Entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d'État aux affaires européennes, à France Inter le 10 mars 2022, sur les questions de l'énergie et de la défense au sein de l'Union européenne et situation militaire et géopolitique en Ukraine.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Clément Beaune, bonjour.

R - Bonjour.

Q - Bonjour.

Q - Et bienvenue. Avant de parler de ce qui pourrait être décidé lors du sommet des 27 pays membres de l'UE qui se tient aujourd'hui à partir de 17 heures 30 et demain à Versailles où les questions de l'énergie et de la défense sont à l'ordre du jour, quelques mots sur la situation militaire géopolitique en Ukraine, deux semaines après le début de la guerre. Indignation générale après les bombardements par les forces russes, hier, d'un hôpital pour enfants à Marioupol. Le Président Zelensky dénonce un crime de guerre, la Maison Blanche un acte barbare. Pendant ce temps, Kiev encerclée craint l'assaut final dans les prochains jours. Que pouvez-vous nous dire de la situation sur le terrain ce matin ?

R - Bonjour. On a effectivement une situation qui est dramatique avec des frappes qui, dans beaucoup de villes d'Ukraine et contre des civils, s'intensifient. Qui, on le voit, touchent parfois des hôpitaux, des crèches, qui sont des massacres, et c'est cette situation pour laquelle on essaye de mettre la pression maximale sur la Russie. La priorité absolue, c'est que ces combats s'arrêtent. Il y a aujourd'hui un très mince espoir - il faut quand même le saisir - de discussions entre la Russie et l'Ukraine, et puis il y a cette pression qu'on exerce.

Q - En Turquie, aujourd'hui avec les ministres des affaires étrangères de pays qui ont accepté de se rencontrer sous médiation turque.

R - Absolument. Et donc, chaque solution diplomatique, sans être naïfs, il faut essayer de la saisir. Le but est toujours le même, que ça s'arrête ; mais il faut d'abord mettre une très forte pression sur la Russie, sans doute encore l'accentuer et puis apporter une solidarité humanitaire et militaire à l'Ukraine.

Q - Est-ce que vous avez plus d'informations sur cet hôpital pour enfants dont on voit les images, bombardé à Marioupol ? C'est un crime de guerre ? Comment vous qualifiez ? Est-ce que vous avez des informations sur ce qui s'est passé ?

R - Je n'ai pas plus d'informations. Je ne rentre pas dans les qualifications qui sont aussi des qualifications juridiques. Enfin, sur le plan humain, on voit bien que c'est insupportable, et qu'il y a des cas où des civils qui fuyaient l'Ukraine sont visés. Il y a des cibles qui manifestement sont des cibles civiles, et donc tout cela est insupportable. Ensuite viendra le temps d'une justice et d'une qualification, mais aujourd'hui, c'est le temps de la pression pour faire cesser cela.

Q - Clément Beaune, y a-t-il et quelles sont les lignes rouges des Européens dans ce conflit ? Est-ce un siège de Kiev ? Des dizaines de milliers de morts, l'usage d'armes chimiques ou bactériologiques. Est-ce qu'à un moment vous fixez des lignes rouges ?

R - Il faut des lignes rouges pour faire quoi ? Si c'est des lignes rouges pour dire que la situation est insupportable, c'est déjà le cas. Si c'est des lignes rouges pour dire qu'il faut prendre des mesures inédites et massives contre la Russie, c'est déjà le cas. On ne va pas attendre que les choses se dégradent, on a déjà agi, et sans doute il faudra agir encore davantage, probablement par des sanctions. Si c'est pour rentrer en guerre nous-mêmes, nous le disons, nous le redisons, et tous les pays de l'OTAN et de l'Union européenne, ce n'est pas notre volonté, notre intention, ce n'est pas ce que nous faisons.

Q - Donc il n'y a pas de ligne rouge. Ce que je veux dire c'est que dans les prochaines semaines, dans les prochains mois, Vladimir Poutine peut faire tout ce qu'il veut faire...

R - Non ! Mais non !

Q - On ne répondra jamais militairement à Vladimir Poutine. On continuera à accentuer les sanctions, mais il n'y a pas de ligne rouge.

R - Ligne rouge, encore une fois, pour agir comment ? Pour agir militairement en Ukraine ? Notre sentiment, notre analyse - je sais que les images nous choquent tous, l'afflux de réfugiés nous traumatise tous, je l'ai vu moi-même ces derniers jours, et on pense que ce serait mauvais pour l'Ukraine de rentrer nous-mêmes dans une situation de conflit direct. Mais sans attendre qu'on soit encore plus dans l'insupportable, on soutient militairement l'Ukraine. On soutient l'Ukraine en mettant cette pression sur la Russie. On va encore accroître nos sanctions. Les sanctions, ce n'est pas deux, trois oligarques qui ont été touchés. C'est toute l'économie russe qui est frappée. Ce sont les proches du Président Poutine, c'est Poutine lui- même : c'est la Banque centrale russe qui est en situation d'incapacité d'agir. C'est une situation de quasi-faillite.

Q - Certes, mais ça ne l'arrête pas.

R - Oui mais je vais être très clair. Est-ce qu'aujourd'hui puisqu'il y a un débat concret - parlons de choses concrètes - sur, par exemple, avoir une intervention aérienne au-dessus de l'Ukraine, est-ce que ça va améliorer ou dégrader la situation ? Notre sentiment, c'est que ça va la dégrader. Et donc, face à l'émotion, face au drame que nous voyons, il faut qu'on soit malgré tout - si je puis le dire ainsi - efficaces, parce que le but, c'est de protéger les Ukrainiens.

Q - Donc pas de no-fly zone comme vous le demande Volodomyr Zelensky ?

R - Ce qu'on appelle la no-fly zone, soyons très clairs, c'est que nous soyons présents nous-mêmes avec nos avions, nos armées européennes ou otaniennes dans l'espace aérien de l'Ukraine. Là, nous serions situation de guerre, et nous pensons que la situation de guerre dégraderait encore la situation, accélérerait tout ce qu'on voit malheureusement : des massacres, des bombardements et des victimes civiles.

Q - Venons-en donc au sommet de Versailles où les 27 pays membres de l'Union se réunissent pendant deux jours. Vous y serez, évidemment, Clément Beaune. Le gaz et le pétrole russes seront au coeur des discussions. C'est l'arme la plus puissante pour affaiblir le régime de Vladimir Poutine, même si on connaît le dilemme européen, notamment pour l'Allemagne et d'autres pays qui sont extrêmement dépendants de ce gaz et de ce pétrole russes. Qu'est-ce que vous espérez obtenir comme compromis, dans les 48 heures avec, par exemple, les Allemands ou, par exemple, les Polonais ?

R - Il faut, pour être très simple, qu'on réduise toutes nos dépendances. On parle de pression organisée par la Russie. La Russie compte sur le fait que nous soyons dépendants. La Russie compte sur le fait que nous avons besoin d'elle ; besoin de son énergie, besoin de son gaz en particulier, et c'est le cas d'ailleurs aujourd'hui. Je le rappelle : 40% du gaz qu'on importe en Europe vient de Russie, pour le chauffage, pour nos usines, pour notre industrie, pour nos vies quotidiennes. Et donc, il faut qu'on réduise ça le plus vite possible. La Commission européenne a proposé, très concrètement, un plan - je ne détaille pas toutes les mesures - mais qui permettrait...

Q - de réduction des deux tiers d'ici la fin de l'année.

R - Exactement. Qui permettrait de réduire, dès cette année, de deux tiers la consommation de gaz russe, et qui permettrait de ne plus en consommer du tout, au maximum d'ici 2030. Je pense qu'il faut suivre ce plan. On va en discuter avec les Allemands, avec les Italiens. Disons les choses clairement aussi, au sein de l'Union européenne : en France, nous avons fait des choix énergétiques qui ont assuré une souveraineté, pas totale, mais beaucoup plus importante que celle de nos voisins, puisque c'est moins de 20 % de notre gaz qui vient de Russie. Donc pour l'Allemagne, pour l'Italie, c'est beaucoup plus compliqué. Et donc, nous aurons, je suis très transparent, cette discussion difficile à 27, aujourd'hui, parce qu'il faut qu'on soit...

Q - Avec les Allemands pour les convaincre...

R - Avec les Allemands, avec d'autres pays parce que les pays de l'Est de l'Union européenne qu'on ne peut pas accuser de complaisance à l'égard de la Russie, ils sont concernés, ils se sentent menacés. Mais eux-mêmes pour certains, je pense à la Roumanie, je pense à d'autres pays du flanc Est, à l'Autriche par exemple, c'est parfois 100% du gaz qui vient de Russie. Est-ce que c'est une bonne idée pour eux qu'on dise : leur économie s'effondre d'un coup, leur population vit un calvaire d'un coup. Evidemment, ça n'a rien de comparable à ce que vivent dramatiquement les Ukrainiens, mais on doit en tenir compte. Il faut une position européenne unie.

Q - J'entends. Quand vous entendez par exemple François Hollande hier à notre micro dire : "Il faut un embargo total tout de suite pour que le message soit très clair à l'intention de Vladimir Poutine", vous répondez ce matin : "Ce n'est pas jouable, ce n'est pas faisable, avec les Allemands".

R - Non, simplement, ce que je dis, c'est qu'il faut le faire en Européens, sinon d'abord vous n'avez pas la même pression, parce que réduire une dépendance qui est très faible, ça n'a pas grand intérêt. Il faut réduire une dépendance très forte. Il faut prendre cette décision à 27. Et ce n'est pas tellement, pour être précis, une question d'embargo, c'est qu'on ne soit pas dépendants, et que ça soit durable...

Q - Mais c'est sur la table ou pas ? Je n'ai pas bien compris.

R - C'est sur la table d'avoir la stratégie européenne de ne plus consommer de gaz russe. Oui...

Q - Et donc à moyen terme ?

R - La proposition très concrète de la Commission, c'est de baisser cette consommation des 2/3 d'ici la fin de l'année. Si on suit le plan qu'elle nous propose, on peut faire cela. Ce que je dis simplement, pour être concret, c'est qu'il faut qu'on le décide, tous les Européens ensemble, pour avoir de l'impact sur la Russie et pour réduire notre consommation significative.

Q - Mais à 08h30, ce matin, sur Inter, vous allez aller tout à l'heure à Versailles, ce n'est pas acquis les 2/3, même les 2/3, ce n'est pas acquis ? C'est-à-dire que les Allemands ne sont pas sûrs d'accepter de réduire des 2/3 d'ici la fin de l'année ?

R - Ça sera l'objet de la discussion. Je suis très transparent, ce n'est pas acquis ; mais il faut l'unanimité des Etats membres pour que l'on mettre cette pression sur la Russie. Moi, je vous le dis très clairement : il faut qu'on sorte du gaz russe, il faut qu'on se fixe une date, et il faut qu'on commence dès cette année, et ce sera déjà un impact extrêmement fort et un signal, au-delà de l'impact concret sur la Russie, parce qu'on finance, en achetant du gaz russe, la guerre de Vladimir Poutine, soyons clairs. Donc, il n'y a aucun doute, sans parler de pression, pour être efficace, qu'il faut réduire très vite cette consommation. Ce que je veux dire par là, c'est qu'on a des mots, l'embargo, la sanction, etc. Les Américains l'ont fait, mais les Américains ils consomment très peu de gaz russe...

Q - Oui, ils sont peu dépendants, bien sûr.

R - Donc, ça n'a pas d'impact. Pour l'Europe ça aura un impact très fort contre la Russie. Mais il faut qu'on le décide tous ensemble pour que ce soit utile.

Q - Clément Beaune, les grandes entreprises occidentales quittent la Russie, les unes après les autres. Dans le secteur de l'énergie, Shell, BP ont plié bagage, très vite ; mais pas Total qui pour l'instant maintient ses activités en Russie. Est-ce, quinze jours après le début de la guerre, un problème ?

R - Tout ce qui peut faire fonctionner l'Etat russe et l'économie russe, notamment de rente, sur le plan énergétique, est problématique, puisque ça finance M. Poutine. Donc, nous avons cette discussion avec nos entreprises, pour réduire ou supprimer les activités. Je ne peux pas vous en dire plus à ce stade, parce que nous avons des discussions qui aussi sont en partie confidentielles, mais nous travaillons avec toutes les grandes entreprises en particulier qui sont présentes en Russie, là aussi pour réduire cette dépendance et le financement de la guerre russe.

Q - Vous vantez nos choix énergétiques et notamment le nucléaire, le choix de la France qui nous permet d'être moins dépendants que les Allemands ou les autres de du gaz russe notamment. Est-ce que vous regrettez dans ce contexte d'avoir fermé Fessenheim et douze autres réacteurs depuis le début du quinquennat ?

R - Non, on ne va pas revenir en arrière, et la stratégie énergétique qu'on défend, je crois qu'elle est bonne. Pourquoi ? Parce qu'elle repose sur deux piliers : le renouvelable et le nucléaire. Il n'y a aucune énergie qui peut être unique dans notre mix énergétique. En revanche, ce qu'a dit le Président de la République constamment, depuis le début du quinquennat, c'est que dans les paramètres pour définir une stratégie énergétique, il y a évidemment le changement climatique, être plus vert et émettre moins. Il y a la stabilité de l'approvisionnement énergétique, les énergies renouvelables à cet égard posent des difficultés, ce n'est pas stable tout le temps. Et puis, il y a la souveraineté, ça a toujours fait un peu sourire ; mais on voit bien aujourd'hui que quand vous êtes dépendant d'une puissance agressive, vous avez un problème. Les renouvelables comme le nucléaire, ce sont des énergies de souveraineté. Et relancer un programme nucléaire, c'est renforcer notre souveraineté énergétique. Donc, je n'ai aucun regret là-dessus, au contraire, on est ceux, parfois sous beaucoup de critiques, qui avons dit : si nous ne réinvestissons pas dans le nucléaire, nous ne lutterons pas contre le changement climatique et nous ne serons pas souverains en même temps.

Q - Vous l'avez dit récemment.

R - Non...

Q - Vous avez échangé d'ailleurs...

R - ... le Président de la République l'a dit depuis trois ans, ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas réduire...

Q - Pas depuis cinq.

R - Pardon, mais ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas réduire la part du nucléaire dans notre mix-énergétique, parce que le seul paramètre, ça n'est pas malheureusement la guerre en Russie, c'est aussi le fait, disons-le, qu'on aura besoin d'énergies renouvelables, parce que par ailleurs, je vous le redis, les centrales nucléaires à construire, ça prend un certain temps.

Q - Vous avez revu d'ailleurs à ce niveau, Emmanuel Macron, mais c'était avant la guerre en Ukraine, est-ce que c'est remis en cause, avait revu à la baisse les ambitions sur l'éolien terrestre. Est-ce que ça, vous pourriez revenir sur cet aspect du programme d'Emmanuel Macron ?

R - Revenir par rapport à quel objectif ?

Q - Par rapport à l'objectif, Emmanuel Macron, pour l'éolien terrestre, a revu à la baisse les ambitions actuelles en prévoyant un doublement des capacités en 30 ans plutôt qu'en 10.

R - Oui, alors il y a un sujet industriel, là aussi, de disponibilité, sans rentrer dans trop de détails, des terrains, du foncier, de la rapidité de construction. Notre stratégie énergétique, je crois qu'elle est malheureusement, d'une certaine façon, validée par les événements, c'est parce que le changement climatique n'a pas disparu avec la guerre en Ukraine, passer à la neutralité carbone complète en 2050, et pour cela reposer sur deux piliers : nucléaire et énergies renouvelables. Et les énergies renouvelables, on est en train d'accélérer leur déploiement, il faut le maintenir, parce que ce sont aussi des énergies souveraines. Comme le nucléaire, on a besoin des deux.

Q - Deux choses, Clément Beaune. Marine Le Pen s'oppose à tout embargo européen sur le pétrole russe. "Nous risquons de faire mourir notre économie avant celle de la Russie", dit-elle. Je vais vous demander une réaction. Et d'autre part, pour absorber le choc de la guerre en Ukraine, le coût de la crise et de la transition énergétique, celui de la défense dont on va parler tout de suite, faut-il que l'Europe ait à nouveau recours à de la dette commune, comme ce fut le cas pendant le Covid ?

R - Marine Le Pen est d'une certaine façon cohérente, si elle dit qu'il faut regarder les choses de manière réaliste etc., très bien ; mais elle a toujours eu un sentiment pro-russe et pro-Poutine. C'est clair. Elle se vantait, jusqu'à il n'y a pas longtemps, de le rencontrer ; elle n'était pas aux responsabilités, mais elle voulait aller prendre des photos avec M. Poutine. Je crois que son parti a reçu des financements, elle ne l'a jamais caché, de la Russie et de banques proches de Vladimir Poutine. Donc, on voit bien qu'elle est gênée, parce qu'aujourd'hui tout ce discours pro-Poutine est battu en brèche, et le courage, les valeurs européennes, la défense de notre modèle, il est du côté de l'Ukraine, et l'agression elle est du côté de Vladimir Poutine. Et d'ailleurs, il n'y a pas que Mme Le Pen, malheureusement, nous avons une classe politique qui, à l'extrême droite ou à l'extrême gauche, quand on écoute aussi Jean-Luc Mélenchon, a toujours été complaisante, plus encore que naïve, -complaisante- avec le régime de Vladimir Poutine.

Q - Bon, sur la dette commune...

R - Sur la dette commune, il faudra là aussi, on parle, soyons très concrets, vous êtes puissant et vous êtes souverain quand vous n'avez pas de dépendance à l'égard de puissances extérieures et agressives comme la Russie. Et vous êtes puissant, on redécouvre ce que c'est la souveraineté au-delà d'un slogan, très concrètement, quand vous avez la capacité de vous défendre et d'assurer votre sécurité. Et donc, il faudra réinvestir au niveau européen dans la défense, il faudra accélérer notre transition énergétique et ne plus avoir recours au gaz russe. Tout ça va nécessiter de l'argent. Et pour cela, il faut envisager toutes les options, y compris, en effet, celle d'un nouveau plan d'investissement européen, y compris celle d'une dette commune européenne. Cela fera exactement partie des discussions qu'il y aura entre les chefs d'Etat et de gouvernement des 27, cet après-midi.

Je pense quand la situation est tellement extraordinaire, tellement exceptionnelle et tellement dramatique, qu'on ne peut pas se permettre d'être dans la routine européenne, un peu classique, parfois bureaucratique. Il faut être innovant, comme on l'a fait pour la Covid, on avait construit un plan de relance en deux mois ; là, il faut qu'en quelques semaines, l'Europe a déjà beaucoup changé ces deux dernières semaines, on soit capable d'aller beaucoup plus loin pour investir dans la défense, investir dans l'énergie ou dans d'autres produits, dont on est dépendant à l'égard de la Russie, je pense aux engrais, je pense aux produits agricoles par exemple.

Q - Clément Beaune, l'actualité se fait en direct, à l'instant le gouvernement ukrainien annonce l'ouverture de sept couloirs humanitaires, dont un à partir de Marioupol. Faut-il s'en réjouir, ou il faut faire attention sur les couloirs humanitaires, il y a des précédents où les Russes ont bombardé dans les couloirs humanitaires ?

R - Vous avez raison, moi, j'étais à la frontière entre la Pologne et l'Ukraine, il y a quelques jours, j'ai vu des images dramatiques de femmes, principalement, qui fuient. Il faut prendre tous les espoirs, s'il y a des couloirs humanitaires, pour que des personnes fuient l'horreur, espérons-le, saisissons-le, c'est aussi le sens des contacts que le Président de la République, que la France a avec la Russie. Mais malheureusement, nous avons appris à être prudents, parce qu'il y a eu des moments où les Russes ont annoncé ces couloirs humanitaires, ne les ont pas respectés, voire ont tapé, frappé par des bombes les civils. Donc je l'espère, mais je ne regarderai que les faits, en l'occurrence.

Q - A 8h38, la parole aux auditeurs de France Inter. Je salue Marc. Bonjour, bienvenue.

Q (Marc, auditeur) - Bonjour Nicolas Demorand. Bonjour Monsieur Beaune. Le choix de Versailles pour réunir les chefs d'Etat et de gouvernement avait été fait, tout le monde l'a compris, pour les photos pendant la campagne électorale. Est-ce que ce choix n'aurait pas dû être revu dans les circonstances actuelles ? Parce que, vu de Marioupol ou des souterrains de Kiev, est-ce que cela ne va pas susciter l'incompréhension et apparaître au minimum comme indécent ?

Q - Merci Marc pour cette question. Sur la force des symboles et des images, Clément Beaune vous répond.

R - Bonjour Marc. Pour être très clair, il ne s'agit certainement pas de faire des images qui seraient indécentes ou qui seraient évidemment des images de campagne ou de réjouissances. Il faut un sommet, en revanche, je pense que c'est la responsabilité de la France, nous sommes sous présidence française de l'Union européenne ; il se fait à Versailles aussi pour des raisons pratiques, je ne reviens pas dans le détail d'organisation, pour ne pas bloquer toute la ville de Paris.

Mais le Président est très clair. Il est en contact quotidien et le sera encore aujourd'hui avec le Président Zelensky. Nous n'avons aucune complaisance, aucune indécence et je pense que c'est notre responsabilité, avec sobriété bien sûr, avec gravité, d'avoir des moments de réunions européennes. N'accordons pas trop d'importance au lieu. Il ne s'agit évidemment pas d'une fête, d'une parade, ou de quoi que ce soit de cette nature. Vous avez raison de rappeler que nous devons être extrêmement sérieux et sobres en cette période-là, mais est-ce que c'est utile de se réunir aujourd'hui entre chefs d'Etat et de gouvernement sous l'impulsion de la France ? Oui.

Nous discuterons du fond, ils discuteront du fond, les chefs d'Etat et de gouvernement : réduire nos dépendances, avoir un plan de soutien à l'investissement, baisser notre dépendance énergétique, c'est utile, je crois.

Q - Olivier au standard. Bonjour.

Q (Olivier, auditeur) - Bonjour à tous, bonjour Monsieur le ministre. Tout d'abord, moi, je suis bouleversé des images que je peux voir dans les médias sur les bombardements ukrainiens, sur le malheur ukrainien, sur toute cette migration, sur tous ces gens qui se déplacent. Et je suis bouleversé aussi, enfin je me pose la question, sur la passivité de l'Occident. Je dis bien passivité de l'Occident, et à savoir, de ce fait, combien de temps l'Ukraine peut-elle encore tenir ? Ou dans combien de temps va-t-on la lâcher tout simplement ?

Q - Merci Olivier. Combien de temps va-t-elle tenir avant que nous la lâchions, Clément Beaune ? Je vous livre les mots de notre auditeur, Olivier.

R - On ne va pas lâcher l'Ukraine. On ne va pas lâcher l'Ukraine, ni sur le plan humanitaire, ni sur le plan militaire. On fait d'ailleurs des choses qui, évidemment, apparaissent toujours, à l'échelle de ce qu'on voit et de ce qu'on vit, frustrantes, insuffisantes ; mais, il y a quelques jours, imaginait-on que les Européens livreraient, soutiendraient avec des armes l'Ukraine ? Imaginait-on qu'on mettrait une pression aussi forte qui aujourd'hui exerce un impact très brutal contre la Russie ?

Evidemment, le but, tant que la guerre n'est pas arrêtée, n'est pas atteint. Je suis d'accord avec vous. Je le disais, j'ai vu ces images sous mes yeux de personnes fuyant l'Ukraine. Et quand on est responsable politique, je le suis depuis peu de temps, on se pose tous les jours la question : fait-on assez ? Rend-on assez hommage à ce courage ? Au-delà de l'hommage, est-ce qu'on est assez aux côtés des Ukrainiens ? On le sera de plus en plus, on ne lâchera pas l'Ukraine, et je vais vous dire, quand vous regardez aussi ce qui va se passer dans quelques années : on aura une Ukraine européenne. Aujourd'hui, Vladimir Poutine a perdu l'Ukraine, parce qu'il a fait le choix de cette violence. On doit être aux côtés des Ukrainiens pour aujourd'hui, et on doit préparer avec eux ce projet démocratique et européen.

Q - "On aura une Ukraine européenne" dites-vous. Cela veut dire que vous allez pousser aussi cet après-midi l'entrée de l'Ukraine, de la Moldavie, de la Géorgie dans l'Union européenne ?

R - C'est un des débats qu'on aura. Je vais être très clair là-dessus. Quand on a des situations aussi graves, il ne faut pas prendre les choses à la légère. L'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, ça n'est pas pour demain. La solidarité qu'on doit à l'Ukraine - c'est la question d'Olivier - c'est une solidarité d'urgence, militaire et humanitaire. Ce n'est pas un processus de négociations...

Q - C'est vous qui avez dit : on verra l'Ukraine européenne. C'est pour ça que je vous pose la question.

R - Bien sûr, je vous le dis. C'est ma conviction profonde qu'il y aura une Union européenne qui sera, dans quelques années, je ne sais pas quand, élargie sans doute à l'Ukraine, à la Moldavie, à la Géorgie, peut-être à d'autres pays. Je suis aussi convaincu que ce ne sera pas la même Union européenne. Elle ne pourra pas fonctionner avec 45 ou 60 ou 70 millions d'habitants en plus. C'est impossible, et ça ne serait pas rendre service à l'efficacité du projet européen. On a dit à quel point c'était difficile de prendre des décisions à 27. Imaginez si on est 35 demain...

Q - Donc, il y aura une Union européenne à deux vitesses... ?

R - Oui, il faudra, je crois, des différenciations, différents formats. Ça prendra du temps. Il faut dire aujourd'hui deux choses : un signal politique parce que l'Ukraine en a besoin, le Président Zelensky en a besoin, on leur doit, d'ouverture de l'Union européenne à cette adhésion future, en ayant réformé notre Union européenne ; mais on doit d'abord, parce que l'urgence, c'est les bombardements dont on a parlé, c'est les images terribles qu'on voit, on doit d'abord cette solidarité de terrain, cette solidarité concrète aux Ukrainiens. C'est ça qui est utile. Ce qui sauve des vies aujourd'hui, ce n'est pas la négociation de l'adhésion ; ce qui sauve des vies, c'est l'aide militaire et c'est l'aide humanitaire.

Et après, ouvrons ce débat. En effet on doit, je crois, cette ouverture à l'Ukraine.

Q - Clément Beaune, l'autre grande question du sommet c'est la défense. Tous les Etats augmentent leurs dépenses militaires à commencer par l'Allemagne qui a pris la décision historique de réarmer. Diriez-vous que nous allons vers une véritable Europe de la défense ? Non, disait François Hollande, hier, à ce micro, nous en sommes loin ; c'est plus une Europe de la peur qu'une Europe de la défense, nous a-t-il répondu. Quelle est votre réaction à ce point ?

R - Non, moi, je suis non pas naïf mais beaucoup plus optimiste. Nous avons une Europe de la défense qui commençait à se construire avant la guerre ; qui s'est immensément accélérée, François Hollande a raison...

Q - Gentiment. Qui commençait à se construire très gentiment avant la guerre...

R - Oui mais enfin je sais que quand on voit les événements dramatiques, tout paraît lent. Mais l'idée même qu'on puisse avoir des forces d'intervention européennes, qu'on puisse avoir un budget européen c'était impossible, il y a encore cinq ans. C'était possible avant la guerre. Aujourd'hui, il y a une accélération de l'Histoire qui est massive, qui est un sursaut européen inédit. Est-ce qu'on au bout du chemin de l'Europe de la défense ? Non, évidemment. Est-ce que c'est la crise et la peur, comme le dit François Hollande, qui nous ont réveillés ? Certainement. Mais regardez ce qui s'est passé en Allemagne : vous avez un chancelier social-démocrate, dont le parti a toujours refusé qu'il y ait ces fameux 2% de la richesse nationale consacrés à la défense, d'augmenter le budget de défense ; qui en quelques heures, 48 heures après le début de l'attaque contre l'Ukraine, a lancé ce chantier de l'Europe de la défense et d'un réengagement allemand en matière de défense.

Et je vais vous dire, on n'est pas au bout de l'histoire. Ça ne fait que quinze jours, malheureusement il y a des milliers de morts, mais ça ne fait que quinze jours que cette opération a commencé. L'Europe a déjà été profondément transformée, bouleversée par l'émotion et par les événements. On doit aller plus loin. C'est une des discussions de Versailles. Il faudra investir certainement des centaines de milliards d'euros supplémentaires, au niveau européen, dans notre indépendance militaire et énergétique.

Q - Que répondez-vous, puisqu'on est sur les alliances militaires, à ces candidats qui disent : il faut que nous soyons non-alignés, c'est-à-dire qu'il faut qu'on sorte de l'OTAN, soit du commandement militaire, soit de l'OTAN, et donc de la soumission aux Américains, d'une certaine manière. Qu'est-ce que vous leur répondez ?

R - C'est une folie, je le dis franchement. Il faut avoir quand même le sens, là-aussi, des responsabilités. On est dans une guerre...

Q - Pourquoi c'est une folie ? Expliquez, si vous avez 30 secondes, pour expliquer à des gens qui se disent : au fond pourquoi pas l'Europe de la défense mais sans l'OTAN.

R - On a été parfois très seuls, y compris jamais soutenu par Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen ou Eric Zemmour, les défenseurs, les pionniers de l'Europe de la défense et dans le discours du Président de la République, il y a cinq ans. Donc, on a aucun doute là-dessus y compris en disant qu'il fallait qu'on soit autonomes des Etats-Unis. On a critiqué parfois l'OTAN, parce que l'OTAN, ce sont les mots du Président de la République, était en état de mort cérébral, c'est-à-dire était inactif...

Q - Justement...

R - Mais quand on est dans cette situation-là, moi, je n'ai aucune doute sur là où sont nos intérêts moraux et profonds. Aujourd'hui, est-ce que l'urgence, c'est d'aller chercher des querelles internes à l'OTAN ? Est-ce que ce qui serait utile aujourd'hui face à la Russie, ce serait de se diviser avec les Américains ou avec nos amis britanniques ? Aujourd'hui, nous sommes unis, je l'assume...

Q - Donc l'OTAN a ressuscité, Clément Beaune, puisque c'est Emmanuel Macron lui-même qui disait qu'elle était en état de mort cérébral, soudainement est sortie du coma.

R - Nous sommes tous sortis un peu du coma, soyons honnêtes. Et la mort cérébrale de l'OTAN, ce n'était pas quitter l'OTAN. Le Président de la République ne l'a jamais dit. Et nous avons d'ailleurs toujours été engagés, y compris dans les pays de l'Est de l'Europe, en Estonie, en Lituanie, aujourd'hui en Roumanie, dans le cadre de l'OTAN. Ce que nous disons, et ce sera encore plus vrai après la crise, c'est qu'il faudra une Europe de la défense complémentaire à l'OTAN.

Aujourd'hui, dire non-alignés, comme si on pouvait être neutres, comme si on pouvait être à équidistance de Washington et de Moscou, c'est une folie. Et je crois qu'il y a une agression claire qui vient de la Russie, c'est à ça qu'on répond ensemble.

Q - Clément Beaune, merci d'avoir été à notre micro.

R - Merci à vous.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mars 2022