'Ukraine, de la guerre que nous subissons sur le continent européen, qui a occupé l'essentiel de nos débats depuis hier soir. Nous continuerons. Et dans l'ensemble des filières du Conseil, ces débats se poursuivent, entre ministres des affaires étrangères aujourd'hui même, entre ministres de l'intérieur hier, nous continuerons aussi ces échanges pour apporter les réponses les plus fermes et solidaires possible.

[...]

R - Merci beaucoup, cher Maros, bon retour. Merci. Quelques mots en complément de ce que vient de dire le vice-président Sefcovic. Ce ne sont pas des termes diplomatiques ; j'ai ressenti au contraire un très grand sens de l'unité, et une volonté d'unité qui n'était ni feinte ni superficielle aujourd'hui dans toutes nos discussions ; d'abord, pour dire que nous devons avoir une solidarité immédiate avec l'Ukraine, et que c'est ça l'urgence, tout le monde l'a rappelé. Cette solidarité immédiate, elle passe par la fermeté que nous exerçons à l'égard de la Russie par les mesures de sanctions que vous connaissez ; elle passe par une solidarité directe sur le plan humanitaire, avec l'acheminement dans des conditions que vous savez difficiles, d'un certain nombre d'éléments d'aide - 26 pays sur 27 ont déjà fourni de l'aide à destination des pays frontaliers et/ou de l'Ukraine - et puis, une aide qui passe par les annonces faites par le Haut représentant Borrell et la Présidente von der Leyen, ce dimanche-même, que pour la première fois nous puissions mobiliser des crédits européens pour apporter des financements et concrètement des équipements militaires, y compris à caractère létal, à l'Ukraine, dans ce combat. Et c'est cela l'urgence : tout le monde l'a dit. Tout le monde s'est accordé aussi, c'est d'ailleurs la formule que le Conseil européen à 27, à l'unanimité, a retenu la semaine dernière, c'est celui, ce message, d'une aspiration européenne pour l'Ukraine.

La question, puisque nous parlons là non pas de l'urgence mais d'un signal et d'une perspective qui de toute façon, chacun l'a dit aussi, prendra plusieurs années. C'est la façon dont nous l'exprimons, ce sont les options qu'il y a sur la table. Nous ne sommes pas au bout de ce débat. Il sera très certainement évoqué, la semaine prochaine, par les chefs d'État et de gouvernement. Mais ne tirons pas du fait que nous ne sommes pas encore au bout de cette discussion que tout le monde a dit qu'il fallait examiner différentes options. Vous avez raison, il y a des nuances dans les sensibilités, dans les expressions, mais que l'unité européenne ne soit pas au rendez-vous. Elle l'est ; elle a été non seulement dans l'émotion mais dans l'action, très forte tout au long de cette réunion. Je l'ai dit, c'est le sujet qui nous a évidemment réunis, préoccupés et occupés pendant le plus longtemps, hier soir et ce matin, et toutes les mesures qui ont été prises par la Commission européenne, par les Etats membres depuis la semaine dernière, à travers notamment les trains de sanctions ou d'aide à l'Ukraine, par ailleurs, ont été agréés à l'unanimité sans aucune nuance, sans aucune fausse note, et avec je crois un degré de réactivité dans les délais et dans l'ampleur des mesures, au niveau européens que nous n'avions jamais connu auparavant. Donc, ne faisons pas ce cadeau à ceux qui voudraient diviser l'Europe, diviser l'Europe et ses alliés, américains, britanniques ou autres, d'enfoncer le moindre coin entre nous, car ce n'est pas la réalité. Ce n'est pas le cas, et dans un moment de gravité et de responsabilité comme tout le monde en a conscience, nous serons fermes, unis et solidaires. Ce sont les mots qui sont revenus, les actions qui ont été proposées à l'appui dans chacune des interventions ce matin.

Et puis, nous aurons encore une fois à construire une relation de long terme avec l'Ukraine - c'est mon dernier point ; évidemment, en tenant compte de la situation sur le terrain ; c'est un pays qui est aujourd'hui envahi par un autre. Nous l'aidons à se défendre, par les mesures que j'ai rappelées. Mais nous voyons bien que l'urgence, c'est d'éviter le pire, comme l'a rappelé le Président de la République, et de mettre fin à une guerre d'invasion. Et puis, nous devons aussi regarder cette relation de long terme, que j'ai soulignée, dans une perspective régionale puisque, c'est le sens de tous les contacts diplomatiques que le gouvernement français et le Président de la République ont depuis des semaines ; nous sommes en lien avec les autorités, les présidentes en particulier de Géorgie, de Moldavie, car c'est tout un environnement régional que nous devons protéger et à long terme stabiliser démocratiquement, géopolitiquement aussi. Et donc, cette question ne peut être isolée de la perspective européenne que nous donnons aussi, dans les années qui viennent, à la Géorgie, à la Moldavie, et pour d'autres pays qui sont évidemment un peu plus éloignés du front aujourd'hui, mais qui sont notre voisinage immédiat et concernés par ces questions de stabilisation, les Balkans occidentaux. C'est cette question d'ensemble, en respectant les différentes étapes, qui doit être discutée. Mais aujourd'hui l'urgence, c'est cette solidarité et cette fermeté ; et l'unité européenne, je vous le garantis, est totale.

Q - J'aurais deux questions, d'abord, je voudrais évoquer la question des réfugiés. Je crois que les Nations unies parlent aujourd'hui de 1,25 million réfugiés qui sont déjà arrivé sur le sol de l'Union européenne, donc déjà, après 9 jours, 1,25 million...c'est incroyable. Que comptez-vous faire, parce que je crois que c'était un sujet que vous avez évoqué, aujourd'hui avec les ministres, que comptez-vous faire de plus ? Parce qu'il y a déjà des mesures qui ont été prises. Ce serait le premier volet. Le deuxième, parlons du sommet européen de la semaine prochaine, à Versailles. Est-ce que tout ce que vous avez évoqué... est-ce qu'il faut des changements de traités ? Qu'est-ce qu'on peut faire vraiment qui est faisable pour obtenir davantage de souveraineté dans la défense et autres, sans devoir changer le traité ?

R - Deux questions très importantes. Sur la question des réfugiés, des personnes qui fuient l'Ukraine, il y en a déjà, en effet, sans doute des centaines de milliers, probablement plus d'un million, et nous avons ce matin commencé la discussion, donnant la parole aux pays qui sont limitrophes, frontaliers, qui sont les plus concernés : la Slovaquie, la Pologne, la Roumanie, la Hongrie, et en dehors de l'Union européenne, évidemment, la Moldavie. Nous apportons d'ailleurs aussi, la France et dans un cadre européen, un mécanisme de protection civile, une aide à ces pays. Nous avons tous dit que nous étions déterminés à apporter une solidarité concrète. Elle reste à préciser. Ces pays-là n'ont pas demandé, aujourd'hui, de mécanisme de type relocalisation, car ce n'est pas l'urgence. Souvent les personnes qui fuient l'Ukraine, parce que nous ne sommes que quelques jours sans doute aussi, après le début de cette guerre, rejoignent les communautés ukrainiennes, voire les familles, qu'elles ont dans les pays les plus proches. Et il y a déjà des mouvements vers d'autres pays, même en France, qui sont encore aujourd'hui limités mais qui s'amplifieront dans les semaines qui viennent. Ce qui était urgent, nous avons commencé à le faire. Cette aide humanitaire, hier une décision pour la première fois une décision prise par les ministres de l'intérieur, tous ensemble, d'accorder la protection temporaire aux personnes qui fuient la guerre depuis l'Ukraine, c'est-à-dire une forme de statut ad hoc qui n'avait jamais été activé, et qui permet de donner un certain nombre de prestations de première nécessité, une forme d'intégration et de protection dans chacun de nos pays de l'Union européenne, si besoin, et notamment les pays où ils sont aujourd'hui le plus nombreux, c'est-à-dire les pays frontaliers. Et nous apporterons, il faudra évidemment réévaluer la situation, ce sera notamment discuté dans cette filière, ce format des ministres des affaires européennes, plus encore entre les ministres de l'intérieur, le type de solidarité européenne que nous apporterons.

Ce que je trouve, face à ce drame, rassurant, dans la réaction européenne, c'est qu'il n'y a pas aujourd'hui de dissensus. Il n'y a pas eu un seul pays - cela était vrai entre les ministres de l'intérieur, cela était vrai, aujourd'hui, dans nos discussions - qui a souhaité, même implicitement, même indirectement s'exonérer d'une solidarité européenne. Il faut en trouver les bonnes modalités. Aujourd'hui, ce n'est pas sans doute de la relocalisation mais chaque pays doit préparer ses dispositifs d'accueil, nous le faisons en France, territoire par territoire, sous la coordination des préfets. Chaque pays doit être prêt à porter la solidarité, le Président de la République l'a rappelé, lui-même, dans son intervention télévisée, il y a un peu moins de 48 heures. Et qu'on mette en place d'ores et déjà les mécanismes de solidarité européenne : soutiens matériels aux personnes qui arrivent, aide matérielle aux pays qui en ont le plus besoin, le cas échéant un accueil partagé, cette protection temporaire qui a déjà été activée, aussi vite que possible. Mais nous aurons sans doute bien sûr d'autres mesures à prendre car malheureusement nous ne sommes sans doute qu'au début de l'impact de cette guerre sur l'afflux d'un certain nombre d'Ukrainiennes et d'Ukrainiens, ou de ressortissants qui vivaient en Ukraine et qui fuient la guerre.

Sur la question des conséquences, des premières leçons, - même si tout cela doit être pris avec humilité et de manière provisoire -, que nous avons à tirer de cette crise, et le mot "crise" ne correspond pas, appelons les choses par leur nom, de cette guerre et de ses conséquences.

Cela a exposé, outre la nécessité d'une réponse ferme, des sanctions que j'ai rappelées, cela a montré le degré de dépendance qu'avait l'ensemble de l'Union européenne vis-à-vis d'autres puissances, en l'occurrence la Russie ; et dans ces périodes conflictuelles, où la Russie a envahi un pays du continent, nous avons besoin de renforcer notre indépendance, pour le dire très simplement. Dans le domaine de l'énergie, chacun l'a mentionné ce matin, dans probablement le domaine agroalimentaire aussi, dans des domaines vis-à-vis d'autres puissances et d'autres risques technologiques, sécuritaires et militaires ; regardez la rapidité avec laquelle, dans certains débats publics nationaux, je pense évidemment à l'Allemagne, mais même dans notre débat européen collectif, nous avons changé d'état d'esprit en quelques jours pour investir davantage dans la défense, l'annoncer très concrètement en Allemagne, être prêt à le faire dans beaucoup de pays européens, activer cette facilité européenne de paix et la livraison de matériel que j'évoquais.

Tout cela va être accéléré, consolidé dans les jours, semaines et mois qui viennent, car nous avons réalisé, dans des situations évidemment très différentes, à travers la Covid pendant deux ans, à quel point nous étions dépendants sur le plan sanitaire, parfois pharmaceutique, industriel, et aujourd'hui, dans une situation plus dramatique encore, bien sûr, à quel point, sur le plan énergétique, agroalimentaire ou militaire, nous étions parfois dépendants. Il ne s'agit pas de faire de l'Europe une forme d'autarcie, mais d'être capables d'affirmer nos intérêts sans être dépendants de puissances dangereuses. Et cette discussion, elle se mènera, sans être conclue, lors du sommet informel de la semaine prochaine, bien sûr. Il faudra travailler sur cette réduction des dépendances, cette affirmation de ce qu'on a beaucoup appelé dans le discours français la souveraineté européenne, mais concrètement c'est cela ; et sur l'énergie et la défense en particulier, renforcer nos investissements, accélérer nos transitions, dans les semaines et mois qui viennent. Les modalités devront être discutées, encore, dans jours qui viennent, dans les semaines qui viennent, je le disais, mais je crois que ce constat, je ne l'ai jamais entendu aussi gravement et aussi clairement dans nos discussions européennes.

Est-ce qu'il faudra des changements de traités, ce n'est pas l'instrument le plus rapide, comme vous le savez. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'avoir un changement de traité pour investir plus dans la défense ou pour accélérer la réduction de notre dépendance au gaz ou à des énergies fossiles. Nous avons des instruments législatifs européens, qui sont pour certains en discussion, le paquet qu'on appelle Fit for 55, pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre en Europe. Nous pouvons investir plus dans la défense à travers des outils budgétaires européens, par exemple, le Fonds européen de défense, nos propres dépenses nationales ; tout cela peut se faire sans un changement des traités, heureusement d'ailleurs, parce que cela prendrait beaucoup de temps. Mais dans le cadre de la conférence sur l'avenir de l'Europe, en particulier, nous devrons nous poser ces questions qui sont plutôt pour un deuxième temps : faut-il adapter nos mécanismes de décisions, le vote à l'unanimité, faut-il parfois changer les traités pour se donner des compétences supplémentaires au niveau européen.

En vérité, il y a beaucoup de choses qu'on peut faire à traité constant. La question du changement de traité, nous l'avons toujours dit du côté français, doit être traitée ni comme un totem, ni comme un tabou. Ce n'est pas un projet en soi, mais s'il y a des blocages qui seraient liés à des problèmes juridiques, jusque dans nos traités, il ne faut pas hésiter à les lever. Mais il faut pas faire laisser penser que nous aurions besoin en urgence d'un changement de traités qui, en fait, prend du temps, pour faire mieux et plus, en termes notamment d'investissement dans la défense ou de réduction de nos dépendances énergétiques. Nous pouvons faire beaucoup avec des outils budgétaires et juridiques qui sont déjà disponibles. Il manquait parfois une volonté politique, disons-le franchement. Nous avons beaucoup, du côté français, poussé cet agenda de souveraineté ; il a beaucoup avancé depuis quatre ans ; mais je crois que nous devons passer à un autre rythme, une autre vitesse, une autre ambition. C'est souvent à la lumière des crises les plus terribles que l'Europe se réveille. La bonne nouvelle, c'est qu'elle s'est réveillée, ces derniers jours, avec des yeux parfois mouillés de larmes, mais la volonté d'avancer et de se protéger.

Q - Bonjour, Monsieur Beaune. Pouvez-vous dire quelles sont les options qui seront données à l'Ukraine, quand vous dites : lui donner une perspective européenne ? Est-ce que cela sera précisé pendant le sommet de la semaine prochaine ?

R - Merci de votre question. Cela dépend évidemment des chefs d'Etat et de gouvernement, je ne peux pas préjuger de la discussion qu'ils auront jeudi et vendredi prochain. Ce que je peux vous dire, et ce n'est pas pour éviter cette discussion, c'est qu'encore une fois, je ne serai pas trop long, je l'ai dit en substance, la solidarité d'urgence, elle n'est pas dans ce débat-là, elle est dans ce que nous faisons en termes capacitaires, militaires et humanitaires ; les efforts de fermeté à l'égard de la Russie aussi, et les efforts, même s'ils sont évidemment extrêmement difficiles, de plus en plus difficiles, de discussion diplomatique.

Mais nous devons avoir cette discussion avec un cadre qui, je crois, lui, fait l'unanimité : donner une perspective européenne à l'Ukraine, réfléchir avec les autorités ukrainiennes, - mais quand l'urgence sera un peu passée -, aux modalités possibles, je ne sais pas les définir aujourd'hui, de cette perspective européenne. Son rythme, les politiques les plus urgentes sur lesquelles nous devons coopérer, le dialogue politique que nous devons avoir. Je ne minimise pas du tout cette perspective, et je crois qu'il était important que, dès la semaine dernière, pour la première réunion des chefs d'Etat et de gouvernement, cette perspective européenne soit écrite noir sur blanc, que M. Zelensky, le Président ukrainien, ait pu l'exprimer de nouveau devant le Parlement européen, cette semaine, mais que nous nous concentrions néanmoins sur ce qui sauve des vies, nous l'espérons, aujourd'hui : cette aide humanitaire et cette aide militaire.

Et puis, que nous continuions cette discussion avec tous les Etats membres, avec l'Ukraine et avec les autres pays de la région que j'ai mentionnés, d'abord la Moldavie et la Géorgie, pour trouver les voies de ce partenariat, cette adhésion possible. Tout est possible. Je ne sais encore une fois faire ce choix aujourd'hui. Il ne m'appartient pas en tant que présidence française, il devra être unanime ; mais l'unité pour ouvrir cette voie était là, et l'unité pour se concentrer sur l'urgence de la solidarité et de la fermeté était là, j'allais dire, de manière plus prégnante encore. Et je veux vraiment qu'on se focalise aujourd'hui sur ce débat, je pense que c'est le plus important car que ce n'est pas un pays qui est en négociation d'adhésion, malheureusement, l'Ukraine, c'est un pays qui est aujourd'hui en situation d'invasion par un voisin.

Q - Bonjour, Monsieur Beaune. Est-ce que vous pourriez expliquer un petit peu quelle fut la teneur du débat sur l'Etat de droit ? Vous aviez dit que vous vouliez avoir une analyse des différents outils, voir si certains devaient être améliorés ; est-ce que vous pouvez un petit peu résumer ce qui s'est dit à la table ? Merci.

R - Oui. C'est un débat qui avait été, là aussi, prévu de longue date, avant les circonstances que nous connaissons aujourd'hui, et qui, je crois, devait être maintenu, encore une fois, parce que, encore une fois, le modèle européen, c'est l'Etat de droit ; et il ne s'agit certainement pas de mélanger les situations, de faire des comparaisons qui n'ont pas lieu d'être, simplement de constater, tout le monde l'a dit, que ce pourquoi se battaient au fond les Ukrainiens, au-delà de sauver leur vie, le plus souvent, et leur territoire, c'est un modèle démocratique et européen. Donc, on doit en être fiers et le faire fonctionner.

Nous avons eu ce débat sur les différentes procédures qui existent, l'article 7, le règlement de conditionnalité. Il y a eu, je ne vous le cache pas, des sensibilités différentes, c'est évident, mais la volonté de faire fonctionner, cela a été très largement souligné, les outils que nous avons à notre disposition, et notamment rapidement ce nouveau mécanisme dit de conditionnalité. La commission européenne présentera des lignes directrices très rapidement, pour les mettre en œuvre et la présidence française, je l'ai toujours dit, est disponible et disposée, le plus vite possible, à faire fonctionner ce mécanisme.

Je crois qu'il ne faut pas se tromper : avoir des débats entre nous, défendre l'Etat de droit, ce n'est pas fracturer l'Union européenne. Et c'est aussi pour cela que j'ai voulu avoir cette discussion. Nous avons d'autres procédures, plus formelles, celle de l'article 7 par exemple qui consiste en des auditions, et potentiellement in fine, mais elles se prennent à l'unanimité, de possibles sanctions, qui sont importantes. J'ai remis à l'ordre du jour du Conseil des Affaires générales, le mois dernier, ces auditions qui avaient été suspendues ; parce que je crois que c'est important de garder ce fil.

Mais je voulais aussi que chaque Etat membre, qu'il soit ou non sous article 7, sous cette procédure, puisse exprimer sa vision de l'Etat de droit, y compris la Pologne, y compris la Hongrie qui ont pu le faire librement, et dans ces moments-là, c'était aussi ma responsabilité de créer un cadre ou chacun puisse s'exprimer à égalité, sans être d'un côté ou de l'autre de la barrière, si je puis dire.

Vous savez à quel point je suis engagée sur la question de l'Etat de droit, mais je suis très attentif à ce que cette discussion, parfois cette pression, parfois cette tension autour de l'Etat de droit, s'accompagne constamment d'un dialogue. C'est la raison pour laquelle je devais me rendre, il y a quelques jours, à Varsovie et à Budapest, malheureusement les circonstances de guerre que nous connaissons m'en ont empêché. Mais je me rendrai, en début de semaine prochaine, en Pologne et rapidement dans d'autres pays de la région, je maintiendrai avec mes homologues Konrad Szymanski, Judit Varga, ce dialogue. Et aujourd'hui, c'était aussi cela. Ils ont pu dire quelles étaient leurs conceptions, parfois leurs critiques, de l'Etat de droit et des procédures européennes.

C'est la seule façon de maintenir des procédures sans aucune faiblesse, de les faire accepter, et de donner à chacun la chance de s'exprimer.

Q - Justement, sur la question de l'Etat de droit, les "moutons noirs" qui étaient pointés du doigt, il y a trois semaines, sont devenus les chevaliers blancs. Les pays considérés comme réfractaires à toute intégration maintenant accueillent des réfugiés par centaines de milliers et font preuve d'une générosité qui est incontestable. Comment est-ce que ça modifie le rapport de force sur la question, justement, de l'Etat de droit. Il est difficile de reprocher à M. Orban par exemple, son comportement d'il y a trois semaines. Là, maintenant, on est sur une perspective complètement différente ; donc, j'imagine que dans les négociations que vous pouvez avoir, on est plus dans le rapport de force.

R - Bien sûr que la situation a changé. Il faudrait être irresponsable pour ne pas le voir. Mais je vais vous dire quelques convictions rapidement : d'abord, moi, je n'ai jamais confondu les combats. Quand, dans des épisodes évidemment moins dramatiques, mais qui avaient secoué l'Europe, il y a quelques mois par exemple, une instrumentalisation cynique, délibérée, de flux migratoires par la Biélorussie contre plusieurs pays européens, en premier lieu la Pologne, nous avons eu des désaccords parfois sur certaines modalités, les questions des murs et je n'y reviens pas, mais j'avais été d'ailleurs je crois le premier à me rendre à la frontière entre la Lituanie et la Biélorussie pour dénoncer ce chantage, dès le mois de septembre dernier. Quand il a pris de l'ampleur, nous n'avons jamais hésité, ni la France, ni aucun pays, malgré nos désaccords par ailleurs, à afficher notre solidarité à l'égard de la Pologne. Le gouvernement polonais, le Premier ministre polonais avait d'ailleurs à cette occasion dit que nous n'aurions pas réussi à baisser cette pression sans une coordination, une action européenne. Il était venu à Paris, à Berlin, à Bruxelles pour qu'on prenne cette action diplomatique qui a permis notamment de limiter les vols.

Tout cela pour dire que quand l'unité de la famille européenne est en cause, quand les divisions pourraient nous affaiblir, nous savons toujours faire face. Ce fut vrai du Brexit, ce fut vrai du Covid, ce fut vrai de ces flux migratoires organisés par M. Loukachenko. C'est vrai plus dramatiquement encore de cette guerre déclenchée par la Russie.

Mais nous sommes aussi, c'est mon autre conviction, et je crois qu'il n'y a pas de contradiction, au contraire, une démocratie vivante et mature. Justement, la force d'un modèle démocratique, et l'Europe est une démocratie de démocraties, c'est d'avoir des débats, des discussions. C'est que même quand la situation est une forme d'urgence, sanitaire, militaire, nous savons garder des différences d'opinions, des différences de points de vue, les mettre de côté, parfois, quand il le faut, ou les mettre au second plan, mais ne pas les ignorer et ne pas considérer que la démocratie deviendrait une forme d'unanimisme, voire d'autoritarisme.

La démocratie est forte, parce qu'elle est la démocratie. Et dans ces moments-là, bien sûr, nous nous concentrons sur la solidarité qu'il faut apporter à la Pologne, à la Hongrie ou à la Slovaquie, ou à la Roumanie, et proche de nous, à la Moldavie. Et bien sûr, je salue cette générosité gouvernementale, individuelle, associative, de beaucoup de collectivités locales en Pologne, Hongrie et ailleurs, qui accueillent aujourd'hui.

Je dis d'ailleurs aussi, et ce n'est pas une pique ou une leçon, à nos amis polonais et hongrois : voyez à quelle point la solidarité européenne est utile. Parce que ces pays en ont bénéficié, je le disais dans les exemples biélorusses des derniers mois, et aujourd'hui encore, car nous aurons une solidarité européenne. Nous avons commencé à avoir une solidarité européenne : aide matérielle, soutien à l'accueil des réfugiés, activation de la protection temporaire. Nous avons déjà dit et certains pays l'ont commencé, l'Allemagne, et la France dans une moindre mesure, à accueillir aussi, en deuxième rang, si je puis dire, des personnes qui ont fui l'Ukraine. Et disons-le franchement, il y en aura plus, dans les semaines qui viennent, et déjà dans les jours qui viennent. Et nous serons solidaires en tant qu'Européens.

Tous ceux qui ont fait le pari, soit des voisins démocratiques apaisés, comme le Royaume-Uni dans la négociation beaucoup moins, évidemment, dramatique du Brexit, ou des puissances agressives comme la Russie, tous ceux qui ont fait le pari, ou tous ceux qui ont pensé que l'Union européenne face aux crises se diviserait, se sont trompés.

Et plus la crise est intense, violente, plus notre unité est testée et plus nous sommes unis. C'est une réalité. Et nous avons un moment que nous n'avions connu de guerre à nos portes. Et nous sommes restés, ce matin en a témoigné comme toutes les réunions européennes des derniers jours, remarquablement fermes, remarquablement solidaires et remarquablement unis.

Ça n'a pas résolu, évidemment, le conflit que nous connaissons et nous continuerons nos efforts. Mais je ne trompe jamais de combat quand il s'agit de la survie d'un modèle démocratique, d'un modèle européen et de notre unité entre les 27.


source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 mars 2022